XXXVII. La descente

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 Saylin avait laissé le Vent repartir vers les brumes du Rideau après les avoir aidé. En voyant la vague de poussière et de cendre déferlant sur le flanc de la colline, elle regrettait amèrement sa décision. De toutes ses forces, elle rappela l'élément, le seul qui pouvait désormais leur être utile. Son sifflement se transforma progressivement en hurlement, impérieux et intraitable. Si le Vent l'entendait il n'aurait pas le choix : il devrait la rejoindre et les sauver. Autour de la jeune fille, l'air était toujours aussi lourd et pesant, pas un courant ne le traversait. Désespérée en entendant le vacarme de l'avalanche s’approcher peu à peu, Saylin ferma les yeux, leva les bras et tonna à travers son chant :

" Couard ! Ne m'avez-vous pas appelée Maître il y a peu ? Ne vous êtes-vous pas excusé de ne pas m'avoir obéi ? Êtes-vous si faible pour ne pas vouloir dévoiler vos pouvoirs ?  Ou bien n'êtes-vous pas capable de respecter une engagement ? Je vous le dis pour la dernière fois : venez et arrêtez cette avalanche. Montrez vos pouvoirs à votre Maître !"

Immédiatement, un fin souffle effleura sa joue alors qu'un murmure infiltrait son oreille :

" Les Vents sont changeants Maître... " 

***

    Secouée en tous sens, Tilaë peinait à conserver sa prise dans l'épaisse fourrure de la tigresse. Sa tête était plaquée contre celle de la féline, sans cesse en mouvement pour analyser les actions de leur adversaire. L'Istiole sentait que Sangaë commençait à se fatiguer. Elle devait garder son rythme sans se laisser entraîner sous peine de s'écraser face contre cendre. Pour esquiver le monstrueux dard du scorpion, elle bondissait et esquivait si rapidement que tous ses sens étaient mis à l'épreuve. Son temps de réaction, si impressionnant qu'il était inimaginable pour un être humain, devenait le dernier espoir de ses compagnons. Les deux Istiols pesaient sur son dos, la poussaient en avant et la déstabilisaient mais elle tenait bon. Elle n’avait pas le choix. Derrière elle, elle percevait que l'insecte perdait pied. L'avalanche le rattrapait, doucement mais sûrement. De nombreux hurlements et cliquètements stridents s'arrachaient de ses mandibules acérées. 

    Terrifié à l'idée d'avoir réveillé cette affreuse créature, Feorl réfléchissait au ralenti. En bas, la file d'Istiol désorganisée se dispersait entre les cratères fumants, Arse, accompagné de Maya, tentait tant bien que mal de les retenir tandis que Saylin semblait en pleine transe, psalmodiant des paroles inaudibles avec la distance. Les flancs de sa "sœur" battaient au rythme de sa respiration effrénée. Malgré sa puissance, Sangaë ne tiendrait plus longtemps. Tilaë, toujours tapie dans sa fourrure, ne bougeait que pour surveiller le scorpion. Avec un soupir, Feorl lâcha soudainement la fourrure noire et se laissa glisser du flanc de la tigresse. En s'écrasant dans la poussière, il se replia en boule pour éviter de se faire rattraper par l'avalanche. Sa dégringolade était affreuse. Sa tête se cognait sans arrêts contre des pierres, de la poussière emplissait sa bouche, la cendre éraflait ses bras. A force de tourner, il finit par perdre la notion du bas, du haut et se retrouva totalement perdu, son corps douloureux tournant sans discontinuer.  A bout de force, ses grands yeux se fermèrent, ses muscles se relâchèrent légèrement alors que son âme se noyait dans une pénombre en perpétuel mouvement. Le vacarme de l'avalanche, accompagné du crissement des pattes du scorpion, résonnait en tout son être, plus assourdissant que jamais. Tout compte fait, il aurait préféré périr en descendant les escaliers, aux côtés de ses amis...

    Alors qu'il faisait déjà ses adieux à cette terre, un léger courant d'air frais galopa le long de sa joue. Intrigué, le Gardien rouvrit les yeux, plus apaisé. Décidé à mourir, il se déplia, planta difficilement ses talons dans le sol meuble jusqu’à ce qu'il s'arrête et jeta un regard derrière lui. Étrangement, le déferlement de sable et de cendre brûlantes semblaient ralentir. Le scorpion tentait maintenant lui-même de décélérer. Emporté par son poids, il ne contrôlait plus sa trajectoire. Bien plus en harmonie, Sangaë et Tilaë avaient pris de l'avance sur lui mais descendaient à une vitesse maîtrisée et fluide. Elles n'avaient apparemment même pas remarqué son absence, trop concentrées sur leur propre survie. Quelques secondes plus tard, le scorpion s'écrasa dans la poussière, et, comme l'Istiol auparavant, commença à rouler sur le flanc de la colline, ses pattes s'agitant avec hystérie autour de lui. Feorl ne bougeait plus d'un pouce. Il était fermement ancré dans le sol et regardait, émerveillé, l'immense marée noire qui s’apprêtait à l'engloutir. Les larmes aux yeux en passant à la Grande Forêt qu'il ne reverrait jamais, il ferma les paupières. Alors que deux perles cristallines glissaient le long de ses joues verdâtres, une immense bourrasque les balaya au loin. Pourtant, aucune cendre ne l'effleura. Rien. Décidément, la mort ne voulait pas de lui. A nouveau surpris de ne pas pouvoir partir en paix, il ouvrit, perplexe, un œil, puis l'autre. La gigantesque vague de terre et de roche était en équilibre, immobile au dessus de sa tête. Rien ne bougeait là-haut. Le temps s’était-il arrêté ? Circonspect, Feorl se dégagea de la poussière dans laquelle il était enfoui, se leva puis contempla le bas du talus, à quelques dizaines de mètres seulement. L’endroit fourmillait. Sangaë et Tilaë venaient de rejoindre Arse et Maya et attendaient patiemment le scorpion géant, entouré de toute la foule Istiole, à nouveau reformée. Saylin était toujours en transe derrière eux mais son visage arborait un immense sourire. Pour l'une des premières fois depuis que Feorl foulait le Cratère de Cendre, un courant d'air frais agitait ses nattes emmêlées. Sans comprendre, croyant à un étrange rêve avant son trépas, le Passager admira à nouveau l'avalanche parfaitement immobile. Soudain, les connexions se firent dans son esprit, les différents éléments se relièrent pour ne former qu'une splendide réalité. 

    Jubilant, Feorl planta à nouveau son regard sur Saylin, profita du Vent qui courait dans ses cheveux et de la mort en suspens au dessus de sa tête. Conscient de passer pour un fou, il hurla au monde entier, les mains autour de la bouche pour amplifier le son : 

" Pas de Gardien rôti aux cendres pour ce soir !"

Cet anneau, qui lui avait paru si laid, rayonnait aujourd'hui de mille feux en son âme. L'un des éléments de cette terre inhospitalière venait de lui sauver la vie, il ne l'oublierait jamais. Plein de respect et de reconnaissance, il se prosterna, si bas que son front toucha le sol ardent. Puis, en un murmure alors que son apparence se transformait, il ajouta :

" Merci..."

Quand il se releva, un énorme ours noir, couvert de poussière mais au regard vif, s’élança sur le flanc de la colline. En bas, ses amis étaient déjà aux prises avec le monstrueux scorpion, qui, malgré sa descente maladroite, dardait maintenant sa queue à un rythme effréné. Les autres Passagers se transformaient peu à peu mais une figure se démarquait visiblement de la foule entourant la créature, le regard incandescent. Le Calciné, les poings léchés de flammes, s'avançait paisiblement vers le monstre, conscient que le calme serait sa meilleure arme. 

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