Vœux d'allégeance

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Lev et moi, nous rentrâmes assez tôt, laissant nos invités s'amuser dans le château où ils allaient passer la nuit. Mais au moment où je m'apprêtais à sauter dans les bras de celui qui était désormais mon mari, hâtive qu'il me débarrasse de cette encombrante robe de mariée, Lev me prit par la main.

— Non, viens, dit-il en remettant mon manteau sur mes épaules. J'ai envie de te montrer quelque chose.

Intriguée, je le suivis dehors. Lev passa derrière la maison, marchant à grands pas dans la neige, alors que je galérais à le suivre avec ma robe, chaussée de moon-boots.

— Attends ! lui criai-je alors qu'il disparaissait sous les sapins.

Je le rejoignis, et il m'attrapa par le bras.

— Monte sur mon dos, me dit-il, ça ira plus vite, et je fis ce qu'il disait, ravie de pouvoir jouer au cheval avec un adulte consentant. Bien vite, je grimpai sur ses épaules, trouvant trop fatigant de faire le koala.

Hilare, j'attrapai de mes doigts les branches habillées de glace au-dessus de moi.

— Quand même, ça aurait bien plus romantique si tu m'avais porté dans tes bras ! lui dis-je entre deux rires.

— Je n'ai pas la force de porter une grande girafe comme toi sur ce terrain, répondit-il, les deux mains sur mes tibias. En effet, la neige était profonde, et quand c'en était pas, c'était de la glace. J'avais une absolue confiance en Lev, mais je préférais me casser la gueule dans la neige que sur la glace, le cas échéant.

Finalement, au terme d'un bon quart d'heure de marche, ce dernier déboucha sur un surplomb sous une voûte de sapins. Il me reposa, et mes pieds touchèrent un tapis d'aiguilles miraculeusement épargné par la neige.

— On est arrivé, déclara Lev. Tu n'es jamais venue ici, pas vrai ?

— Non...répondis-je en regardant autour de moi. Mais c'est magnifique !

— Attends, répondit-il en m'entrainant sur le bord, regarde. Attention, ne tombe pas.

Je le suivis, et découvris, émerveillée, l'immense lac que l'on pouvait apercevoir de sa chambre en contrebas. Et tout autour, c'était les montagnes, énormes et majestueuses.

— C'est beau, hein ? fit Lev en m'entourant de ses bras.

J'acquiesçai en silence. Ce paysage était à couper le souffle.

— Certaines nuits, me dit Lev, j'entends des loups hurler en venant ici. Je suis quasiment sûr qu'il y a aussi des trolls...

Je levais les yeux vers lui.

— Parce que tu viens souvent ici ? lui demandais-je. La nuit ?

— Oui, répondit Lev. J'adore cet endroit. J'aime bien nager dans ce lac, aussi. L'eau est glacée, mais bon, au moins, quand on sort, on a chaud.

Je jetais un œil sur ce lac immense aux eaux sombres, qui semblait cacher je ne sais quel secret dans ses profondeurs. J'aimais bien nager moi aussi, mais plutôt dans une piscine.

— Tu crois aux trolls, Lev, lui demandai-je en me tournant vers lui, ou tu dis ça pour me faire marcher ?

Lev me regarda.

— Non, je t'assure qu'il y en a vraiment, répondit-il très sérieusement. Ils se cachent trop profondément dans la forêt pour qu'on puisse les voir, et ils ne sortent que la nuit, mais souvent, quand je viens ici, j'entends des bruissements bizarres qui ne sont pas le fait de renards ou de cerfs, et encore moins d'ours. Un souffle presque humain, mais plus sifflant...Ce sont les trolls, Fassa.

Je frissonnai. Comme la bonne majorité des Finlandais, je croyais moi aussi à l'existence des trolls.

— Et tu n'as pas peur, murmurai-je à mon mari, en te baladant tout seul dans la forêt de nuit, comme ça ? Des trolls, ou même des loups et des ours...

— Non, répondit-il. Je sais qu'ils préfèrent fuir les humains. Je fais suffisamment de bruit pour qu'ils sachent que je suis là, et donc, ils ne croisent pas ma route. Ils se contentent de m'observer en silence, entre deux arbres...

C'était rare que Lev quitte son pragmatisme habituel pour me raconter des histoires comme celle-là, mais j'adorais ces moments. Grâce à toute la vodka qu'il avait bu ce soir, il était un peu différent de d'habitude, moins sous contrôle et plus fantaisiste.

— Tu en as déjà vu un ? lui demandais-je en me serrant contre lui.

— Oui, une fois, fit Lev en fixant le lac devant lui. C'était une nuit comme celle-là, justement, très claire… Je suis descendu pour aller nager, et quand je suis revenu vers la rive, j'ai aperçu une haute silhouette noire qui farfouillait dans mes vêtements. Je me suis renfoncé dans l'eau jusqu'au nez, et me suis rapproché sans faire de bruit, tout doucement. Je n'avais jamais vu une créature pareille. Elle faisait environ deux mètres, était recouverte d'une dense fourrure noire et brillante, et avait une crinière qui ressemblait presque à des cheveux humains, très longs… Son visage et son ventre étaient glabre et gris, et elle avait de longues mains griffues. C'était une femelle trolle. Évidemment, elle m'a vu, et elle a subitement redressé son visage vers moi, me fixant de ses yeux noirs, sans fond… On aurait presque dit un visage humain, mais il y avait une animalité effrayante dans ce regard. Il était entièrement noir, sans la moindre trace d'iris ou de pupille. On s'est fixé comme ça pendant quelques minutes, sans oser bouger, puis elle a filé dans la forêt avec une vitesse incroyable, en courant sur ses deux pieds. Je dois t'avouer que j'ai mis pas mal de temps à sortir du lac, même si je commençais à sérieusement geler. Les trolls détestent l'eau, alors je savais que je ne craignais rien tant que j'y restais… Finalement, je suis sorti, et en me rhabillant avec mes vêtements qu'elle avait heureusement laissés intacts, j'ai senti un regard posé sur moi. J'ai relevé un peu la tête, sans trop oser bouger, et j'ai aperçu la trolle qui me regardait, le nez entre deux arbres...

— Ah, mais c'est flippant ton histoire ! m'écriai-je en frissonnant. Et qu'est-ce que t'as fait ?

— J'ai reculé très prudemment, dit Lev, en abandonnant le reste de mes fringues là où elles se trouvaient. Je suis remonté chez moi sans courir, et j'ai bien fermé la porte. Une fois à l'abri, j'ai regardé vers le lac, et je me suis aperçu que mes affaires n'y étaient plus ! La trolle les avait volées.

Je ne pus m'empêcher de pouffer de rire sur cet épilogue.

— C'était sûrement une trolle en chaleur qui avait flashé sur toi, commentai-je, hilare. Moi aussi, si j'avais vu un superbe mâle en train de se baigner tout nu dans un lac, je me serais rapprochée en douce pour mater. Alors, imagine une trolle en pleine saison des amours...T'as eu de la chance qu'elle ne te saute pas dessus, Lev ! Folle de rage devant ton impuissance à la satisfaire, elle t'aurait probablement mis en pièce, ou retenu dans sa tanière...

— Ne rigole pas avec ça, Fassa, me mit-il en garde. Cette histoire n'est pas une blague, ça m'est vraiment arrivé. En plus, cette trolle connait mon odeur, maintenant. Parfois, j'ai l'impression que c'est à elle qu'appartient cette respiration sifflante dans les bois, lorsque je marche dans l'obscurité. Plus d'une fois, alors que je regardais la télé en pleine nuit, ne parvenant pas à dormir, j'ai même cru voir son visage à la vitre, avec ses deux grandes mains posées dessus… Il n'y a pas tant de trolls que ça en Finlande, aujourd'hui. Cette femelle doit être la seule des environs.

— Ok, statuai-je, on déménage. Si te fais stalker par une trolle qui doit sûrement être très jalouse et qui cherchera à me mettre en pièce dès que j'irais me promener toute seule, on n’a pas d'autre choix. Je n’aurais jamais imaginé que ma rivale soit une femelle trolle, quand même ! C'en est presque vexant.

Lev éclata de rire.

— Moi, je ne veux pas déménager. J'aime bien cette trolle, dernière d'une tribu qui devait probablement dominer cette forêt avant que les humains n'arrivent.

Je souris. J'aimais bien la façon de penser de Lev, que je partageais quelque peu.

— D'accord, fis-je en l'embrassant. Tant que tu ne me trompes pas avec elle, je veux bien endurer sa présence.

Je jetai néanmoins un coup d'œil autour de nous, peu rassurée. Si la trolle me voyait en train d'embrasser Lev, j'étais cuite. Elle quitterait sa cachette pour me fondre dessus toutes griffes dehors, et je n'aurais plus qu'à sauter dans le lac...

Lev finit par se détacher de moi.

— Ce n'est pas pour te raconter tout ça que je t'ai emmené ici, dit-il avec un sourire. Il y a quelque chose que je veux faire, maintenant qu'on est vraiment mariés.

Je le regardais, curieuse.

— Ah oui ? Et quoi ?

Lev me tira par la main en reculant, s'arrêtant juste au milieu de la petite clairière formée par les sapins.

— Aujourd'hui, devant ce prêtre, tu as dit que tu me jurais un amour et une fidélité éternelle, n'est-ce pas Fassa ? demanda-t-il. Tu le pensais vraiment ?

— Évidemment, répondis-je en me demandant pourquoi Lev me posait une question pareille. Tu l'as juré, toi aussi.

— Oui, dit-il, mais comme je ne crois pas en Dieu, je ne me sens pas encore vraiment marié. Je veux que tu restes avec moi pour toujours Fassa, qu'on ne soit jamais séparés.

— Ce sera le cas, fis-je en fronçant les sourcils, me remémorant les sombres paroles du pasteur luthérien. Pourquoi en douterais-tu ?

Lev me regarda dans les yeux.

— Fassa, tu sais comment se mariaient tes ancêtres ? me demanda-t-il d'une voix un peu froide. Les miens étaient des Sames slaves, mais ils faisaient comme les Vikings.

Je me demandais où Lev voulait en venir. Il était vraiment bizarre, ce soir.

— Je n'en sais rien du tout, répondis-je en pensant immédiatement qu'Erik, lui, avec son savoir encyclopédique sur les coutumes du passé, le saurait sûrement. Je ne suis pas historienne !

Lev, qui me tenait la main droite en ayant entrelacé mes doigts dans les siens, sortit lentement un couteau de derrière son dos. L'espace d'un instant, la peur me foudroya comme une décharge, alors qu'une pensée fugitive me traversait l'esprit. Ça y est. Erik avait raison. Lev va me tuer.

Mais je compris immédiatement ce qu'il voulait faire la seconde d'après, alors que Lev ne faisait pas un geste menaçant, tenant le couteau par la lame.

— Ils s'échangeaient leur sang, répondis-je, me rappelant une scène semblable dans quelque film. Ils s'entaillaient légèrement le poignet, et l'appliquaient l'un contre l'autre, alors que le scalde les liait avec un ruban rouge. Et comme ça, ils étaient mariés.

— Exactement, répondit Lev. Est-ce que tu veux bien le faire avec moi, Fassa ? Ce ne sera qu'une coupure superficielle, tu n'auras même pas mal.

Je regardai Lev. J'avais été à fond dans ces trips-là plus jeune, et quelque chose me disait qu'il valait mieux dire oui.

— D'accord, fis-je soudain. Mais c'est moi qui coupe. Donne-moi le couteau.

— Tu le feras pour moi, dit-il, mais c'est moi qui le ferais pour toi. Du reste, tu peux avoir confiance. Je découpe mieux le poisson que toi, même toi tu l'as remarqué.

Je soupirai.

— Si tu découpes mieux le poisson... D'accord.

Je lui tendis mon poignet, n'osant regarder ce qu'il allait y faire. N'étais-je pas en train de faire une grossière erreur ? Et si son sang m'empoisonnait, comme il l'avait fait pour Roman Irvine ? S’il me condamnait à la damnation éternelle, comme il l’avait fait pour Erik ? Mais non, me rassurai-je. Ce n'est qu'une histoire.

Autour de nous, les arbres aux branches gelées formaient une délicate cathédrale de glace, un temple païen aux ornementations de sapins et de glace ciselée. Le silence de la neige invitait à se replier sur soi comme dans un cocon, en étouffant toutes les inquiétudes liées à l’avenir.

Je sentis une très légère brûlure, puis Lev me rendit mon poignet. La coupure était vraiment minuscule et très nette, c'était une simple estafilade comme celle que pourrait faire une griffure de chat. Et encore, c'était plus propre.

Lev me tendit son couteau. Je le pris, et le pointai sur sa gorge. Il recula légèrement, mais il n'avait pas l'air plus surpris que ça.

— Alors, jures-tu m'aimer et de m'être fidèle éternellement ? lui demandai-je. Même si une superbe trolle passe dans les parages ?

Il sourit lentement.

— Évidemment. Et toi ?

— Je le jure, Lev. Je te serai fidèle et t’aimerai éternellement

Je pris son poignet, et rapidement, l'entaillai. La coupure était nettement plus large, et du sang en perlait déjà.

Lev passa ses longs doigts entre les miens, alors que nos poignets entaillés se touchaient. Je me rapprochai pour l'embrasser, et nous restâmes comme cela de longues minutes, nos deux poings incrustés l'un dans l'autre, et lèvres contre lèvres. La langue de Lev avait un goût de vodka, ce qui me rappela qu'il avait décidément beaucoup bu. C'était également ce qui pouvait expliquer son attitude étrange de ce soir.

Au bout de quelques minutes, Lev se détacha et il prit mon poignet, qu'il porta à ses lèvres et embrassa. La sensation brûlante du bout de sa langue sur ma blessure me provoqua une vague de chaleur dans le ventre. Tant pis pour la trolle, décidai-je en m'approchant pour l'embrasser à nouveau. J'ai envie de faire l'amour avec lui, ici même.

C'était exactement le genre de scènes sur lesquelles j'avais fantasmé, étant gamine. Faire l'amour avec un seigneur elfe ayant les traits du prince Ulfasso Tchevsky, dans un cadre digne du genre fantasy, avec une petite dose de sombre frayeur pour pimenter le tout. Finalement, Lev était absolument celui qu'il me fallait. Qui d'autre que lui aurait fait un truc pareil, dont le seul fait de demander en aurait brisé la magie ? Alors que j'étais très excitée, il me fit l'amour avec une douceur incroyable, à tel point qu'en fermant les yeux j'eus l'impression d'être seule, embarquée dans un de ces rêves érotiques que je faisais ado. C'était le grand silence. Le tapis d'aiguilles de sapin était confortable et odorant, et une goutte tombant d'une branche glacée vint s'écraser sur mon front. Je restai dans les bras de Lev un bon moment, m'imprégnant de sa chaleur diffuse. J'étais bien.

Lev finit par se relever, et il me prit dans ses bras, me portant facilement, malgré ce qu'il avait dit.

— Tu veux faire un dernier truc dingue ? me demanda-t-il avec un sourire en coin.

Malheureusement, je ne savais que trop ce qu'il avait en tête aujourd'hui, complètement désinhibé par la dose massive de vodka qu'il avait ingérée. Ignorant mes protestations paniquées et mes tentatives pour redescendre, il recula, prit son élan et s'élança en courant vers le surplomb, me portant toujours dans les bras. Je m'agrippai à son cou de toutes mes forces, les yeux fermés, en sentant le sol se dérober lorsqu'il sauta, suivi d'une vertigineuse sensation de vide, puis par celle de l'entrée dans l'eau glacée. Ayant remonté à la surface, je me précipitai sur un Lev hilare pour le couler. Nous étions en plein milieu du lac, le rocher à plusieurs mètres au-dessous de nous.

C'est la plus belle nuit de ma vie, réalisai-je quelques minutes plus tard, accrochée à son dos pour regagner la rive.

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