La nouvelle recrue

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À ce propos, je vais délibérément sauter les deux premières années que je passai à combattre au sein de l'opritchiniya, devenant enfin un guerrier digne de ce nom et me faisant de nombreux camarades, mon chef Chovsky en tête, qui devint en fait mon maître d'armes.

La Suède capitula un an après la débâcle de Nizhniy Novgorod, et la Finlande devint russe. Mais cela, tu le sais, car c'est ce qu'on nous apprend à l'école. Je n'eus donc plus à combattre mes frères de sang, ce qui me soulagea même si j'étais devenu aussi russe que Chovsky. Cependant, les menaces sur l'empire n'en furent pas écartées pour autant, et nous entrainant à sa suite Ulfasso nous fit arpenter les steppes immenses de l'empire, pour l'empêcher d'être envahie par les hordes barbares d'Asie centrale qui ne cessaient de se lancer à l'assaut des frontières.

Un obscur jour de juin, où la pluie n'avait cessé de couler, nous tombâmes sur les restes d'un combat qui avait dû être violent : une troupe kazakh venait en effet de livrer bataille à une autre unité russe quelques jours avant que nous arrivions. Partout, ce n'était que cadavres dont la grande majorité était représentée par ce peuple guerrier et nomade, vivant à cheval, et réputés pour leur ardeur au combat. Mais alors que nous étions descendus de cheval pour inspecter le champ de bataille, un petit groupe d'une dizaine de Kazakhs fondit sur nous, arrivés de nulle part, et voulant sans doute tuer quelques Russes avant d'entrer au paradis d'Allah, leur dieu, l'arme à la main.

Ulfasso, pas plus que ses hommes, ne se démonta pas. Sans même remonter à cheval, il tendit sa main à Chovsky, qui se trouvait à ses côtés, avec Irvine.

— Passe-moi ton arc, lui ordonna-t-il simplement.

Irvine bandait déjà le sien, un sourire cruel sur les lèvres.

Chovsky donna son immense arc tartare à Ulfasso, et croisa les bras, attendant tranquillement la suite des évènements. Je m'approchais pour regarder, moi aussi, curieux de voir ce que savait faire Ulfasso avec un arc à la main. Ce dernier, ayant planté son sabre devant lui, se positionna de trois quarts, l'extrémité la plus basse de l'arc touchant le sol. Il avait intercalé entre ses doigts trois longues flèches, et tendait la troisième à hauteur de ses yeux, visant le premier cavalier kazakh.

— Quatre, lança Ulfasso à Irvine, ce qui me montra que ces deux-là profitaient des évènements pour parier.

— Pareil, répliqua ce dernier.

C'était la première fois que je voyais utiliser un arc pareil, et d'une manière aussi peu conventionnelle. Ayant tiré la corde le plus loin possible, Ufasso la relâcha, et la flèche siffla l'air. Ulfasso ne vérifia même pas s'il avait atteint sa cible, il arma tranquillement la seconde avec une précision qui prouvait qu'il avait l'habitude de tirer de cette manière, et décocha ainsi toutes ses flèches, qui du reste allèrent toutes se planter dans le front du cavalier qu'il avait visé. De son côté, Irvine avait également tué quatre hommes, et jeta un regard amusé à Ulfasso que ce dernier lui rendit, tous deux semblant satisfaits de leur petit jeu comme s'ils venaient de se livrer à une simple partie de chasse.

— Ah, mais il en manque un ! remarqua soudain Chovsky, en voyant un dernier cavalier fondre sur nous avec un courage des plus remarquables.

— Il est à moi ! s'écria Irvine en saisissant une nouvelle flèche, qu'il tendit sur son arc. Mais, montrant trop d'empressement, il manqua sa cible, et la flèche atteignit le cheval, qui s'écroula alors que son cavalier, ayant sauté à terre, continuait à pied, un sabre en demi-lune à la main.

Irvine, fou furieux, arma une nouvelle flèche, mais elle fut déviée par Ulfasso.

— On ne tire pas sur un homme à terre, lui dit-il, laisse-le venir et se battre à l'épée.

Mais le cavalier n'était pas un homme, mais une cavalière. C'était une jeune fille kazakh aux longues tresses brunes sous la coiffe en velours noir que portaient ces dernières, portant un large shalvi rouge, ce pantalon qu'on voyait chez les musulmans, une chemise à la russe aux longues manches bouffantes, cintrée sur sa poitrine par une courte veste à la turque, et par-dessus le tout un lourd caftan qui flottait derrière elle alors qu'elle se précipitait sur nous. Malgré la rage aveugle qui semblait la posséder, elle avait un visage de poupée, aux pommettes bien rondes et roses, avec une petite bouche rouge et de grands yeux verts.

Irvine se précipita à sa rencontre pour la défier, et après avoir échangé trois coups avec lui, cette étonnante Kazakh l'esquiva pour continuer sa course jusqu'à nous, se dirigeant droit vers Ulfasso qu'elle avait reconnu comme notre chef. Cependant, elle ne parvint jamais jusqu'à ce dernier, qui la regardait avec une expression d'intense surprise sur le visage, et fut arrêtée par trois hommes qui la firent tomber dans la boue en se précipitant sur elle, faisant voler son sabre au loin.

Mais alors qu'on la pensait maitrisée, la Kazakh parvint à se libérer et elle se jeta sur Ulfasso, qui prit par la surprise, fit un léger bond en arrière. Il avait repris son sabre dans la main gauche, et je pensais comme tous que bientôt on allait voir la tête de la Kazakh rouler par terre, mais il n'en fut rien : à ma grande surprise, il planta son sabre en terre et se tint sans arme face à son adversaire.

Jetant un rapide regard autour de moi, je me rendis compte qu'aucun des hommes ne comptait intervenir. Ils restaient là, les bras croisés, une expression amusée sur le visage. Je devinais alors que pour eux qui connaissaient Ulfasso mieux que moi, il était hors de question d'envisager un seul instant que cette femme, toute furie qu'elle soit, puisse ne serait-ce qu'infliger une égratignure au prince. Cependant, ce dernier avait l'air de la prendre au sérieux, puisqu'il n'arborait sur son visage aucune trace de moquerie ou d'arrogance : il était attentif et curieux, attendant qu'elle l'attaque.

Voyant son pire ennemi désarmé, la jeune kazakh ne se fit pas prier deux fois. Sortant un long poignard effilé de son caftan, elle planta ses yeux de chat dans ceux d'Ulfasso.

Le courage et la détermination de cette fille forcèrent mon admiration, cependant elle était désormais armée et Ulfasso non. Un soldat s'avança pour intervenir, mais Ulfasso, qui l'avait vu du coin de l'œil sans pour autant quitter la fille des yeux, l'arrêta tout de suite d'un geste de la main.

C'est le moment que la fille choisit pour attaquer : elle se jeta sur lui avec un hurlement à glacer les plus braves :

« Allah wakhbar ! »

C'était ainsi que les Kazakhs se jetaient au combat, en invoquant le nom de leur dieu par qui ils comptaient être accueillis au paradis. Avec des mouvements furieux, le poignard recourbé de la fille fendit l'air dans un sifflement, alors qu'Ulfasso l'évitait avec agilité. Cependant, il finit par chasser ce dernier des deux mains, légèrement, et comme lui, la Kazakh se trouva désarmée. Elle l'attaqua alors à mains nues, et au terme d'une lutte au corps à corps où je pus avoir un aperçu de la force de cette fille élevée parmi les bêtes, ils finirent par basculer au sol. Elle essaya de ramper jusqu'au couteau, mais Ulfasso était sur elle, et il la retourna face à lui comme si elle était un fétu de paille.

Il va la violer, finalement, et devant tous, pensai-je en voyant le prince à genoux sur elle, lui maintenant fermement à la fois les jambes et les mains. Ce dernier la regardait en silence, respirant bruyamment, alors qu'autour d'eux les hommes sifflaient et huaient, excités par le spectacle.

— Tue-moi, dit-elle alors en russe. Je préfère cela mille fois plutôt que de devenir ta concubine !

— Pourquoi le prince te ferait-il une telle faveur ? lança un soldat du nom d'Ejnev d'un ton moqueur. Au contraire, tu as montré une vitalité qui fait ta valeur : je ne crois pas m'avancer en disant que le prince préfère de loin une fille qui se débat à une qui fait la morte!

Cette remarque provoqua les rires de l'assemblée. Tous enviaient Ulfasso pour la prise qu'il avait faite :

— Le prince ne va pas s'ennuyer ce soir, remarqua Tiemsky, réputé pour sa fréquentation des bordels, en souriant d'un air entendu. Je donnerais beaucoup pour avoir une telle tigresse attachée sur mon cheval !

Cependant, aucune de ces remarques ne fit venir le moindre sourire sur le visage froid d'Ulfasso, et bizarrement, Irvine et Chovsky restaient silencieux. Maintenant toujours la fille sous son poids en lui tenant les deux poignets, notre général se contentait de la fixer en silence.

— Si tu penses que j'ai été brave, reprit la fille d'une voix légèrement tremblante, le regard délibérément plongé dans celui d'Ulfasso, traite-moi en guerrier d'Allah. Si tu me prends, je me suiciderais, mais je ne pourrais pas me présenter devant le plus grand en ayant perdu la vertu de ma virginité. Fais-moi cette faveur, Ulfasso !

Cette fille savait parfaitement qui il était : elle s'était apparemment jetée au combat avec ses frères pour avoir sa tête dans un ultime geste désespéré, avant d'entrer au paradis comme martyrs.

— Comment oses-tu demander une faveur au prince ? lui cria Ejnev. Et plus encore, comment oses-tu l'appeler par son prénom ?

— Il faudra bien qu'elle le fasse, quand elle sera dans son lit ! ricana Tiemsky en réponse, ce qui fit fuser les rires gras.

— Le prince préfère les vierges aux filles déjà déflorées ! lança un autre.

À ce moment-là, Ulfasso tourna son visage vers nous :

— Silence, ordonna-t-il d'une voix coupante. J'en ai assez de vous entendre !

Alors que tous se turent, Ulfasso libéra la fille de sa prise et se releva. Cette dernière se précipita alors droit sur ma lance avant même que je puisse bouger : elle allait s'empaler dessus !

Ulfasso la rattrapa juste avant que la lame ne pénètre sa poitrine. L'entourant de ses bras puissants, il la tira en arrière, puis la planta devant lui en la tenant par les épaules, l'empêchant de se débattre.

— Arrête, dit-il de sa voix grave. Je te donne ma parole que je ne te toucherai pas, et qu'aucun de mes hommes, s'il tient à la vie, ne le fera.

Ulfasso était un homme d'honneur qui respectait le courage plus que tout. Une fois de plus, je ne pouvais que lui reconnaître cette qualité : il avait fait la même chose avec moi.

Je pensais que la fille allait se jeter à ses pieds, mais elle eut la clairvoyance, certains pourraient appeler cela de la folie, de ne pas le faire. Une seule faiblesse montrée à Ulfasso suffisait à lui faire perdre l'estime qu'il avait de vous. Au lieu de ça, elle se contenta de le fixer de son air farouche, et eut même le culot de demander :

— En échange de quoi ?

— De rien, fit Ulfasso. Mais tu dois savoir que tout adversaire épargné doit rester parmi les opritchiniki. C'est la règle. Tu l'as dit toi-même, tu es un guerrier avant d'être une femme. Combats à nos côtés pour la Russie, et tu seras traitée comme un guerrier.

Il la relâcha et tourna les talons, avant de prendre le sabre qu'on lui tendait.

— Nous repartons, lança-t-il. Donnez-lui son cheval et ses armes. Que personne ne la touche ! Le premier que je vois tendre la main sur elle, je l'abats sur le champ.

Puis il remonta à cheval et se tourna vers la Kazakh :

— Tout comme toi si je te vois tenter quoi que ce soit, reprit-il. Méfie-toi, mes flèches sont encore plus rapides que mon sabre !

Ayant dit cela, Ulfasso s'éloigna au trot. Dès qu'il fut hors de vue, la Kazakh baissa la tête et lâcha un long soupir de soulagement.

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