Noir désir

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Il fait sombre. Dramatiquement sombre. Il est pourtant tôt, ce matin, mais les rayons du dieu soleil ne parviennent pas à dissiper ce noir intense qui remplit la pièce vide. Un noir d'encre, voir grisâtre, qui ne laissera aucun espace creux.

Au centre même de cette cage, sur un lit de bois, gît un corps déformé par le sommeil et le froid. Les bras et les deux jambes sont bien raccrochés à un buste humain, mais la difformité de sa position rappelle l'insanité dérangeante d'un pantin désarticulé. Il est pâle, il est flasque, il est presque mort. Il ne bouge pas, et n'a pas l'intention de bouger de la journée, car les journées depuis peu ont l'allure d'une nuit sans lune.

Il faudra pourtant bien qu'il se lève, cet être, pour remplir son devoir indispensable de citoyen lambda. Il lui faut travailler pour un salaire de misère, après avoir conduit une voiture affamée. Il devra répéter, encore et toujours, les mêmes gestes las dans son usine froide et lugubre. Enfin il rentrera, peut-être, dans son taudis lumineux et chaleureux. Une routine dont il ne veut plus, certes, mais ses soucis financiers ne lui permettent pas de rêver mieux. 

Lentement, difficilement, une paupière s'ouvre, alertée par un filet de lumière. Certains y auraient vu la lueur de l'espoir, la folle espérance d'un ailleurs coloré et la magie d'un rêve qui allait peut-être se réaliser aujourd'hui. Lui, pessismiste pragmatique névrosé, n'y contemplait que l'obligation matinale d'aller se soumettre au monde, et il y desespererait une journée de plus.

Pourquoi donc se lever aujourd'hui, se demanda-t-il, encore à moitié endormi? Devrai-je supporter encore longtemps ce morne quotidien? Ne puis-je pas aspirer à mieux?

Oh que si, tu le peux, mais c'est bien là tout le tragique du théâtre de ta vie, pauvre cloporte. Tu ne peux qu'aspirer, rêver, et te perdre dans tes ambitions démesurées. Tu ne peux rien, si ce n'est entrevoir un avenir digne de ce nom. Tu ne fais que vouloir, tu ne fais que penser. Tu ne te penses même plus, tu ne fais que te sentir.

Tu resteras dans ce pauvre lit, toute ta misérable vie, dans lesmêmes draps souillés et les mêmes oreillers sales. Tu vivras continuellement sous ces combles mal isolées qui laissent passer les durs vents de l'hiver, sur ce plancher rongé par les mites et les cafards, entre ces murs détapissés et humides de tes larmes. Tu contempleras toute ton existence, par cette petite fenêtre fêlée, les visages souriants des autres. Les rires des enfants. Les petits déjeuners à la terasse de ce charmant café parisien, de l'autre côté de ta rue. Les jupons des femmes innaccessibles. L'idylle illusoire que tu avais jadis immaginée. Rien de tout cela n'est à ta portée.

Et tu le sais bien. Tes deux malheureux yeux ont bien du mal à s'ouvrir. Pourquoi s'ouvriraient-ils d'ailleurs? Pour contempler la noirceur de la pièce? Tu n'en a rien à faire, ton coeur et ton esprit sont au moins aussi sombres que ta chambre. Pour chercher du regard un quelconque signe de réconfort? Ce réconfort n'existe nulle part. Il ne fera rien pour toi. Il a mieux à faire. Il a des gens plus interessants à réconforter.

Ton corps lui même est, de toute façon, trop faible pour te lever. Tes carences alimentaires, tes médicaments bas de gamme, ton abscence totale d'activité phisique avaient fini de te rendre impotent et inutile. Intellectuellement raté, tu es désormais de retour au stade larvaire. C'est bien de cet état que tu n'aurais jamais dû sortir. Il te convient bien mieux, et te va parfaitement au teint.

Sur sa table de chevet, un verre d'eau repose près d'une boîte de médicaments. Il devait soigner ses allergies et ses rhumes, ainsi que ses grippes continuelles qui l'empêchaient de travailler. Il fallait aussi qu'il paye son loyer, avec plusieurs mois de retard. Le gaz et l'eau lui avaient également été coupés pour impayés, et l'electricité ne tarderait pas non plus. Son frigidaire était vide. Son armoire à pharmacie servait d'abri pour mouches. Un rat vivait dans son appartement, sans consentement. Un des pieds de son lit était cassé. 

Mais tout allait bien. Il se leva finalement, le visage étrangement calme et serain. Aucune joie, aucun sourire, rien qu'une expression banale dénuée de sentiments quelconques. Peut-être commence-t-il a voir la vie du bon côté. Les oiseaux chantent toujours, dehors. Ils chantent pour les autres, mais ils chantent. Le ciel peut-être gris, certes, mais le ciel est toujours là ! Sa mère, malade elle aussi, est toujours en vie. Elle l'attend pour sa visite hebdomadaire à l'hôpital pour lui parler de son cancer du sein et rire de sa chimiothérapie !

Oui, elle est belle la vie. Et le jeune homme a l'air d'en être conscient. Il déplace avec difficulté son corps rachitique jusqu'à sa table de chevet, où dorment toujours les médicaments et le verre d'eau croupie. Il se saisit de la boîte, ouvre le couvercle et jette un oeil à l'interieur. Un sourire ironique traverse son visage blanc, et une larme salée coule le long de sa fragile joue grisâtre. D'une main tremblante, il ammène la boîte à sa bouche et en vide le contenu. En un dernier effort, il prit le verre et engloutit d'une traite l'eau verdâtre qui y stagnait depuis des jours.

Le verre chut, la boîte de médicaments aussi. Lui même, incapable de tenir plus longtemps sur ses jambes, s'écroula mollement sur le plancher en un grincement sinistre. Enfin, le noir qu'il allait contempler ne serait plus celui de la peur et du desespoir, mais celui de ses paupières closes à jamais. Il esperait peut-être finir en enfer, qui sait, les flammes dévorantes de satan auraient au moins de mérite d'offrir une certaine luminosité.

C'est pathétique que tu lâches un dernier râle, alors qu'une écume blanche émerge de ta bouche. Tes paupières ne te feront même pas l'honneur de se refermer. Tu mourras comme tu as vécu, dans la misère et l'abandon, avec cette même vision terrible d'une vie que tu n'as jamais pu diriger. Il est même fort à parier que même l'enfer ne veuille pas de toi, pas plus que le paradis. Tu erras probablement pour toujours dans l'entremonde, perdu dans un desespoir encore plus grand que celui de ton existence terrestre. Car tu seras seul.

Et c'est peut-être ce destin que, depuis sa demeure celeste, Dieu te reservait depuis ta naissance : celui d'une vie sans saveur, auréolée de tristesse et desespérante de pauvreté. Même aujourd'hui, alors que ta vie prend fin, le destin trouve encore la force de se moquer de toi.


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