Le chasseur et le chassé

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Il ne savait pas depuis combien de temps il courrait. Mais c’était déjà la fin. La lame tranchante s’enfonça dans la chair froide et tremblante, transperça le cœur épuisé et ressortit de l’autre côté. Ses yeux s’entrouvrirent de surprise. De sa bouche sèche, s’échappa un mince filet de sang rouge qui s’écoula sur sa chemise déchirée. Il se sentit partir en avant, ses genoux s’effondrèrent lourdement sur le sol glissant. Son pâle regard supplia le Ciel de l’épargner de cette douleur qui le frappait à la poitrine. Le poignard était passé entre les côtes, l’empêchait de respirer. Il suffoqua, cracha des bouillons de liquide noir mélangé à la bile. Depuis combien de temps n’avait-il pas avalé un morceau ?

Réunissant ses maigres forces, il joignit ses deux mains égratignées et creusées de blessures. Sous ses murmures, le sang continuait à affluer. Il ne regrettait rien. Il avait servi les plus grands seigneurs et réussi un bon nombre de missions. Il aurait aimé périr dans des conditions plus glorieuses. Ces maudites chevaleresses avaient réussi à prendre une importante cité dominée par le religion octroyonne. Le seigneur Ambroise d’Octroyon se chargerait de les brûler vives. Il ferma les yeux et laissa les gouttes de pluie froides dégouliner sur ses paupières. Etrangement, la main assassine ne retirait pas la terrible lame.

L’homme sentit une présence et attendit.

Le froid transitait ses membres, la boue s’engouffrait dans ses guenilles, la Faucheuse ne tarderait pas à prendre son âme.

Puis une douleur affreuse, lancinante dans le dos.

L’homme hurla mais étouffé par le sang, il vomit sur le sol.

Ce furent une pluie de poignards qui s’enfoncèrent dans le cadavre de la proie, attaquant les côtes, le bas du dos, le ventre. Sa vue s’amenuisa, il ne vit que les ténèbres s’affaisser sur lui.

*

Abasourdie, je restai immobile, observant l’homme se vider de son sang. Le poignard toujours à la main, dégoulinant de liquide sombre, ma main ne tremblait pas. Je tentais de ne pas détourner les yeux de ce spectacle.


-Ne lâche rien, retentit une voix féminine assurée. Regarde, observe et pense à tout ce que cet homme a fait à ces femmes.


Je gardais mon calme. La pluie continuait à tomber et j’étais trempée. Ignorant le froid et l’humidité, j’écoutais le souffle calme de ma poitrine. C’est comme si mon cœur n’avait pas battu pendant ces instants de torture. Il demeurait calme, voire paisible. Les hurlements de ma proie retentirent dans mon crâne jusqu’à me faire revenir à la réalité. J’avais tué un homme et maintenant j’assistais à sa lente agonie. Un mince sourire se dessina sur mes lèvres tâchées de sang. Je parcourus le coin de mes lèvres blessé par une profonde coupure infligée par ce bon-à-rien. Je goûte le mince filet de sang et le crache dans la boue.

Le cadavre cessa de trembler et s’immobilisa.

Un long silence s’ensuivit jusqu’à ce que Sinéphie vienne me tirer de mes rêveries.


-Dis-moi, as-tu aimé ?


-Qui y-a-t-il de plus beau qu’un homme qui souffre, dis-je lentement.


-Tous ces criminels n’ont pas encore compris la leçon. Vous devez leur montrer comment on fait.


Je me retournai vers Sinéphie de Mélorgia, la Sagesse du royaume. Elle avait accepté de me former à la Chasse à l’homme qui débuterait le lendemain soir. Deux harassantes semaines suffirent à me faire maîtriser l’épée, le poignard et les techniques de combat. J’attendais l’approbation de la Sagesse pour pouvoir y participer.

Nous tournâmes les talons pour retourner au palais.


-Qu’en pensez-vous Sagesse ? Mérite-je de participer à la Chasse ?


La jeune femme ne répondit pas. Âgée de 22 ans, elle était la plus jeune chevaleresse à gouverner un si grand territoire. Sa mère la défunte Solange de Mélorgia lui avait appris que le monde était exclusivement érigé en faveur du sexe masculin et que la femme était mise de côté, appelée pour procréer et tenir le foyer. Solange en avait décidé autrement : son peuple serait libre, les siennes bénéficieraient de la meilleure éducation. Désormais, elles pouvaient faire s’engager dans l’armée mélorgiane, exercer un métier et tenir des responsabilités.

Sinéphie reprenait le relais mais certaines règles avaient changé : l’arrivée de la Chasse à l’homme faisait déjà sensation auprès de femmes avides de sang et de libertés.

J’observai les jeunes traits de la Sagesse, son tatouage en forme de poignard sur le dessus de sa main, symbole d’une génération de femmes indépendantes. Elle ouvrit enfin la bouche.

-C’est à toi de décider si tu en es capable. Au fond de toi, tu le sais Cinemon et si tu veux intégrer le rang des Affranchies, il faut que tu fasses entièrement confiance en ton instinct.


-Et si l’homme est plus fort ? Que dois-je faire ?


-Tout est fait pour te faire croire que l’homme est une proie vulnérable mais lorsqu’il est en danger et que sa vie dépend de ses actes, il peut s’avérer plus fort. Celui que tu as combattu n’a rejoint que récemment le camp ennemi, il n’a pas eu le temps de s’entraîner. Mais si tu te retrouvais dans sa situation, tu serais bien contrainte de t’adapter.


-Sans armes ? Les poings nus ?


Sinéphie s’arrêta subitement.


-Tu ne seras pas toujours armée d’un couteau. Il faut te rendre à l’évidence que les situations ne seront pas toujours à ta faveur. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger les femmes d’agressions nocturnes mais il faut savoir vivre en sécurité.


-Oui Sagesse.

Nous approchions de l’imposant palais en pierres étonnamment peu gardé. La Sagesse tenait à ce que son bâtiment soit libre d’accès au peuple et aux étrangers. Néanmoins, la garde était renforcée en période de conflits quand les Octroyons menaçaient d’attaquer le cœur de Mélorgia. Sinéphie pensait à tout.

Mon œil parcourut l’immensité du paysage en apparence paisible mais rythmée de morts atroces. Je pouvais entendre les râles des hommes et l’enfoncement des armes dans les pauvres chairs. A la sortie de la forêt, la Sagesse m’emmena dans la cour intérieure du château. Tout le monde était parti tuer de l’homme et y régnait une atmosphère assez lourde.


-Sagesse, puis-je encore m’entraîner ?


-Pourquoi cela, nous avons bien œuvré aujourd’hui. Inutile d’user le reste de tes forces.


-Je vous assure que je peux encore tenir une épée.


-Cinemon !

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