Un silence lourd s'était installé dans la salle. Les deux Immaculés regardaient Arse, bouche bée, une lueur de préoccupation au fond des yeux. Saylin ne comprenait pas la raison de cette soudaine inquiétude qu'elle percevait chez les deux sages. Il y a quelques instants, ils ne se doutaient pas de leur existence et maintenant, la connaissance du dernier d'entre eux les tourmentait au plus haut point. Quelque chose clochait et la jeune fille ne parvenait pas à mettre le doigt sur le problème. Son compagnon semblait aussi perdu qu'elle. Certes il espérait faire un peu d'effet par sa déclaration mais ne s'attendait pas à une telle réaction.

" Nous ne pensions pas que la situation était aussi grave, annonça Maëross avec un sourire songeur. Pourriez-vous nous laisser quelques instants s'il vous plaît, nous devons absolument discuter.

Arse jeta un regard méfiant à la gnome avant de se lever, suivi de près par Saylin, très calme. Les deux amis rejoignirent Maya, qui n'avait pas assisté à l'échange, à l'extérieur de la petite pièce.

" Ce fut bref ! s'exclama-t-elle.

- J'espère bien que cela n'est que le début, soupira Arse.

- Tu n'as pas de raison de t'inquiéter, les Immaculés sont les plus grands sages de leur génération, ils sauront prendre la bonne décision."

Maya lui avait posé une main rassurante sur l'épaule et resta silencieuse, pensive, le regard dans la vague. Saylin s'était adossée à un des étranges murs, les bras croisés et guettait le moindre mouvement aux alentours. Maëross apparut environ une heure plus tard, alors que la lumière se dégageant des façades d'eau des bâtiments commençait à décliner. Aucun mot n'était sorti de la bouche des trois adolescents durant cette attente, tous ayant l'esprit plein de pensées inquiétantes. Au retour du sage, ils levèrent de concert la vers lui, les yeux luisants.

" Nous avons longuement parlé, je sais, mais vous pouvez désormais entrer. Maya, peux-tu veiller à ce que personne ne nous dérange ? Aucune oreille indiscrète ne doit traîner par ici. "

La jeune fille hocha la tête avec entrain et partit à toute allure dans le couloir. En entendant ces paroles, Saylin se raidit, qu'y avait-il de si confidentiel ? Arse ne semblait nullement inquiet et entra en confiance dans la petite salle. Aëstelle n'avait pas bougé d'un pouce et affichait désormais un air grave, renfermée sur elle-même. Cela ne rassura nullement Saylin, qui s'assit aux côtés de son ami, si tendue qu'elle eut du mal à plier ses jambes.

" Tu es donc le dernier des Calcinés, le dernier guerrier-mage de ta race, les hommes lézards du quatrième anneau... Sais-tu ce que cela implique ? débuta Maëross.

- Oui, que mon devoir est de former tous les futurs Calcinés une fois mon pays sauvé par, je l'espère, votre aide, répliqua fièrement le lézard.

- Tu ne sais donc pas... Comment pourrais-tu savoir de toute façon ? Cela ne fait apparemment pas longtemps que tu as découverts qu'il y avait de la vie sur les autres anneaux, mais as-tu remarqué une similitude entre chacun des peuples que tu as rencontrés ?

Le lézard resta bouche bée devant la question de l'Immaculé. Il ne voyait aucune autre conséquence plus importante que celle qu'il avait citée, et encore moins de similitudes entre les quatre peuples des anneaux qu'il avait foulés. Les lézards étaient fiers, dignes et courageux, vivaient dans des cavernes de roche volcanique et avaient apprivoisé la lave. Les gnomes, belliqueux et intelligents, créaient de redoutables machines de guerres en métal, matériau encore peu connu. Le peuple de Saylin, lui, semblait vivre des ressources des montagnes, aimait la tranquillité et la routine, plutôt réservé et mystérieux. Enfin, les habitants de cet anneau dégageaient une impression de pureté, de charisme inné et d'organisation. Une beauté froide et irréelle en somme. Tous ces peuples étaient aussi différents que les doigts de la main, rien ne les liait ou ne les rassemblait. Désespéré et commençant à prendre ces Immaculés pour des fous, Arse jeta un regard perdu à Saylin. Celle-ci était recroquevillée sur elle-même, totalement masquée par son ample capuche, comme en pleine réflexion. Sentant son regard, elle releva la tête, dévoila ses yeux en retirant sa capuche et sourit. En face d'elle, les Immaculés ne semblèrent pas surpris de l'étrange apparence de la jeune fille et Aëstelle, sans un mot, planta son regard dans le sien. Elle y perçut une lueur victorieuse, bien que modeste, alors que la jeune fille ouvrait la bouche :

" Tous les peuples des anneaux sont liés à un élément par la magie. Vous avez les Reflétés et l'eau, mon peuple les Siffleurs et l'air, le tien Arse les Calcinés et le feu. Seuls les gnomes n'en ont pas ? termina-t-elle pour elle-même.

- Exactement... répliqua Maëross, visiblement impressionné par la perspicacité de la jeune fille. Les gnomes maitrisent le métal, un étrange matériau, luisant et incassable. Comme vous avez pu le constater, nous prions ici Aïa, la déesse de l'Eau et de la générosité. Tous les Reflétés sot liés à elle et certains, comme Maya, peuvent communiquer avec elle. Nous sommes donc sûrs de son existence et au fil des siècles, nous avons découverts qu'elle avait quatre frères et sœur, quatre autres dieux. Ozen, dieu de l'air et de l'empathie, qui veille sans doute sur ton peuple, Berethil, le dieu de la terre et de la tolérance, gardien des Istiols du 3e anneau et Sillassia, la déesse du charisme et du feu, maîtresse des lézards...

- Enfin, Kazroka, le coupa Aëstelle, déesse du métal et du courage, mère du peuple gnome... Nous ne savons pas pourquoi ce peuple n'a pas son propre anneau, et Aïa ne nous en a jamais parlé. Seulement Aïa s'est révélée à son peuple, tous les autres sont restés dans l'ombre et leurs protégés ne connaisent pas leur existence. Berethil s'est caché derrière le nom de la Grande Forêt mais je suppose que vous n'avez jamais entendu parler d'Ozen ou de Sillassia ? En voyant qu'aucun des deux ne répondaient, elle reprit. Cependant, l'important réside dans le lien entre ces dieux et leur peuple. Comme je vous l'ai dit, chacune de ces divinités représente un élément et une vertu, à eux tous, ils forment un équilibre. Un équilibre dont la destruction entrainerait un chaos sans précédent, dont aucun peuple des quatre anneaux ne saurait se relever. Or, ces dieux ne vivent qu'à travers leur lien avec leur peuple..."

Une sombre idée naquit dans l'esprit de Saylin alors que le ton d'Aëstelle se faisait de plus en plus en plus grave.

" Tout nous porte à croire que les Calcinés sont le lien entre le peuple lézard et Sillassia. Si ces guerriers disparaissaient, alors...

- Le chaos serait libéré. Autrement dit, ta mort mènerait à la fin du monde, conclut Maëross en planta son regard dans celui d'Arse.

Ce dernier n'avait pas cillé. Trop d'informations, de devoirs, d'inquiétudes se bousculaient dans son esprit.

- Mais pourquoi ? Pourquoi les gnomes ont-ils engagés cette guerre ? Sont-ils au courant de ces risques ? Sont-ils stupides au point d'organiser la fin de toute chose ? éclata-t-il.

- Je pense qu'ils ne sont, en effet, pas au courant. En toute logique, deux peuples sur un anneau finissent irrémédiablement par se faire la guerre, pour gagner des territoires et permettre l'extension d'une des deux nations, répliqua paisiblement Maëross.

- Alors nous devons les en informer et mettre fin à cette guerre qui n'a que trop duré ! Je ne pourrais jamais former de futurs Calcinés si mon peuple est éteint !

- Bien sûr, tu as tout à fait raison, acquiesça Maëross. Seulement, nous ne pouvons prendre le risque de te laisser y aller. C'est bien trop dangereux et aucun retour en arrière ne sera possible.

Arse fulminait mais Saylin percevait la sagesse de ses paroles. Le destin du monde reposait sur lui, et chaque acte devait dorénavant être mûrement réfléchit. Aucune place ne serait laissée au hasard. Les yeux verts de Maëross se reportèrent sur elle, une lueur d'inquiétude et de douceur nichée en leur fond. Avec un sourire désolé, il ajouta :

" Je comprends votre fureur, dernier des Calcinés, mais nous ne pouvons nous permettre de telles actions. Restez à Aïane pour le moment, nous allons réfléchir à une solution. Veuillez revenir demain, nous ne rediscuterons.

- Vous ne craignez rien ici, la violence n'a jamais existé à Aïane. Vous trouverez refuge dans le Temple cette nuit, mais allez d'abord profiter des miracles de la cité, je vous assure qu'ils valent le détour, ajouta Aëstelle. "

Arse se leva, méfiant envers ces dernières paroles. Pourtant, la gnome ne trahissait aucune malice et semblait énoncer la simple vérité à ces yeux. En voyant son ami quitter la pièce, Saylin ne bougea pas. Elle avait ses propres réponses à obtenir. Le lézard lui jeta un coup d'œil, qu'elle soutint, puis s'engouffra dans le couloir.

" Qu'y a-t-il ? lui demanda Maëross.

- J'ai quelques questions également à vous poser. Vous avez pu constater mon apparence... étrange, je présume. Or je suis également affublée de, comment dirai-je, dons ?

- Quel genre de dons ?

- Et bien, je... je sens. Je sens les émotions, les pensées fortes parfois aussi. Et j'arrive à partager légèrement les miennes. Je ne sais pas pourquoi, je ne suis qu'une simple Siffleuse, je parle avec le Vent voilà tout.

Pendant un instant, aucun des deux sages n'ouvrit les lèvres. Les deux semblaient préoccupés, intrigués et fouillaient dans leurs connaissances pour trouver une réponse. Finalement, Maëross releva les yeux sur elle et rétorqua :

" Je m'occuperai de chercher, jamais je n'ai eu vent de tels pouvoirs. Je te promets de te tenir informée.

Le cœur de Saylin bondit de joie, pressée de savoir qui elle était, qui elle devait être.

- Merci infiniment, susurra-t-elle, incapable d'exprimer sa joie à sa juste dose.

Elle se leva d'un bond, et après un dernier regard reconnaissant vers Maëross, elle courut dans le couloir à la suite de son ami. Non elle ne courait pas, intérieurement elle volait.