LI. Fuir ou mourir

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Sortis du bureau à la suite des deux jeunes filles, Feorl et Tilaë, montés sur l'immense tigresse ambrée, s'engouffrèrent dans le boyau grouillant d’activité. La plupart des Istiols, impatients de profiter enfin repos bien mérité s'agitaient en tous sens, sans comprendre la raison de ce soudain remue-ménage. Certains préféraient ne pas se lever des maigres alcôves qu'on avait aménagé pour eux tandis que d'autres fusaient d'un endroit à un autre et interrogeaient au hasard les lézards qui avaient le malheur des les croiser. Honteux du comportement encombrant et puéril de ses confrères, Feorl se hissa tant bien que mal debout sur le dos de sa "sœur", frôla de peu le plafond rocheux et utilisa ses petites mains comme porte voix :

" Passagers ! Passagers ! Ecoutez-moi, écoutez le plus grand des Passagers, celui qui vous a mené dans cette quête ! Celui tellement puissant qu'il..."

Tilaë lui donna un coup de coude dans le flanc pour le faire taire, une expression furieuse au visage. 

" Aïe ! glapit-il. Pardon, pardon... Nous sommes pressés, comme vous le voyez ! L'heure du dénouement approche, et si vous êtes ici, c'est bien pour y participer. La dernière étape de notre voyage se déroule maintenant ! Pour y prendre part, rejoignez-nous à l'entrée de la caverne ! Je répète, à l'entrée de la caverne ! J'espère vous y voir nombreux ! hurla-t-il avant de se laisser retomber sur la tigresse qui s’élança dans le couloir."

Immédiatement, les Istiols les plus décidés et attentifs les talonnèrent, suivis d'autres plus distraits mais attirés par le rassemblement ainsi formé. Lorsqu'ils quittèrent le tunnel, les deux Gardiens jetèrent un regard derrière eux et constatèrent avec un sourire radieux que la file de leurs semblables s'était reformée. Excité comme un puce, Feorl s'écria dans les oreilles de Sangaë :

" En avant ! En avant vers le dernier combat ! Demain, le Rideau n'illuminera peut-être plus nos visages... Ou peut-être rayonnera-t-il sur le champ de notre victoire ! Qui sait ?"

En quelques minutes, les Passagers dévalèrent les deux pentes qui menaient à l'entrée de la grotte et rejoignirent Arse, devant des dizaines de soldats lézards. Ces derniers, hommes comme femmes, étaient seulement protégés par une cuirasse et un casque blanchâtres, sans doute de la carapace d'Uracus, qui dissimulaient leur couleur chatoyantes.  Leurs griffes acérées serraient fébrilement de longs pieux de bois, des torches ou encore des boucliers à l'allure primitive, tout aussi laiteux que leurs amures. Malgré leur nombre peu impressionnant, un sentiment d’organisation et de discipline s'émanait d'eux. Tous leur sens étaient aux affûts de la moindre indication d'Arse ou d'un autre grand lézard brun, apparemment leur commandant. Riast, trop vieux pour se battre, s'était retiré derrière eux et tâchait de superviser les opérations d'un œil hagard.

Les Istiols se mêlèrent discrètement aux reptiles tandis que Sangaë se glissait aux côtés du Calciné. Celui-ci, à la frontière de la caverne, observait avec attention l'horizon, le cœur battant. Il entendait dans son dos les murmures des guerriers et guerrières, menés par Thylis. Des murmures de doutes, de désespoir, d'inquiétude. Au loin, à peine visibles dans l'obscurité ambiante s'agitaient quelques lueurs, des torches sans doute. Aucun trace d'une immense armée. 

" Où sont-ils ? murmura Feorl, de peur de déranger son ami. 

— Là-bas. Les gnomes sont nyctalopes, ils sont amis de la nuit et y voient comme en plein jour. 

— A quoi servent les torches alors ? 

— Aux canons. Les tirs commenceront bientôt, souffla le lézard brûlé. 

— Nous ne pourront jamais les éviter, cracha Tilaë."

La petite Gardienne jeta un regard au dessus de la caverne et discerna, derrière le Pic, un pan du mur de glace érigé par Maya. 

"Le mur est fondé, ajouta-t-elle. Eux, au moins, seront en sécurité. 

— Nous devons sortir, tu l'as dit toi-même, reprit Feorl vers le Calciné. 

— Cela ne suffira pas. Tilaë a raison. Nous serons saufs pour un temps, mais comment les approcherons-nous ? Nous serons décimé en quelques tirs, comme à chacune de leurs attaques..."

Pendant quelques secondes, un silence de plomb s'installa entre les trois compagnons. 

" J'ai une idée, marmonna Feorl d'un ton pensif, presque déprimé."

Tilaë, qui le connaissait comme sa poche, discerna immédiatement le trouble qui régnait en lui. 

" Qu'est ce qu'il y a ? s'enquit-elle. 

— J'ai une idée, répéta Feorl. Mais ça passe ou ça casse..."

***

Toujours penchée sur Maya, Saylin observait avec effarement ses respirations se faire de plus en plus espacées, de plus en plus rares. Avec une grande inspiration, elle planta ses prunelles limpides sur les paupières closes de son amie et songea de tout son cœur au sentiment de bien être qui l'emplissait au moment même. Une fois celui-ci perçut sous toutes ses coutures, nuances et formes, elle le transmit à la Reflétée. L'échange se déroula avec une facilité déconcertante. Après quelques secondes d'effort, Saylin reçut la lourdeur de la fatigue de son amie tandis que celle-ci rouvrait doucement les yeux. 

" Que... Que se passe-t-il ? s'exclama-t-elle avec une moue horrifiée. 

— Rien, ce n'est que moi. Tu as perdu le contrôle de tes pouvoirs je crois, répliqua Saylin en désignant du menton l'immense muraille qu'elle avait érigée. Tu peux te lever ?"

Avec un hochement de tête, Maya déposa ses mains au sol et, difficilement, se hissa sur ses deux jambes. 

" Parfait, reprit Saylin alors qu'elle s’élançait à nouveau vers l'enclos des Uracus."

Tant bien que mal, Maya la suivit, l'esprit encore embrumé des nombreuses pensées douloureuses qui y avaient défilé.

A côté des gigantesques scorpions domestiqués, les mères et leurs enfants, dont la tension était désormais palpable, attendaient docilement un signal de leur part. Saylin posa délicatement sa main sur l'épaule d'une jeune femme qui serrait un nourrisson entre ses bras et souffla :

" Vous pouvez y aller. Courez, tout droit sans vous retourner. Une fois arrivés aux brumes, avancez à l'intérieur, sans réfléchir ni attendre. Elles vous mèneront à bon port, laissez-vous faire, tout ira bien. Ne revenez pas. Peut-être ne reviendrez-vous jamais ici, mais là où nous vous emmenons, vous serez en sécurité. Si nous gagnons, nous viendrons vous chercher, ne vous en faites pas... Et libérez les bêtes, elles ne méritent pas de mourir ensevelies. 

— Mais... Où allons-nous ? s'écria la jeune femme, désemparée. 

— Dans un endroit sûr. Les Istiols vous accueilleront à bras ouverts. Dites que vous venez de la part de Feorl le Gardien, d'accord ? Filez maintenant, nous n'avons pus beaucoup de temps."

La mère hocha précipitamment la tête, défit le loquet de pierre qui enfermait les scorpions et, sans un regard en arrière, commença à courir dans la direction indiquée par Saylin. Alors qu'elle passait devant elle, une autre mère, plus âgée et accompagnée d'un Uracus, s'arrêta quelques secondes pour murmurer un fébrile "Merci" avant de se remettre à courir. 

" Ton mur tiendra ? reprit Saylin en se détournant des fuyards. 

— Nous verrons bien, mais je pense qu'il suffira, répondit Maya avec un sourire appréciatif envers l'édifice."

Sans une parole de plus, les deux jeunes filles s'engouffrèrent au sein de la caverne, désormais déserte, et retrouvèrent le reste de la population juste devant l'entrée. Elles jouèrent des coudes au milieu des lézards et des Istiols avant de retrouver leurs compagnons en pleine discussion stratégique. 

" Les mères et les petits sont sauvés, chuchota Maya. Que se passe-t-il ici ? Avez-vous un plan ? 

— Feorl en a un, expliqua Arse. C'est le seul susceptible de fonctionner mais...

— Mais ? Quel est le problème ? le coupa la Reflétée. 

— Mais le ciel ne nous appartient pas."

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