La source infinie (3/3)

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La rumeur sur la source infinie occulta toutes les autres nouvelles de la semaine. Même les meurtres passèrent inaperçus, et ce fut évidemment le cas du pauvre secrétaire anonyme. Auprès des scientifiques, Rudish ne revit pas ses parents ni ses amis mécaniciens, ce qui le tourmenta au plus haut point. Lui aussi se vouait corps et âme à la documentation, collectant un maximum de renseignements jusqu’au jour fatidique.

Le Théâtre d’Alodria pouvait accueillir un millier de visiteurs. Ce soir-là, tous les sièges furent occupés, et on contraignit même certaines personnes à s’installer dans les escaliers. Commerçants, mages, industriels, bourgeois, nobles, scientifiques des autres Arcanes, tous s’étaient massées pour assouvir leur inassouvissable curiosité. Alors que la conférencière se préparait, des suppositions se répandaient d’une oreille à l’autre. Le suspens montait avec le bruit et plongeait le bâtiment dans un assourdissant tapage.

La salle retenait son souffle. Dans les coulisses, Sadilya répétait son discours maintes fois préparé et exécutait des dizaines d’allers et retours sur le plancher crissant. Ses deux gardes ne cillaient pas lors de ses chuchotements intelligibles, mais ils restaient perplexes quant à l’accessibilité des lieux. À cause du bruit environnant, il était difficile de percevoir la moindre approche. Un avantage à parfaite disposition de ses ennemis.

Les sens en alerte, sa garde brandit son bâton et sonda avec circonspection son environnement. En pleine inspection, elle prévint son confrère d’un mouvement interlope. L’avertissement s’avéra judicieux : à peine le protecteur s’était rapproché de la magicienne qu’un homme émergea de l’ombre. Armé de deux pistolets en argent, il les pointa vers sa cible et tira. D’un tournoiement de bâtons, les projectiles fumants retombèrent sur le sol, et leur cliquetis s’évanouit dans le tintamarre.

Le mercenaire pesta silencieusement. Suite à son échec, il était coincé entre les deux gardes du corps qui ne le lâchaient plus des yeux. Méditatif, il les fixa un à un, l’arme braquée sur eux. À première vue, cet homme ressemblait à l’assassin idéal. Sa veste en cuir sanglée aux avant-bras s’ouvrait sur un gilet bordeaux fermé de lanières de cuir et surmontait sa chemise à jabots. Quelques armes étaient dissimulées dans les poches intérieures de son manteau. S’y associait un haut de forme gris dotées de lunettes de bronze, qui coiffait son visage ferme de trentenaire barbu.

— Edwen Kay…, devina Sadilya, impavide. Tu tombes bien, les autorités ont posé une grosse prime sur ta tête. Parmi tous mes détracteurs, qui pourrait t’envoyer ? Ah, sans doute Carssi ! Elle n’a pas dû supporter la mort de son mari, mais elle ne le méritait pas. Sache que si tu m’assassines, étant donné mon importance, ta prime risque de beaucoup grimper.

— Je m’en moque, répondit le mercenaire. Ta mort rétablira un peu de justice en ce bas monde.

— Ne me fais pas croire que tu défends de grands idéaux ! Seul l’argent t’intéresse. Je ne vais pas perdre mon temps avec toi, j’ai une conférence à mener. Amuse-toi bien avec mes gardes du corps !

Edwen fut tenté de viser la tête de la magicienne, mais les deux gardes l’en empêchèrent. Ils firent virevolter leur bâton à une vitesse faramineuse, tant et si bien que l’assassin dut se couvrir les mains pour ne pas être ébloui. Un halo violet se déploya de leur bâton, et sur le plancher se dessina le symbole de l’Arcane Violet. Malgré la puissance magique se dégageant du phénomène, il n’abandonna pas. À son tour, il fit tournoyer ses pistolets, ses mains resserrées sur la crosse, puis glissa avec fluidité sur le sol.

Des salves de tir et des déploiements de bouclier succédèrent aux attaques au corps à corps. Les gardes lardaient le mercenaire de coups, mais il résistait pour mieux riposter. Il se jouait d’eux, les forçait à épuiser leur flux magique et à s’éreinter sur le long terme. Mais leur persévérance ne rencontrait aucun obstacle, pas même une intervention extérieure. Trop éloignés d’une scène bruyante, ils se livrèrent à cœur joie dans une surabondance de rafales. La subtilité d’un assassina céda sa place à un affrontement de haute volée, où toutes les offensives étaient permises. Les gardes avaient beau lutter à deux contre un, leur indéfectible alliance et leur complémentarité ne surpassait pas les talents innés d’Edwen. Magie ou arme ordinaire, cela revêtait peu d’importance, tous deux étaient utilisées tels des outils à des fins pugnaces.

Un nouveau bruissement raviva leur intérêt. Les trois combattants s’immobilisèrent, haletant, le front exsudant de transpiration. Deux personnes surgirent alors : l’une avait engagé l’assassin, l’autre répugnait la violence. Rudish s’exposait au danger, Carssi le protégeait par instinct maternel.

— Arrête, fiston ! supplia la mécanicienne, retenant le scientifique par le col. Ne te mêle pas de ça !

— Ces gardes n’ont rien à voir avec cette histoire ! insista Rudish. Et pourquoi as-tu engagé un assassin, maman ?

— Parce que cette vaurienne de Sadi a tué ton père ! s’écria Carssi, la voix éraillée. Il faut la venger ! T’en as conscience, au moins ? Elle a tué pour plus de gloire !

— Je sais, je l’ai vu dans ce journal… Mais s’ils voient que tu as engagé un assassin, ça n’ira pas en notre faveur ! On a trouvé un autre moyen de la faire tomber : on a rassemblé des preuves contre elle !

— Voilà pourquoi t’étais absent pendant tout ce temps ! Je ne savais pas ce que t’étais devenu, j’ai dû enterrer Noreth seule. Je m’inquiétais, et en réalité… Tu as juste fait ce qu’il y avait de plus intelligent à faire. Rien que pour ça, je suis contente que tu sois là !

Les larmes coulèrent de nouveau, mais le sang ne se déversa plus. Devant les gardes et le mercenaires, tout autant dubitatifs, la mère prit son fils dans ses bras, encore une étreinte trop forte pour lui. Après ce geste affectueux, Rudish se libéra et s’intéressa à ses ennemis.

— Vous avez quand même collaboré avec une criminelle, accusa-t-il. Si vous vous rendez bien gentiment, je suis sûr que votre peine ne sera pas trop…

— Hé, regarde, là-bas ! s’exclama la garde. Quelqu’un divise par zéro !

Rudish se laissa prendre dans le piège, et les gardes en profitèrent pour décamper.

— T’es fière de toi, je suppose ? ironisa Carssi. Alors, la tentative d’assassinat a échoué, je me demande si je devrai payer Edwen…

Mais le mercenaire venait aussi de s’éclipser.

Loin des confrontations, la Maîtresse de l’Arcane Violet s’apprêtait à être récompensée pour son travail acharné. Les rideaux écarlates s’ouvrirent sur sa démarche gracile pendant qu’elle dévisageait son fidèle public, dotée de son plus beau sourire. L’allure majestueuse, Sadilya dévoila à tous l’objet tant convoité, cette sphère chargée qui se renouvelait à l’infini, confinée dans un minuscule volume. Elle fut accueillie par un tonnerre d’applaudissements, la meilleure impulsion qui fût.

— Chers concitoyens ! lança-t-elle dans un élan d’ardeur. Je suis Sadilya tan Voldik i’Morda, Maîtresse de l’Arcane Violet et directrice de l’Institut de Recherche en Mécanique et Électromagnétisme. Ce que je braque devant vous est de ma propre conception : il s’agit de la source infinie ! Jamais une découverte scientifique n’aura aussi bien porté son nom. Je ne vais pas vous bassiner avec des explications théoriques incompréhensibles, sachez juste qu’elle remplit bien ses promesses. Depuis que je l’ai conçue, à l’aide d’un matériel de haute qualité, jamais cette source n’a perdue de son énergie : elle se renouvelle à l’infini ! Maintenant, imaginez combien d’innovations technologiques nous pourrons accomplir grâce à cela ! Voilà pourquoi vous êtes tous réunis en ce jour. Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un résultat prodigieux de ma propre main, fruit de mon travail scientifique. C’est la découverte d’une société entière ! Collaborons ensemble et construisons le monde de demain ! Est-ce que vous vous sentez prêts pour ce projet ?

Elle acheva son discours en levant les bras afin d’exhorter son auditoire. Et dans un premier temps, cela fonctionna. Les quidams scandèrent son nom sous une pluie de louanges toujours plus soutenues. Les yeux de Sadilya pétillèrent alors d’espoir. L’espoir d’une société engagée vers la création durable. L’espoir d’une cité émergeant vers un avenir glorieux. Un espoir détruit en un instant, lorsque Sadilya remarqua un détail de première importance : aucun Maître des Arcanes ne se trouvait parmi son public.

Son visage atteignit une lividité extrême. Les chercheurs de son propre institut s’approchaient par centaines, gênant la visibilité de ses prétendus partisans. Tous ses biens acquis s’effondrèrent en un instant, car le corps scientifique et magique s’étaient unis. À la tête de tous les Maîtres des Arcanes se tenaient Mintra Sile, la véritable savante, et elle fusillait sa patronne du regard. Sadilya chercha une échappatoire et n’en repéra aucune. Le Théâtre se remplit de ses détracteurs, ses éloges s’estompèrent, et elle dut subir les conséquences des choix. Aux côtés de la scientifique se dressait la Maîtresse des Arcanes, dont la cape noire renforçait son regard hostile.

— Sadilya tan Voldik i’Morda, prononça-t-elle comme une insulte, vous êtes en état d’arrestation pour usurpation de résultats, imposture, abus de vos employés et pour assassinat indirect mais prémédité. Vous êtes destituée à jamais de votre titre de Maîtresse de l’Arcane Violet.

— C’est un complot contre moi ! riposta Sadilya, dans un ultime espoir de sauver sa peau. N’écoutez pas Mintra Sile, ses paroles sont du poison ! Vous n’avez aucune preuve, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Des centaines de regards sévères, surtout ceux de ses homologues, firent disparaître sa légendaire prétention et lui apprirent l’humilité. Sa quête de reconnaissance l’avait tellement obnubilée qu’elle ne s’était jamais aperçue d’avoir perdu ses alliés en chemin. Des tressaillements la gagnèrent en l’attente de sa sentence.

— Maîtresse, comprenez-moi ! s’époumona-t-elle. Il fallait que cette découverte soit attribuée à un mage ! Depuis deux siècles, l’importance des scientifiques dans notre société augmente, alors que les mages perdent du pouvoir ! Notre conseil était censé nous laisser du pouvoir, mais en réalité, nous sommes dans l’anonymat. Qui connait votre nom, ici ? On se moque du mien, soi-disant parce qu’il est pompeux, mais j’ai juste envie d’être reconnue ! Avant qu’ils ne disparaissent définitivement de la société !

— Là est votre erreur, Sadilya, reprit Mintra. Depuis ces deux siècles, les mages et les scientifiques n’ont fait que collaborer ensemble pour l’évolution de la société. Peut-être que votre Conseil se situe dans l’ombre, mais c’est dans son engagement premier. Il est indispensable pour nous lier ensemble, et vos équivalents l’ont parfaitement compris. Tous, sauf vous… Vous vous êtes attirée les foudres des scientifiques et des mages. Soyez rassurée : nous sommes assez intelligents pour ne pas associer vos actions à celle de toute votre communauté. Ne vous inquiétez pas, vous aurez tout le temps pour réfléchir.

Cette dernière pique, combinée au sourire goguenard de la scientifique, eut raison de la placidité de la magicienne. Un instant durant, elle céda à sa colère, prête à lancer un sort, mais ses mains chargées de flux violet furent aussitôt rabattues. Les forces de l’autorité la plaquèrent au sol, ceignirent ses poignets avec des menottes annihilant les pouvoirs magiques, et l’emmenèrent hors de cette scène tant ambitionnée. À ce moment-là, déjà armée du soutien des siens, Mintra Sile obtint son triomphe. D’une part, Sadilya pleurait et geignait comme une enfant, d’autre part, son public adhéra à sa cause. Rudish le rejoignit depuis les coulisses, suivi de Carssi. Encore secoués, ils s’efforcèrent de sourire face à cet afflux de curieux. Ils étaient enfin récompensés pour leurs efforts.

Mintra et Rudish se présentèrent à ses admirateurs, toutes les autres personnalités leur laissèrent leur reconnaissance méritée. Ils étaient sortis de leur besogne privée pour révéler publiquement leur découverte, il en allait de leur métier de scientifique. La savante ramassa lentement la coquille et brandit de nouveau la sphère électrifiée, plus fière que jamais.

— Aujourd’hui débute une ère nouvelle pour Alodria ! annonça-t-elle. La criminalité, la malhonnêteté et les malheurs séviront toujours. Parfois, la persévérance aide à améliorer notre société. Je ne garantis pas que la source infinie ait un impact uniquement positif dans notre monde, mais en nous alliant pour le bien commun, nous contribuerons au bien de tous ! Ce travail n’est pas seulement l’accomplissement de ma vie, ni celle de Rudish, mon apprenti, ni même celle de l’institut dans lequel nous travaillons, c’est la révolution de notre société ! Notre source infinie ! Ensemble, bâtissons notre avenir !

Ainsi Mintra Sile et Rudish Freils gagnèrent leur renommée. Ainsi évolua leur société. Ainsi fut créée la source infinie.

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