LXV. Le temps des adieux

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" Deux ? Si même les dieux ne savent plus compter, où va le monde ?"

Feorl avait bien retenu les explications de ses amis à propos de la désolation que la mort d'Arse, et donc celle de sa déesse, entraînerais. Mais il ne se rappelait aucune autre indication à propos d'un deuxième dieu dont la vie serait en suspens. Et puis, l'air supérieur de cet inconnu commençait sérieusement à l'agacer. Mi-fier de sa pique, mi-inquiet de la réponse qui allait suivre, il capta le regard Saylin sur lui, lourd de reproches. Pourtant, la jeune fille n'ouvrit pas la bouche et se contenta de le garder à l’œil. 

Au dessus, l'Immaculé, quant à lui, tardait à répliquer. L'insolence du petit être parut le déstabiliser, si bien qu'il resta quelques instants silencieux, à la recherche de paroles coincées dans sa gorge. Finalement, un sourire arrogant s'esquissa sur ses lèvres. 

" Deux, oui. Ne me rendez pas coupable de votre ignorance. En outre, vous êtes bien mal placé pour me parler de chiffres. Le monde des Quatre anneaux, c'est bien comme cela que vous l'appelez ? Pathétique... soupira-t-il.

— Que voulez-vous dire ? le coupa Maya. 

— Vous prétendez sauver le monde, mais vous n'en connaissez pas même l'histoire. Comment espérez-vous rallier les gnomes à votre cause tout en ignorant l'un des fondements de cette guerre ? Son origine ?

— Autre que la folie d'une déesse ainsi que son envie de détruire l'univers ? Allez-y, je vous écoute, combien y a-t-il d'anneaux ? répliqua Arse. 

— Cinq. Il y eut cinq anneaux. Un pour chaque dieu, chaque peuple, chaque magie. En haut, Aïa, avec son Rideau de lumière, dans sa jolie cité d'Aïane, vient ensuite Ozen et sa chère Terre des Vents, puis Berethil et la Grande Forêt qui sert de terrier à votre ridicule petit peuple, puis Silassia, le Cratère de Cendres, qui déjà ne profite plus de la lumière de sa sœur. Alors imaginez l'anneau du dessous. Une nuit permanente, une terre aride, sèche et désertique, froide et rocailleuse. Voilà la terre de Kazroka ! Quelle justice n'est-ce pas ? Quelle égalité !

— Qu'est-il arrivé à cet anneau ? 

— Détruit. Les pus grands historiens gnomes s’accordent sur ce sujet. Leur lande chérie, victime d'une ignoble catastrophe. Seuls quelques chanceux ont pu fuir à temps ce désastre de la nature... Sans foyer, les gnomes ont été accueillis par Silassia sur cet anneau il y a des siècles, revenus à l'état de moins que rien. Kazroka y a implanté cette ressource qu'ils maîtrisent, ce métal si précieux... Et nous voilà aujourd'hui. Le peuple gnome ne se satisfait plus de ce minuscule territoire qui leur avait été conféré. 

— Ne pouvez-vous pas créer un nouvel anneau ? souffla Maya, émue par ce récit dont elle ignorait tout. 

— Sans doute... Mais à quoi bon ? Pour retrouver le misérable bout de terre où vivaient les protégés de Kazroka ? Non. Les dieux ont commis une erreur, une erreur terrible. Et il est temps pour elle de se venger. Je suis le bras armé de la déesse, je suis leur égal. Ils paieront cette nuit. 

— Vous avez oublié de mentionner un détail, il me semble. Le Chaos. J'ai beau ne pas être versé autant que vous dans les méandres du mal, je suis certain d'une chose : votre peuple ne survivra pas au Chaos. Et tout ceci aura été vain, ajouta Feorl.

— Vain ? Vain ? ricana Maëross en s'élevant un peu plus dans les ombres."

Son rire tonitruant résonna à nouveau sous l'immense cloche que formait son voile de ténèbres. Au bout de quelques secondes, les quatre amis le perdirent de vue, totalement happé par la nuit surnaturelle. 

" Que pouvons-nous faire ? chuchota Maya. 

— Évacuer le plus de personnes possible. A quatre ou à cinq cents, le résultat sera le même. Trop de combattants seraient inutile. Nous allons nous en occuper tous les quatre. Si nous mourrons, le reste des armées prendra le relais, pas la peine de les mettre en danger inutilement, expliqua Arse. 

— Mais tu es fou ? A quatre contre un dieu ? Tu es criblé de balles, je reviens d'entre les morts, Saylin est épuisée et Maya concentre déjà son énergie à nous procurer de la lumière !

— Pas le choix Feorl. Les tirs de canon gnome risqueraient seulement de nous toucher, et les autres Istiols ont déjà beaucoup trop donné pour cette bataille. 

— Mais qu'importe ? explosa le Passager, hors de lui. Crois-tu que cette bataille est la tienne, la mienne ou celle de Saylin ? Non, elle ne l'est pas. Elle est l'ultime bataille des Quatre anneaux ! Il n'est plus question de duel ou d'honneur désormais Arse ! Le monde entier repose sur tes épaules, et une autre vie de dieu est apparemment en suspens, nous ne pouvons pas prendre le risque de l'affronter seuls !

— Et c'est pourtant ce que nous allons faire Feorl. Je suis désolé mais je sens, au plus profond de moi, que cela se jouera entre nous quatre et lui. 

— Tu es fou, soupira l'Istiol. Tu es décidément fou. Depuis quand l'avenir du monde reposerait sur l'intuition d'un unique être ? Je refuse ton plan mon ami. 

— Mais tu ne comprends donc pas ? Il profite de nos faiblesses comme s'il s'agissait d'un jeu ! Il manipule nos ignorances et nos sentiments ! Plus nous serons nombreux, plus nous remettrons de faiblesses entre ses mains. 

— Mais ensemble, nous sommes plus forts. Ne connais-tu pas ce principe ? 

— Si, bien sûr ! Je suis navré Feorl, mais il est temps de renverser les principes. Demander à ces armées de se battre contre un dieu serait pure folie. Dans les ténèbres, contre un être surpuissant ? Autant les laisser hors de portée, reprendre des forces, puis revenir se battre si nous tombons. C'est la meilleure chose à faire. 

— Bon... Très bien, finit pas grogner le Gardien. 

— Merci de ta confiance, je ne l'oublierai pas, susurra le Calciné."

Aussitôt, le lézard se détourna et, sans oublier de vérifier si Maëross avait reparu dans le ciel, s'approcha d'un gnome et s'entretenu avec lui à voix basse. Ce combat n’était plus le leur. Maëross n'était pas plus leur allié que les lézards, la guerre touchait à sa fin.

Après un dernier coup d’œil renfrogné à son compagnon, Feorl souleva délicatement Tilaë et se dirigea vers un Passager transformé non loin. 

" Emmène-la quelque part où elle sera en sécurité, elle le mérite. Et, préviens Sangaë de ce qu'il s'est passé, je ne suis pas sûr qu'elle comprendrait, souffla-t-il à l'immense renard qui se tenait devant lui."

Avec un hochement de tête, le Passager accepta le corps de la Gardienne et le hissa sur son dos, puis s'enfonça dans la foule hétéroclite. Alors qu'il retournait auprès de Maya et Saylin, Feorl sentit un souffle lui effleurer la joue. Un sourire malheureux aux lèvres, il se tourna vers le museau de la tigresse noire, dont les rayures d'ambre apparaissaient comme des bougies dans la pénombre. Sangaë colla son front contre le sien, paupières closes. Détruit à l'idée de ne plus jamais la revoir, il lui passa sa petite main dans le pelage, qu'il sentit imbibé de sang. Le sien ou celui de ses ennemis ? Les deux sans doute. 

" Tu ne peux pas rester ici. Tu dois partir avec les Passagers, je t'en prie..."

La tigresse souffla bruyamment, et serra davantage son crâne contre celui de son "frère". 

" Je sais, je sais... Ce n'est pas moi qui en ai décidé ainsi crois-moi..."

Pourtant Sangaë ne bougeait pas. 

" Nous nous reverrons, du moins je l'espère... Ne t'en fais pas. Nous sommes liés non ? Ce n'est pas pour rien. Où que tu sois, où que je sois, nous nous retrouverons, aux côtés de la Grande Forêt s'il le faut..."

La bête trépigna sur place mais ne se dégagea pas. 

" C'est toi qui a créé ce lien entre nous, n'est-ce pas ? C'est toi qui a fait de moi ton frère, toi, esprit de la forêt ? Il est temps d'accepter que je sorte de ta protection, non ? Je n'oublierais pas ce que nous avons traversé ensemble, mais je vais te prouver que je désormais capable de me débrouiller sans toi. Merci Sangaë, de m'avoir choisi, d'avoir partagé ma vie, ta vie, ton âme, ta puissance... Nous sommes liés, pour toujours, je te le jure."

Les yeux embués de larmes, Feorl déposa le bout de ses doigts sur les joues de la tigresse et, avec lenteur, releva sa tête. Le regard d'ambre croisa le sien. Ils se mêlèrent, se comprirent, un accord se scella. 

Finalement, la tigresse se détourna, la queue battante de frustration, et rejoignit le reste de la troupe Istiole, qui quittait définitivement le voile d'ombre. 

Alors que les quatre amis se rejoignaient à nouveau au cœur des brumes du Rideau, un nouveau tremblement ébranla les ténèbres, accompagné d'une myriade de rayons violacés, tels des prédateurs autour de leurs proies. 

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