XLV. Tu ne faibliras jamais

5 minutes de lecture

Surpris du départ précipité de Thylis, Arse resta quelques instants figé au milieu du corridor, le visage léché par les douces lueurs des flammes alentours. Qu'avait le chef de caverne de si redoutable pour que ses propres gardes n'osent pas le déranger ? Certes, chez lui, le Calciné n'appréciait pas rendre visite au dirigeant de sa caverne, mais pour des raisons bien différentes. Celui-ci, nommé Krais, était un lézard froid et brutal, qui avait géré d'une main de fer la grotte de Courberoche. Cependant, il n'avait jamais prêté beaucoup d'attention à l'Académie des Calcinés au sein de son territoire, pour la simple et bonne raison que les maîtres n'avaient pas vu en lui le Calciné qu'il rêvait d'être. Sans cette querelle de jalousie, peut-être aurait-il daigné entendre les mises en garde des guerriers de feu et se préparer au mieux pour la guerre. Cela n'avait pas été le cas. Les Calcinés avaient reçu l'ordre de ne pas agir avant la prétendue offensive, qui signa l'arrêt de mort de la population lézard. Arse et ses frères d'armes s'étaient rebellés contre les recommandations de Krais et s'étaient précipité à l'assaut des gnomes et de leurs immenses machines. Tous moururent et laissèrent derrière eux les cadavres ensanglantés des habitats de la grotte qu'ils avaient juré de défendre. 

De tout son cœur, Arse espérait ne pas rencontrer un tel dirigeant à nouveau. Résigné et submergé de colère par ce tragique événement, il serra les poings jusqu’à s'en faire mal et partit à grand pas vers le fond du couloir. Le tunnel semblait interminable, toujours plus sombre, plus étroit, plus tortueux. Bientôt, les braseros devinrent de simples torches, fixées à la roche, si bien qu'Arse doutât d'être parti dans la bonne direction. Thylis l'avait-il dupé ? A quoi ce "Bonne chance" qu'il avait prononcé à contre cœur rimait-il ? Bouillonnant d'une rage qui n'attendait qu'à exploser, le Calciné poursuivit prudemment son chemin dans cet étrange couloir. La température, déjà élevée, ne cessait de monter et atteignait des sommets dignes d'une véritable fournaise. Le cœur du volcan... J'arrive au cœur du volcan. 

Était-ce un vulgaire piège qui l'attendait au bout de ce souterrain ? D'un soupir, le lézard balaya ses tergiversations et reprit sa marche, décidé à trouver sa cible. Ses théorie se fondèrent alors que de minces coulées de lave zébraient les pans de roches qui l'entourait. Avec une grimace, le Calciné se remémora la jour où il avait goûté à cette substance impitoyable.  

Comme à l'ordinaire sur le Cratère de Cendre, le ciel était gris. D'un gris sombre et âcre, vaporeux et brûlant. Plus bas, sur terre, un petit groupe de jeunes lézards étaient rassemblé autour d'une large coulée de lave. Aucun spectateur. Arse ne parvenait pas à se souvenir de leur nom à tous mais l'un d'eux se démarquait des autres. Debout à côté de lui, les écailles d'un vert d'émeraude, un mince sourire aux lèvres et un air narquois en permanence. Hyst. Voilà le nom qui surgit de sa mémoire. Son meilleur et plus loyal ami. Ils avaient fait les quatre cent coups ensemble, lors de leur apprentissage, toujours soudés et et inséparables. Aujourd'hui, ils avaient la chance de marquer l'apothéose de leur amitié à toute épreuve. Devant eux, un majestueux lézard, à la peau brûlée et noirâtre, le visage marqué par les années qui s'étaient accumulées, se chargeait du protocole de l'ultime épreuve. Inutile. Tous savaient ce qu'ils avaient à faire. Son long discours sur les valeurs ancestrales des guerriers Calcinés terminé, les apprentis s'avancèrent d'un pas, alignés le long de la large faille emplie de magma. Puis, d'un accord tacite, tous sautèrent comme un seul dans le fleuve brûlant. 

La sensation avait été affreuse. Arse avait eu l'impression que quelqu'un déchirait minutieusement chaque morceau de chair, s'insinuait à travers les écailles pour mieux le blesser ensuite. Plusieurs fois, il s'était retenu de hurler en se remémorant les valeurs des Calcinés : Honneur, Force et Justice. La douleur avait été atroce, inébranlable et éternelle. Tout son corps se consumait, mais il était prêt. Durant toute son enfance, il s'était préparé à cet instant, à cette douleur qui lui dévorait les entrailles. Il ne faiblirait pas. Jamais il ne se détournerait du destin qui était le sien. Petit à petit, une harmonie s'était mise en place en lui. La douleur, son corps et la lave ne firent plus qu'un. La sensation d'être enfin ce qu'il devait être était délicieuse, si bien qu'il parvînt à oublier sa torture pour contempler ses camarades, mais surtout pour apercevoir Hyst. A l'instant même où il avait ouvert les yeux et aperçu exclusivement une marée de feu, une nouvelle vague de souffrance avait déferlé sur lui. Encore plus infernale que la précédente, plus puissante et plus impitoyable. Il avait senti ses prunelles brûler sous l'effet de la chaleur, sa vison s'altérer jusqu'à se désagréger complètement.

N'ouvrez jamais les paupières lors de votre rencontre avec la lave. Le feu est un élément opportuniste et cruel, il profite de chaque occasion si vous ne lui montrez pas que vous êtes le maître répétait sans arrêt le vieux Calciné qui leur servait d'instructeur. Comment avait-il pu oublier cette évidence ? Peu à peu, il s'était senti sombrer dans le flot intarissable de lave, se mêler à lui. Mourir. Quand tous ses espoirs de devenir le plus grand des guerriers l'eurent quitté, une nouvelle voix, qu'il avait oublié depuis longtemps, avait refait surface en sa mémoire : "Tu seras le plus grand de tous les Calcinés, mon fils. Je le vois dans tes yeux, tu ne faibliras jamais. " Poussé par cette confiance paternelle, cet amour dont il n'avait que trop peu profité, un nouvel élan s'était emparé de lui. A l'aveugle et malgré la torture lancinante, il s’était élevé vers la surface, à la seule force de ses muscles embrasés. Comment avait-il touché du bout des griffes le rebord de roche duquel il avait sauté ? Il ne le savait pas, mais peu importait. Les deux mains fermement ancrées dans la pierre, il s'était hissé et avait roulé avec délice dans la poussière.

Autour de lui, il percevait les exclamations inquiètes de ses camarades alors que sa douleur déclinait peu à peu. Tous se rassemblaient à côté de son corps meurtri, comme ils l'auraient fait avec un mort. En puisant dans ces dernières ressources, il avait difficilement ouvert ses yeux. Tous avaient retenu leurs souffle. Dans ses prunelles dansaient les flammes, la lave et la douleur.  De jaune auparavant, ils étaient passés à rouge et orange, en perpétuel ondoiement. Puis il les avait vu. Tous, tous ses compagnons apprentis avaient quitté leurs couleurs flamboyantes d'autrefois pour arborer les mêmes écailles rongées par le feu, embrasées par la lave. Le dernier souvenir d'Arse de cet événement particulier était l'expression impressionnée mais teintée d'horreur du maître Calciné avant qu'il ne perde connaissance. Jamais personne n'était sorti vivant de la lave après l'avoir contemplée de l'intérieur. 

Arse s'éjecta brusquement de ses pensées alors qu'il détachait son regard de le fine coulée de magma. Après tout ce qu'il avait enduré, aller au cœur de ce volcan ne l'arrêterait pas. Jamais il ne faiblirait. A nouveau plein de fougue, il repartit en courant dans le tunnel sans prêter la moindre attention à la chaleur ou à son aspect lugubre. Il courait, sans relâche, sans épuisement, sans désespoir, vers sa destination car il était désormais persuadé d'être sur la bonne voie. 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lëowenn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0