La colère de Dieu : II

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Je me précipitai au chevet d'Irina, Chovsky sur mes talons. Fermant les yeux et poussant un bref cri, je retirai de son corps la lance, avant de la jeter au loin.

— Elle respire encore, fit Chovsky en me jetant un bref regard. Mais avant même d'avoir pu ajouter quoi que ce soit, il fut attaqué par-derrière, se retournant juste à temps pour bloquer avec son yatagan. Une seconde plus tard, et il s'était jeté dans le combat, me laissant seul avec Irina.

— Irina, murmurai-je en passant ma main sur son visage. C'est moi, Erik...C'est fini, Ulfasso est là.

Les yeux jusqu'à présent vides d'Irina roulèrent vers moi.

— Ulfasso… Appelle-le. Je veux lui dire quelque chose avant de mourir.

Je hochai la tête. Me retournant, je vis ce dernier, qui venait d'apercevoir Irina, jeter au loin le corps supplicié du bourreau et se tailler un chemin jusqu'à nous à coup de sabre sans même jeter un seul regard à ses ennemis. À ce moment-là, je sentis une main puissante me tirer en arrière : c'était Chovsky.

— Ne reste pas là, murmura-t-il, Ulfasso te tuerait !

Je reculai, mais restai dans les environs au cas où Irina aurait eu besoin de moi. Notre général eut un tressaillement notable en la voyant, et après avoir recouvert son corps d'une cape que Chovsky avait eu la présence d'esprit de lui lancer, il tomba à genoux.

— Je suis là, Irina, dit-il de sa voix grave, très calmement.

Mais malgré ce sang-froid apparent, je savais que j'assistais pour la première fois à une tempête émotionnelle chez le prince. Il avait aimé Irina, probablement plus que tout autre être au monde.

D'un geste sec et rapide, Ulfasso retira le clou qui maintenait les petites mains d'Irina au poteau, et dans un dernier effort, elle tendit les bras vers lui.

— Serre-moi contre toi, murmura-t-elle. Je veux mourir dans tes bras.

Je vis Ulfasso inspirer un grand coup, comme s'il tentait de maîtriser ses sentiments. Puis il la prit dans ses bras, dans lesquels, toute recroquevillée, elle avait l'air d'un chaton brisé.

— Je regrette tellement, dit-elle en passant sa main sur le visage d'Ulfasso, y laissant une longue trainée ensanglantée. J'aurais été fière d'être ta femme. Mais mon âme et mon cœur sont tout à toi.

— Pardonne-moi, fit alors Ulfasso en serrant sa main dans les siennes, pardonne-moi d'être arrivé trop tard.

Et penchant le visage vers elle, il lui dit quelque chose que je ne pus entendre. Sur le visage d'Irina s'afficha un sourire extatique, et elle rendit l'âme.

Ulfasso resta plusieurs minutes agenouillé au sol, le corps d'Irina serré contre lui. Il était impossible de voir son visage, caché par les longues mèches de ses cheveux gris. L'espace d'un bref instant où le vent joua sans ses cheveux, je crus voir une larme sur sa joue, mais n'était-ce pas plutôt mes yeux humides qui me provoquèrent cette illusion ?

Les dernières poches de résistance avaient été pacifiées, les prisonniers suppliaient pour qu'on les tue, redoutant plus que tout la colère d'Ulfasso. Cette dernière tardait à venir, et tout le monde, moi y compris, restait suspendu à son moindre souffle, craignant la tempête qui n'allait pas manquer, pensions nous, de s'abattre sur le camp.

Lorsqu'il se releva, portant toujours le corps d'Irina dans ses bras, je vis l'assistance avoir un moment de recul. Chovsky regardait devant lui d'un air grave, le visage concentré.

— Ne lui adresse pas la parole, me conseilla-t-il en posant une main protectrice sur mon épaule.

Ulfasso se retourna, le visage fermé. Il fendit la foule à grands pas rapides, jusqu'à son cheval, sur lequel il déposa le corps d'Irina.

Jetant un coup d'œil aux prisonniers, je vis ceux-ci lâcher un soupir de soulagement, pensant que dans sa douleur, Ulfasso les avait oubliés. Mais ce n'était pas le cas, et après une pause de quelques minutes, une main sur la selle de son cheval, Ulfasso se retourna et revint sur ses pas.

Lentement, il marcha devant les prisonniers, qui gardaient les yeux baissés sur ses bottes. Enfin, il se planta devant l'un de leurs chefs, et, de sa main gantée, il lui tira la tête en arrière en l'attrapant les cheveux, le forçant à le regarder.

— Regarde-moi, ordonna-t-il de sa voix suave. Dis à tes hommes de faire de même.

L'homme jeta un ordre bref en tchétchène, et tous les prisonniers relevèrent la tête, presque timidement.

— Est ce que ceux de mon camp ont supplié pour leur vie ? demanda-t-il alors. Réponds-moi en toute franchise, je saurais si tu mens.

— Non, bégaya l'homme. Non, ils ne l'ont pas fait !

— Toi qui les as torturés en toute conscience, tu n'avais pas un seul instant l'intention de leur laisser la vie sauve, n'est-ce pas ?

Comme l'homme ne répondait pas, Ulfasso lui attrapa l'oreille.

— Réponds !

— Non, avoua l'homme. Pas un seul instant.

— Que leur avez-vous fait, exactement ?

Le chef des Tchétchènes comme Chovsky releva un regard incrédule vers Ulfasso.

— Non…, murmura mon capitaine. Non, Ulfasso...

— Je veux qu'on me réponde, fit Ulfasso d'une voix d'où se laissait percevoir une rage glaciale, en détachant toutes les syllabes de sa phrase. Celui qui le fera aura peut-être une chance de s'en sortir vivant.

Ne voulant pas laisser une seule chance à ses porcs, je sortis du rang.

— Moi, Erik Stormqvist, je peux témoigner du calvaire qu'à subi la princesse Irina, fis-je, les dents serrées. Ne laisse pas un seul de ces chiens s'en sortir vivant, Ulfasso.

Ulfasso se retourna et me jeta un regard froid.

— Non, pas toi, Erik. Je veux entendre cela de la bouche même de ces larves.

Aussitôt, plusieurs d'entre eux sortirent du rang.

— Moi, je suis prêt à témoigner, seigneur ! J'ai tout vu !

— Moi aussi ! renchérit un autre. J'ai même trouvé cela trop cruel !

Ainsi, cinq hommes, parmi ceux qui connaissaient le moins ce qui se racontait sur Ulfasso sans doute, sortirent du rang. Les autres restèrent résolument tête baissée.

— Bien, je vous écoute, ordonna Ulfasso d'un ton dont la neutralité me fit frémir.

La voix tremblante, les cinq hommes se disputèrent pour raconter en détail le calvaire d'Irina. Ulfasso écouta sans broncher, puis lorsque ce fut fini, il dit simplement :

— Celui qui rattrapera cette pièce aura la vie sauve.

À genoux et les mains attachées, les cinq hommes, désormais rivaux, se regardèrent. Puis, lorsqu'Ulfasso lança la pièce, ils se battirent pour être celui qui la rattraperait. Évidemment, pas l'un d'eux ne put le faire, et la pièce tomba au sol sous leurs yeux médusés.

— C'est bien ce que je pensais, fit froidement Ulfasso en les regardant, un pli méprisant sur les lèvres. Vous êtes des animaux. Je n'ai jamais dit qu'un seul d'entre vous seulement aurait la vie sauve, et pourtant, vous vous êtes battus au lieu de coopérer. Cela montre bien que vous n'êtes pas dignes qu'on vous traite comme des hommes. Qu'on mette ces traîtres à bouillir dans l'huile, ordonna-t-il d'une voix égale avant de se retourner vers le chef dont il tenait toujours l'oreille.

— Tu sais qui je suis, continua-t-il lentement, et pourtant, tu as torturé et déshonoré un de mes soldats, lui refusant le droit de mourir l'arme à la main. Tu ne vaux même pas une seule goutte du sang de la princesse Irina, mais je veux que tu saches que ta mort sera longue et douloureuse, comme celle de tous tes hommes. Vos souffrances resteront, jusqu'en Enfer lui-même, légendaires.

Puis, dans un geste sec et rapide dont lui seul avait le secret, il arracha l'oreille du chef, avant de la jeter aux chiens qui rôdaient dans le campement. Alors que l'homme tombait à genoux en hurlant, Ulfasso se retourna vers nous.

— Je ne vous force pas à penser au calvaire de la princesse Irina pour vous donner du cœur à l'ouvrage, mes amis, annonça-t-il à la cantonade. Venger la mort de celle-ci, c'est pour moi une affaire personnelle. En revanche, pensez à ceux qui ont incendié vos villages, massacré vos familles et violé vos filles, vous poussant à vous enrôler dans nos rangs pour défendre notre Sainte Mère Russie contre l'oppresseur. Car ils sont ici devant vos yeux !

Je me répète, mais je me dois de le rappeler : le charisme d'Ulfasso était tel, son verbe si efficace et sa voix à la fois si autoritaire et charmeuse, qu'il aurait pu commander aux éléments et forcer ces derniers à obéir à sa volonté. En entendant cela, les opritchiniki, qui, non contents d'être à la base de simples paysans comme moi pour la plupart, aimaient et admiraient tous Ulfasso comme leur Dieu, en eurent les larmes aux yeux et se préparèrent dans la joie à torturer du mieux possible ce qu'il restait des Tchétchènes.

— Comme je l'ai dit, ajouta Ulfasso avant de tirer son sabre, je veux que ces fils de chiens aient la mort la plus lente et douloureuse qu'il soit. Que ceux qui ne se sentent pas capables de supporter le spectacle quittent tout de suite nos rangs...Quant aux autres, exécution !

Ainsi fut-il fait. Le supplice des Tchétchènes dura toute une journée et toute une nuit. Je dois avouer qu'aucun des Russes ne rechigna à exécuter la sentence, et ce n'était pas dû à la crainte qu'ils avaient d'Ulfasso, mais à l'amour qu'ils avaient pour lui et pour la Russie. Sous une tempête diluvienne qui se leva soudain comme par magie, mais ne délivra étrangement pas une seule goutte de pluie pouvant alléger les souffrances de ces malheureux ni éteindre l'un des nombreux feux allumés pour l'occasion, toute l'opritchiniya exorcisa ses démons dans le fer et le sang, et Ulfasso lui-même mit la main à la pâte. Je ne pus qu'être admiratif face à la science du corps humain de ce dernier, ainsi que sa connaissance encyclopédique de tortures que je n'aurais même pas pu imaginer dans mes pires cauchemars. À la fin de ces deux jours d'orgie sadique et de massacre ininterrompus, j'étais parfaitement écœuré, et ne souhaitais plus qu'une chose, retourner à la civilisation et dormir.

Dès le lendemain, aux aurores, une fois tous les Tchétchènes massacrés, Ulfasso partit seul, loin dans les plaines, enterrer le corps d'Irina. J'ignore comment il procéda à ses funérailles, mais je pense qu'il la brûla, car lorsqu'il revint, son cheval sentait la fumée. Ceci fait, il s'isola dans sa tente, maintenant inoccupée, et on ne le vit pas reparaître de la journée. Une journée morne, rincée par les larmes du ciel, lava les péchés que les hommes. La colère de Dieu enfin apaisée, un calme de cimetière tomba sur le camp, portant avec lui le parfum douceâtre du jugement dernier.

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