Les gens ne sont des héros que quand ils ne peuvent pas faire autrement (1)

6 minutes de lecture

 L’homme s’avance. Il ressemble à un trentenaire, avec des cheveux noirs qui souffrent d’une calvitie naissante. Ses pupilles sont extrêmement contractées, si bien que l’on croirait que le point noir dans ses yeux n’est rien d’autre qu’une marque faite au stylo. Son corps tout entier tremble et des veines ressortent de ses bras. Il murmure des mots incompréhensibles et continue sa progression vers la scène. Les personnes dans le public s’écartent, certains ont peur. Koe-chan, Nakashima et Fuyuno se sont arrêtées et fixent le mystérieux intrus. Il commence alors à gravir les marches et ainsi se tenir sur la scène. Lorsqu’il arrive à la hauteur de la chanteuse, il cesse de trembler. Il la regarde de haut, avant d’enfin faire sortir des paroles intelligibles de sa bouche aux lèvres gercées jusqu’au sang.

  • Koe-chan, c’est pas bien, c’que tu fais, tu réponds jamais à mes lettres, pourtant j’sais qu’tu m’aimes !

N’importe quel imbécile comprendrait instantanément de quoi il s’agit : cet homme est un admirateur un peu trop extrême de Koe-chan. Il faut agir, et vite. Si la chanteuse venait à être blessée, ce serait un scandale énorme. Je pourrais la défendre aisément, mais le public comprendrait immédiatement que cet homme est un danger. Le reste du monde n’est pas censé être au courant de la présence de Koe-chan ici, alors mieux vaut faire en sorte de ne pas ébruiter cette affaire.

Alors que l’intrus continue de parler à l’idole en respirant bruyamment, je m’éclipse vers les coulisses sans me faire remarquer. Hinokuni m’interpelle alors en chuchotant.

  • Il faut faire quelque chose ! On doit faire évacuer la salle, c’est trop dangereux !
  • Non ! Si on fait ça il va y avoir un scandale et la réputation de l’école sera tâchée ! J’ai une meilleure idée, tu vas prendre le micro et répéter exactement ce que je vais te dire.

Je saisis une feuille puis j’y écris ce que je veux qu’elle répète. Lorsqu’elle lit les phrases, elle comprend alors où je veux en venir et sourit en partant se préparer. Je me retourne vers la scène : l’intrus est sur le point de brandir sa batte vers le haut. C’est alors que le bruit du haut-parleur retentit. Le plan a commencé.

« Alors que la jeune idole faisait un spectacle, un intrus vient la menacer. Mais comment va-t-elle s’en sortir ? N’y a-t-il pas un héros qui pourrait la sortir d’affaire ? »

Le public réagit.

  • Ah c’est une animation ?
  • Ça m’a fait peur ! J’ai cru que c’était pour de vrai !

L’intrus a l’air surpris, il lève la tête vers le haut-parleur, confus. Lorsqu’il la rebaisse, je me trouve déjà devant lui, toujours masqué par mon accoutrement. Hinokuni continue.

« Tiens ?! Serait-ce un sauveur ? Le Pianiste Masqué va-t-il assurer le salut de notre belle chanteuse ? »

L’individu devant moi renonce à chercher à comprendre, ses sourcils se froncent et il tente de m’attaquer avec sa batte. Bien entendu, je l’esquive facilement. Chaque coup qu’il porte ne parvient pas à faire mouche. Cependant, il faut que le public croie voir un spectacle, c’est pourquoi j’ai réservé quelques péripéties.

Lorsque mon adversaire tente un énième coup vertical, je le laisse me toucher, et il faut dire qu’il ne m’a pas fait du bien… Je feins de tomber au sol.

« Oh non ! Notre héros s’est fait avoir ! Serait-ce la fin pour Koe-chan ? »

Je me relève en faisant semblant d’avoir du mal.

« C’est un dur à cuire ! Il n’abandonnera pas ! »

Je commence à respirer plus bruyamment pour un effet maximal puis je porte des coups intentionnellement faibles pour que mon ennemi les esquive. Une inversion du rapport de force fait toujours son petit effet dans une fiction. À nouveau, je me laisse frapper et tombe au sol.

« C’est terrible ! Le Pianiste Masqué est vaincu ! N’y a-t-il vraiment personne qui puisse l’aider ? »

Je serre le poing et frappe fort sur le sol pour attirer l’attention. C’est alors que je fais quelque chose que jamais je n’aurais cru faire un jour : je crie.

  • JE… NE… POURRAIS JAMAIS LE VAINCRE TOUT SEUL !!! S’IL VOUS PLAÎT ! DONNEZ-MOI VOTRE ÉNERGIE !!

Tout le monde est abasourdi, Koe-chan et les danseuses les premières. Hinokuni poursuit.

« C’est notre dernière chance de vaincre cet ennemi et de sauver Koe-chan ! Le Pianiste Masqué a besoin de votre aide ! Levez les mains au ciel ! »

La plupart des personnes du public ont compris la référence évidente à un célèbre manga et jouent le jeu. Les autres suivent le mouvement, et c’est ainsi qu’un océan de mains se dresse devant la scène.

  • Allez ! Vas-y le pianiste !
  • Allez !
  • Bats-le !!

L’intrus reste bouche bée, il ne s’attendait pas à cela. Je me lève avec un semblant de difficulté. J’avance à côté de Koe-chan avant de lui chuchoter quelques mots.

  • Si tu veux pas de scandale, joue le jeu.

Je serre le poing avant de foncer vers celui qui me fait face. Arrivé à sa hauteur, je lui donne un énorme coup dans le ventre, ce qui lui fait cracher un peu de salive. Il tombe raide au sol, inconscient.

« C’est fini ! Grâce à vous, le Pianiste Masqué a réussi à éradiquer la menace ! »

C’est alors qu’une ovation en mon honneur est faite.

  • Ouais !!!! Pianiste ! Pianiste ! Pianiste !…

Je me retourne avant de me diriger vers la chanteuse. Celle-ci comprend alors ce qu’elle doit faire. Elle saute dans mes bras et fait mine de pleurer. Son expérience en tant qu’actrice paye puisqu’elle le fait extrêmement bien.

« La princesse est sauvée, tout est bien qui finit bien ! Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ! »

Les lumières s’éteignent et les rideaux se ferment, laissant la scène dans une obscurité éclairée par un tonnerre d’applaudissements. À l’intérieur, les membres du Conseil des Étudiants ligotent l’intrus et le jettent dans la réserve qu’ils ferment à clé. Le public est libéré et sort du gymnase. Tout le monde est heureux, on dirait que cet imprévu a fini par être bénéfique pour ce festival.

Dans les coulisses, je peux enfin enlever mon masque qui commençait à m’étouffer. J’ai droit à plusieurs compliments de la part de Nakashima, Hinokuni, et Koe-chan. Fuyuno quant à elle, n’a pas l’air d’être là. Je n’aime pas les compliments alors dès que je le peux, je m’enfuis de ce gymnase pour enfin rejoindre l’air libre rendu plus frais par la tombée de la nuit.

***

 Cela fait presque une demie-heure que je marche dans les rues de la Cité Étudiante. La fin du festival a laissé un calme plat après cette agitation sans précédent. Presque toutes les animations et tous les stands ont été remballés. Hinokuni est rentrée chez elle et Koe-chan est partie visiter la Cité en anonyme. Nakashima a retrouvé ses parents et son grand-père qui sont spécialement venus la voir. Ils ont cherché à me voir aussi mais j’ai eu la présence d’esprit de m’éclipser avant qu’ils ne me retrouvent. Les mains dans les poches, la tête vers le ciel, et les pensées dans les nuages, je progresse dans cette jungle urbaine éclairée par les étoiles sans but précis.

 En cette belle soirée, beaucoup de choses me passent par la tête, je réfléchis. Je réfléchis aux récents événements, et surtout à mes récentes actions, ces actions qui ne me ressemblent pas du tout. Mais ma réflexion est soudain coupée par un bruit. Ce bruit, c’est celui que produit une paume de main sur une joue. Autrement dit, quelqu’un est en train de se prendre une baffe.

 Le son provient d’une petite ruelle. Celui qui en est à l’origine est un vieil homme dont l’âge a fait blanchir les cheveux. Il porte un costume de majordome. La personne qu’il a frappée est cachée par l’obscurité mais il n’y a pas de doute : c’est Fuyuno.

Annotations

Vous aimez lire Yamatori Kei ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0