Nouvelle

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Il y avait des jours comme ça. Des jours où ça démangeait, ça trottait dans la tête, où les images se succédaient les unes après les autres, sans rapport apparent, mais avec une troublante ressemblance. Assis derrière le comptoir, Maxim observait son verre à moitié vide en fronçant les sourcils, une moue contemplative ancrée sur ses lèvres pincées. Après avoir péniblement éclusé son premier litre de bière dans une petite discothèque bruyante trop pleine, le jeune homme avait décidé de s'échouer dans un bar peu fréquenté, curieusement nommé le "Bridge", et avait commandé un double whisky sans grande conviction au tenancier, qu'il avait à peine regardé dans les yeux.

Perdu dans ses pensées, il entendait à peine la musique - pourtant agréable - qui se déversait tranquillement des hauts-parleurs situés dans les coins de la grande salle qui constituait le bar. Les murs, peints dans un vert chaleureux et agrémentés de planches en bois clair pour équilibrer l'effet visuel, étaient ornés de quelques posters sans grande saveur, mais pas désagréables à l'oeil pour autant. Dans un coin, un billard en bois foncé, désespérement seul, attendait le moment où un groupe de jeunes un peu éméchés viendrait érafler malgré eux son tapis vert, ou bien la prestation maladroite d'un type qui chercherait à apprendre à une fille comment jouer au billard : la queue, les boules, la proximité...

Au comptoir en forme de L, de la même couleur que le billard, encerclé par des chaises hautes simples et sans originalité, quelques personnes s'étaient installées et discutaient à vive voix de sujets complètement improbables pour qui n'était pas parti prenante à l'échange. Le tenancier, armé d'un bienveillant silence, guettait le moment où il serait appelé à la rescousse pour remplir un verre tristement vide. Maxim, lui, était assis seul, accoudé au comptoir, et ne prettait attention qu'au lent roulis des vagues dans son verre, causées par les mouvements circulaires et réguliers de sa main droite.

- Une vodka pomme s'il vous plaît.

La soudaine demande fit sursauter le jeune homme malgré lui. Il leva des yeux perplexes, pour poser un visage sur la voix féminine qui venait de réquérir poliment les services du tenancier, et quelque chose vint gratter à la porte de son subconscient sans prévenir.

"Putain elle est belle."

Sa pensée eut la chance de ne pas franchir le seuil de ses lèvres, soudain atteintes d'un sourire en coin. Ce même sourire qui apparaissait lorsque ses pupilles se dilataient, que son dos se redressait subtilement, que ses épaules s'ouvraient, l'air de rien. Un léger changement de posture très discret, quelques rides soucieuses qui disparaissaient sans un regard, et son coeur était prêt à être pris d'assaut. Comme sous le feu ennemi, tel le héros de guerre qui se jette à lui seul, grenade à la main, prendre un nid mitrailleuses pour sauver toute sa section, Maxim se leva, embarqua sereinement son verre et s'approcha de la nouvelle venue sans réfléchir au moindre plan d'action.

- Bonsoir, entama-t-il sans s'inquiéter du brusque changement de personnalité qui venait d'opérer en lui.

- Bonsoir, répondit la jeune femme, un peu froidement.

Pas décontenancé pour un sou par l'apparente distance qui s'était créée en l'espace d'une micro-seconde entre les deux êtres, Maxim poursuivit, sûr de lui :

- C'est l'histoire d'un type qui traverse un pont et qui...

- Vous allez vraiment me sortir une blague vaseuse pour essayer d'entamer la conversation ?

Un sourire sur le visage du jeune homme, et la réponse, cinglante :

- C'est bien la preuve que ça marche.

- Vous êtes culotté...

- Non moi c'est Maxim, sans "e" à la fin, comme chez les Russes.

La jeune femme fronça les sourcils.

- Vous êtes russe ?

- Non pas du tout, mes parents trouvaient juste ça joli en fait.

- C'est pas banal.

- Comme le fait de se retrouver dans ce bar perdu à cette heure-là, il faut être sacrément désespéré pour rechercher un coup d'un soir ici.

La jeune femme ne put retenir un rire, cristallin et mélodieux.

- Ah vous êtes unique, je vous l'accorde ! Mais qu'est-ce qui vous fait croire que je cherche un coup d'un soir ici ?

- Ah mais je parlais pas de vous...

Un clin d'oeil, et le sourire sur le visage de la nouvelle venue ne put s'empêcher de se dévoiler. Il reprit :

- Après, si vous êtes venue chercher un coup d'un soir, sachez que je ne suis pas intéressé.

- Pas intéressé ? Alors que vous venez de me dire que...

- C'est pour susciter l'intérêt que je vous dis ça.

- Mais... Vous semblez bien sûr de vous...

- Et je ne connais toujours pas votre prénom, c'est un comble pour un type bien sûr de lui !

- Peut-être que vous n'avez pas besoin de le connaître, Maxim sans "e"...

Maxim poussa un soupir faussement résigné, mais revint à la charge :

- Si quand même, comme ça j'aurai un prénom à donner à mes potes lorsque je leur raconterai que mon histoire de blague a toujours pas marché.

- Le bonhomme sur le pont ?

- Oui, acquiesça-t-il avec un sourire désolé.

- Mais ça vient d'où cette histoire au fait ? Je n'ai jamais entendu cette blague...

Maxim ne put s'empêcher de rire.

- En fait, je ne connais pas la chute de cette histoire, je n'ai jamais eu l'occasion de la terminer. Je me suis toujours fait rembarrer avant d'arriver à la suite, comme avec vous.

- Alors vous abordez vraiment les filles avec cette blague, dont vous ne connaissez pas la chute ?

- Il faut croire que oui...

- Et ça a déjà marché ?

Maxim but une gorgée de son verre, laissa planer un silence, et haussa les épaules, penaud mais sans se départir de son sourire :

- Non, jamais.

La jeune femme éclata de rire. A cet instant, le tenancier apporta le verre de vodka pomme, et Maxim sortit aussitôt son porte-monnaie. Il en sortit sa carte de crédit, la tendit au patron qui encaissa sans rien dire.

- Merci, lâcha la jeune femme avec un petit sourire en coin.

- C'est normal, quand on est bien élevé on paie leurs verres aux filles.

- Je vous trouve assez mal élevé pour quelqu'un de bien élevé quand même.

- Juste ce qu'il faut pour ne pas être fade... Et je ne connais toujours pas votre prénom !

La jeune femme plissa les yeux en sirotant son verre dans lequel se baladaient deux glaçons, et accepta de perdre cette bataille :

- Eloïse, mais Elo ça va aussi.

- Elo ? Ca veut dire qu'on peut se tutoyer ?

- Se tutoyer ? Et après on va coucher ensemble c'est ça ?

- Si vous le proposez !

Eloïse éclata de rire de nouveau et manqua de s'étouffer dans son verre.

- Evitez de mourir s'il vous plaît, la nécrophilie c'est pas mon truc...

Le nez de la jeune femme émit un ronflement disgracieux en riant de plus belle, et elle se cacha le visage, soudain devenu tout rouge.

- Maxim ! Vous êtes idiot !

- Idiot oui, mais pas un meurtrier quand même... Au-delà de mes conneries, vous allez bien ? s'inquiéta-t-il sincèrement.

Eloïse prit un instant pour reprendre son souffle, et acquiesça.

- Oui ça va, et on peut se tutoyer Maxim, ça fait longtemps que je n'ai pas ri comme ça...

Les dents du jeune homme se découvrirent dans un rictus vainqueur, tandis qu'il s'enfilait une nouvelle gorgée de whisky, et la jeune femme revint à la charge :

- Par contre, ne va pas croire qu'on va coucher ensemble ensuite !

- Je t'ai déjà dit que la nécropholie c'est pas mon truc, rétorqua Maxim, joueur.

Nouveau rire partagé.

- Avec ce genre de remarques, je vais croire que tu es le genre de type à glisser des trucs bizarres dans les verres des filles !

- Ah zut, tu m'as grillé en train de lâcher une pastille dans ton verre ?

Eloïse ne put s'empêcher de regarder le fond de son verre, puis gloussa toute seule.

- Tu mens très mal, Maxim, pour un baratineur c'est un comble !

- C'est absurde de s'aider avec des produits bizarres, je suis pas un coureur du Tour de France, j'ai pas besoin de me doper pour gagner.

- Alors en plus d'avoir des références de vieux beauf, tu es de nouveau très prétentieux !

- J'avoue, le Tour de France c'est pas ma plus grande fierté...

- Tu ne regardes quand même pas pour de vrai ?

- Oula non ! Je préfère de loin un bon match de hockey sur glace, quand il y a du sang c'est le meilleur !

Un court silence s'installa, que Maxim s'empressa de combler avec une nouvelle vanne :

- Et je parle pas des périodes bizarres des filles...

Le rire qui jaillit de la gorge d'Eloïse fit se taire le groupe de personnes qui se tenait un peu plus loin, et elle s'excusa d'un geste tout en essayant de se calmer :

- Mais c'est dégueulasse ! Tu peux pas faire des blagues comme ça !

- Et pourtant !

- Non, non, tu peux pas, rien que de l'imaginer c'est horrible... insista-t-elle sans cesser de rire.

- Bah tu connais l'adage, non ? Un preux chevalier...

- Non, non, non, ne termine pas cette phrase !

- ... n'a pas peur de tremper son épée dans le sang.

- Tu es ignoble !

Maxim se mit à rire à son tour. D'un geste il commanda deux nouveaux verres après avoir terminé le sien, paya dans la foulée, et lâcha :

- Poli, ET généreux !

- Par contre l'humilité, faudra revoir ce passage...

- Je fais ce que je peux, j'avoue...

Eloïse lui décocha un sourire soudain devenu aguicheur, sortit son téléphone, et déclara :

- Ecoute, je dois passer un coup de fil à ma colocatrice pour lui dire que je ne rentrerai pas à la maison ce soir, ça t'ennuie si je m'absente deux secondes ?

Un sourire vainqueur prit position sur les lèvres de Maxim, qui comprit aussitôt, et il acquiesça l'air de rien :

- Non bien sûr, vas-y, pas de problème. Par contre comment je sais que tu n'es pas en train de filer en prétextant le fameux "coup de fil" ?

La jeune femme sourit de plus belle, attrapa une serviette, griffonna quelque chose dessus, et quitta le bar, téléphone à la main. Maxim ne put s'empêcher de sourire de plus belle et porta son verre à ses lèvres, savourant le futur qui se dessinait dans son esprit, autant qu'il dégustait son double whisky. Sa démangeaison avait laissé place à un battement de coeur plus énergique, assuré, conquérant. Il allait enfin passer une excellente soirée, et songea avec ironie que sa blague sans chute avait trouvé son public dans un bar nommé "le Bridge".

Il reposa alors son verre, et, prenant son temps, s'empara de la serviette pliée sur le comptoir, qu'il ouvrit, sûr de lui.

"Désolé Maxim, pas évident de te séduire pour récupérer ton porte-monnaie, mais merci pour ce défi !

Eloïse"

Les sourcils du jeune homme se froncèrent tout à coup, puis ses yeux s'écarquillèrent aussitôt lorsqu'il sentit l'absence soudaine du porte-monnaie dans sa poche. Il entendit alors le tenancier lui demander innocemment :

- Et du coup, il lui arrive quoi au type qui traverse le pont ?

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