Les escarpins

Image de couverture de Les escarpins

Comme si le temps avait suspendu son cours. Au coin de cette avenue embouteillée de Bangkok en ce début de soirée, Tim s'est abrité d'une de ces violentes pluies de mousson comme il y en a tant en Thaïlande, se précipitant sous une sorte de kiosque en métal, qui ne doit avoir d'usage que celui d'abriter de la pluie. L'endroit semble abandonné, cassé et sale. Il s'est dépêché de se mettre à l'abri et se tient à présent là, debout, à regarder le nuage d'eau sur le sol et son fracas humide sur les tôles des voitures immobilisées au feu rouge.

L'air affligé, il regarde ses pieds luisants d'eau de pluie sur le carrelage craquelé du trottoir. Ses sandales, usées, paraissent encore plus sales qu'à l'habitude. Tim vit un peu plus loin, sous la voie rapide qui traverse ce grand carrefour en un pont arrondi sous de hauts piliers. Il est habitué à la crasse. Il faut bien. Depuis qu'il est monté à la ville depuis sa campagne aux vertes rizières, Tim vit là. Il est tombé dans le cercle vicieux des petits boulots, de plus en plus petits, avec de moins en moins d'espoir de s'en sortir. Alors il ne s'en sort pas. Il collecte, en fouillant les poubelles, des canettes métalliques qu'il porte au recyclage. Quelques bahts chaque jour. C'est toujours ça. C'est son karma. Ses pieds sont sales. Ils sont sales déjà depuis des mois. La pluie ne suffit désormais plus à les décrasser. La pluie, elle aussi, est sale, sale comme le monde.

Sans relever la tête, son regard se porte soudain sur une seconde paire de pieds, posés juste en face des siens... Vision étrange. Presque magique. Il n'avait pas fait attention à cette présence en accourant sous cet abri. De jolis pieds, féminins, dans de jolis escarpins rouges qui contrastent, par leur éclat au terne bitume carrelé et sale sur lequel ils se tiennent. Tim n'ose pas relever la tête. Comme toujours, il éprouve de la honte. Il se sait, se voit dans le reflet des vitrines, sale et mal coiffé. Il n'est plus le beau jeune homme qu'il fut jadis. Alors il n'ose plus regarder les gens dans les yeux, affronter ces regards méprisants, dégoûtés, sur lui. Plus facile de s'adapter à la crasse qu'aux regards des gens. Tête baissée, il continue de scruter ces jolis pieds, irréels et secs, dans ce brouillard d'éclaboussures. Dans la nuit, ils semblent presque lumineux tant le rouge des souliers est intense. La pluie ne paraît pas pouvoir les atteindre. Les jolis pieds, fins, sont prolongés par de jolis mollets, racés et fins, eux aussi. Propres, eux aussi. Tim n'ose pas regarder plus haut. Tim n'ose plus jamais regarder plus haut, là encore moins. Ces deux pieds, si jolis, si propres, l'intimident. Alors il garde la tête basse et reste le regard fixé sur ces deux chaussures rouges et immaculées.

Le brouhaha de la circulation et de la pluie mêlés couvre le son d'une voix qu'il entend à peine. Une voix douce et fine, comme les pieds qui lui font face. Encore un rêve sans doute. Mais la voix se répète, douce et insistante. Interdit, il n'ose toujours pas lever la tête... et voit soudain, quelques instants après, apparaître dans son champ de vision, une main, fine également, tenant un billet plié en quatre, doucement tendu vers lui... Le cœur de Tim se met à battre la chamade... une chamade comme il n’en a plus battu depuis si longtemps. La main insiste d’un petit mouvement gracieux. La main de Tim, sale et honteuse, se tend alors vers cette main de fée aux ongles soignés et à la peau si claire, et saisi de deux doigts le billet de mille bahts, propre et immaculé, lui aussi.

Tim entend son cœur battre. Il n’entend plus QUE son cœur. Tout autour le silence s’est fait. La pluie s’est arrêtée, comme elle avait commencé, soudainement, à l'instant où il a attrapé le billet. Le calme est revenu. Il peut sentir un doux parfum de Jasmin. Celui de la fée, sans doute... ou celui du bonheur. Les deux sont mêlés. L’eau, qui a stoppé sa bruyante chute sur la ville, envahit soudain les yeux de Tim. Mille bahts... Une fortune! Somme dérisoire pour n’importe qui, représentant une vingtaine d’euros, mais extraordinaire pour lui, l'homme sale vivant dans la rue, d'un montant qu’il ne pensait plus jamais posséder... Mais, peut-être plus que cela : la sensation d’exister. Exister pour quelqu’un. Exister, même juste pour quelques secondes sous un abribus. Exister pour un autre être humain. Fier, il n'avait jamais fait la manche... mais là, sa main avait pris le billet sans tarder, et il en avait honte. Un peu.

Sa gorge se serre en un sanglot interdit. Les yeux brouillés de larmes, les escarpins rouges se répandent soudain en d’abstraites formes mouvantes. On dirait comme une tache de sang sur le trottoir. Tim porte son poing refermant le billet à ses yeux pour en essuyer les larmes et reprendre vision claire. L’émotion, subite, l’a submergé et il doit essayer à présent de reprendre visage humain. Il frotte ses paupières du revers de sa manche. L’une et puis l’autre. Lorsque il rouvre les yeux, la tache rouge a disparu. Les souliers ne sont plus là. Il lève vite la tête, enfin, dans un sursaut de surprise... Il est désormais seul, sous cet abri gouttant des dernières gouttes de pluie de son toit de métal. Tout seul. Les pieds ne sont plus là. Ils s’en sont allé, après leur courte halte face aux guenilles de Tim, retrouver sans doute leur palais immaculé, leur écrin de lumière. Tim est seul à nouveau, dans l'obscurité de cet abri, sur ce trottoir luisant dans le sombre Bangkok, les pieds mouillés et sales, mais le cœur rouge, aux couleurs des escarpins magiques.

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Les escarpinsChapitre4 messages | 7 ans

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