XXVIII. Personne ?

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Quand Arse et ses amis parvinrent à se défaire de la foule tellement enthousiaste qu'elle ne les lâchait pas d'une semelle, Feorl les emmena sur l'une des immenses branches du Cœur. La clameur s'estompait peu à peu derrière eux alors que la fin de journée approchait. Pourtant, les lueurs des animaux ou de la sève ne diminuaient pas le moins du monde. Au cœur des arbres, seul l'instinct était indicateur de temps. Ici, pas de Rideau noir parsemé d'étoiles, pas d'obscurité appelée "nuit", seulement la vie. Ce bois était en perpétuelle agitation, touours en mi-journéeSaylin ne put s'empêcher de hausser les sourcils à ce constat. Comment les Istiols faisaient-ils pour garder un rythme de vie ?

Son regard pénétrant glissa vers Feorl, toujours monté sur Sangaë, juste devant elle. Comme s'il avait senti cette observation, le Passager s'arracha à sa contemplation des chemins noueux formés par les fins branchages et se tourna brusquement vers elle. La jeune fille n'eut pas le temps de détourner le regard que, déjà, les yeux en amande de l'Istiol étaient, pour la première fois, plongés dans les siens. La bouche du petit homme s'ouvrit de surprise, sans qu'il ne parvienne à dénouer ce contact. À travers l'éclat malicieux qui brillait au fond de ses iris châtaigne, Saylin discerna une simplicité étonnante. Non pas que le Passager était stupide, loin de là, il était seulement très simple, sans tourments profonds qui se reflétaient au cœur de son esprit, ni de peurs dévorantes qui le tiraillaient inlassablement. Jamais Saylin n'avait rencontré un esprit aussi tranquille, apaisé et content. L'Istiol semblait revivre de ce retour aux sources, et cela se percevait jusque dans son regard. Une vague de bonheur envahit la jeune fille alors qu'elle mettait fin à ce lien visuel. Bien qu'elle refusât de l'admettre, elle était lasse de rencontrer des personnes tourmentées et malheureuses, cette simplicité lui avait donc fait l'effet d'un coup de tonnerre.

L'Istiol agita sa tête dans tous les sens, comme pour chasser un mauvais rêve avant de bredouiller :

" Que m'as-tu fait ? "

Aucune haine ne perçait dans sa voix, seulement une curiosité insatiable, semblable à celle d'un enfant. Cette intonation réchauffa à nouveau le cœur de la jeune fille. Le vouvoiement entre eux avait disparu, comme si cette expérience les avait rapproché de manière définitive.

" J'ai... J'ai vu, ressenti, une partie de tes sentiments, de tes émotions...

– Mais, mais qui es-tu donc pour posséder d'aussi incroyables pouvoirs ?"

Apparemment, son étrange apparence n'avait pas perturbé le petit homme, toujours ébahi par l'expérience indescriptible qu'il avait vécue. Pourtant, cette fois-ci, la question provoqua un vide dans le cœur de Saylin, une promesse non tenue émergea à la surface de son esprit, des souvenirs enfouis resurgirent en un flot qu'elle ne parvint pas à contenir. Tout s'était déroulé si vite et pourtant, elle avait l'impression d'être partie depuis des années. Ses pensées fusèrent vers la promesse de Maëross, l'Immaculé d'Aïane, qu'il n'avait pu tenir, vers la douleur qu'elle avait éprouvée dans son enfance, à cause de ses "incroyables pouvoirs". Même s'ils étaient utiles aux autres, ils ne l'avaient que faite souffrir. Brusquement, l'image du bandit de l'arène se trainant au sol s'imposa à son esprit. Elle avait utilisé cette puissance en sa faveur qu'une seule fois, et elle le regrettait amèrement. Elle se souvenait des pensées de l'homme, pour sa fille, et de sa propre colère, froide et dénuée de sentiments. Avec un soupir dégouté, elle chassa toutes ces horreurs et releva les yeux vers l'Istiol, toujours suspendu à ses lèvres inanimées.

" Je ne sais pas qui je suis. Personne ne sait. Personne ne veut savoir ou ne veut que je sache."

Ses phrases énoncées si froidement, mais pourtant entrecoupées de respirations saccadées, sonnaient comme des coups de fouet. Elles résonnaient dans le petit groupe comme un glas assourdissant. Jamais Saylin ne parlait d'elle-même, jamais elle ne se lamentait... La question purement amicale de Feorl était la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

" Je n'ai jamais voulu de ces "incroyables pouvoirs", je n'ai jamais rien demandé... Je ne sais pas si vous comprenez ce que cela fait, de ne pas savoir qui vous êtes, pourquoi vous existez..."

Feorl refoula son sourire narquois en entendant ces paroles si dures et, doucement, descendit de sa monture. Son corps se transforma doucement, ses formes changèrent alors qu'un petit loir duveteux prenait sa place. De ses petites pattes, il s'approcha de la jeune fille, parvint à escalader son tissu de laine et à se hisser sur son épaule. De là, il frotta sa joue pelucheuse sur la sienne avant de sauter à nouveau sol et de se retransformer en une pirouette. L'Istiol qui se tenait devant la jeune fille arborait un visage grave et solennel, empli de sagesse. Sa bouche habituellement moqueuse s'ouvrit et chuchota :

" Je crois profondément que chaque chose a sa raison d'être, sa destinée, son utilité au sein du cercle éternel de la vie. Tu n'as peut-être pas encore trouvé ta place et, bien que je ne connaisse pas les croyances de ton peuple, je suis persuadé que la Grande Forêt ou qui que ce soit d'autre t'a attribué ces pouvoirs pour une bonne raison. Rien n'est laissé au hasard dans ce monde si beau et si cruel. Mais tu sais, parfois, il faut cesser de chercher qui l'on est et être, tout simplement. À ton âge, je n'étais bon à rien, à part flâner et faire des acrobaties dans les arbres, je ne savais rien faire. Et vois où cela m'a mené. Comme quoi, tout le monde peut devenir un prince, à la seule condition d'admettre qu'il ne l'est pas, acheva-t-il avec un sourire énigmatique. "

Ces paroles, à la fois absurdes et pleines de sens, illuminèrent à nouveau le visage de Saylin. Elle ne voulait pas être quelqu'un d'autre qu'elle-même, et à force de se fermer des portes, elle avait fini par se fermer la seule option qui l'intéressait. Elle était elle, avec ses pouvoirs, son apparence étrange, ses yeux pénétrants...Et rien ne l'empêcherait d'être elle-même.

D'un hochement de tête, elle remercia l'Istiol et le petit groupe se remit en mouvement.

Arse n'avait pas participé à l'échange, il était las des mots. Son amie savait à quel point il la soutiendrait dans n'importe quelle situation mais lui ne trouvait pas les paroles pour la réconforter. Au fond de lui, il savait pourquoi, mais refusait de l'admettre. Il était dans la même situation qu'elle, il savait plus qui il était. Néanmoins décidé à exprimer son soutien indéfectible pour Saylin, il s'approcha d'elle et lui posa une main confiante sur l'épaule.

De loin, Maya les aperçut et esquissa un sourire attendri devant cette amitié qui n'avait pas besoin de mots pour fonctionner. Pourtant, en lisant à moitié sur les lèvres de Saylin, elle crut discerner un chuchotement :

" Tu peux m'arracher ma capuche s'il te plait ? Je n'en ai plus besoin."

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