Chapitre Huitième : Adieux

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 Je me réveille. Je ne ressens ni fatigue, ni douleur, et j'en viens même à douter avoir vécu toutes ces choses de la veille. Je suis étendu au milieu d'un cercle composé de fleurs, à une extrémité de l'île que je ne connais pas. En me penchant au bord de la falaise, j'observe une chose impensable : une tête surgit des profondeurs, montée sur un cou démesuré. Cette dernière inhale de l'air, en quantité, avant de replonger. Est-ce là le secret de la mobilité de mon île ? Ce personnage avec qui j'ai tenu cette conversation est-il donc bien réel ? Est-ce de son fait ?

 J'ignore depuis combien de temps je suis allongé ici, mais je me décide à retrouver le chemin de mon foyer. Je suis seul, désarmé, mais je profite d'un œil nouveau sur la situation. Je me promets de ne parler de tout à personne pour le moment, avant du moins d'avoir fait un peu le point sur ma vie. Je marche, toujours en m'enfonçant davantage dans la forêt, avant de reconnaître des sentiers que j'ai déjà empruntés. Aucun prédateur, aucun animal ni aucun insecte ne croise ma route pendant toute la durée de mon périple, et je m'étonne de voir mon île ainsi dépeuplée.

Puis, au bout d'un moment, j'observe un attroupement inquiétant de personnes, vers les arbres situés en bordure de la forêt calcinée. Les regards sont tous rivés vers les hauteurs, et le soleil projette dans ma direction un présage inquiétant. Une ombre est dessinée au sol, elle symbolise une enfant, à en juger par la chevelure, une corde serrée autour du cou, inerte. Mes yeux se plissent, et dans mon âme je sens déjà la trame de ce qui se joue.

Je tombe à genoux, et mes doigts glissent dans cette chevelure impalpable. Mes yeux s'embuent de colère et de honte, mais je n'ai plus la force de hurler ma douleur. J'essaie de saisir ces formes projetées pour les serrer contre moi, mais je ne touche rien d'autre que la poussière. Alors, je ne sais pas pourquoi, mais les seules paroles qui sortent de ma bouche à cet instant sont : « Une fille de la terre, et la terre est sa fin. »
Je le répète, une fois, puis une seconde et une troisième, de plus en plus fort, si bien que des gens détournent le regard pour se figer. Les ombres noirâtres auxquelles je me retiens sans succès, elles sont contrastées par la blancheur de visages spectraux, dont le nombre grandit à mesure des secondes. Alors, je les dévisage à mon tour, ces fantômes blafards, pour leur demander la raison de leur état.

 « Mais nous avons rendu hommage à ta mort Gallen !

  • Vous avez quoi ? Mais depuis combien de temps ai-je disparu ?

  • Voilà trois jours que les gardes-tempêtes honorent ta mémoire, confinés dans le sanctuaire, et personne n'a le droit d'y rentrer ou d'en sortir !

  •  _ Trois jours ? Vraiment ? »

 Sans parler davantage je me relève, entame l'ascension de l'arbre, pour découvrir Edwanna, sans vie. Mes mains se tendent mécaniquement dans sa direction, et de nouveau je tombe à terre. Alors, les parents de la si jeune défunte viennent me trouver, son père appose la main sur mon épaule, quand sa mère m'adresse une étreinte. On me tend alors une lettre, que je sais écrite par mon amour envolé, à la courbure des lettres ainsi tracées. Je l'ai encore ici d'ailleurs, si vous voulez bien me laisser une petite seconde...

« Monseigneur, est-ce que tout va bien ?

  • Aucune inquiétude à avoir, Artévec. Je te jure que bientôt tout va rentrer dans l'ordre. _ Vous savez que vous avez tout notre soutien !

  • Je vois enfin les mets préparés diminuer en quantité, et je gage donc que vous vous êtes restaurés un peu.

  • C'est une histoire palpitante Monseigneur, il nous faut fatalement avaler quelque chose pour en supporter toute l'intensité.

  • Je te remercie, Gaulinor, ceci fait plaisir à entendre.

  • Pardonnez-moi seigneur, mais avez-vous réellement rencontré un être aux pouvoirs si incroyables ?

  • Et bien oui Saduj. J'ignore tout de son identité, mais je frémis à la simple pensée de ses pouvoirs. J'ignore pourquoi il n'a pas eu plus d'ambitions dans ce monde, mais je lui en sais gré. Voilà, je l'ai ici, si vous voulez bien écouter ces paroles :

 « A toi le monde,

 Je suis fatiguée. J'avais la meilleure des vies, des amies aimants, un promis adorable ; mais aujourd'hui je perds. J'imagine que la vie est un jeu. La propriété n'est qu'une illusion bien fourbe, en ce sens où d'une seconde à l'autre on peut tout perdre. Gallen voulait ma main lui aussi, je l'ai appris il y a quelques jours, et j'admets que j'aurais adoré être avec lui, si seulement il m'en avait parlé au moment voulu.

 Mais voilà, il est trop tard. Aujourd'hui j'ai perdu les deux raisons les plus durables de vivre. Farhen et ses parents ont été assassinés par une créature sauvage, et Gallen n'a jamais fini son épreuve, vaincu par un guerrier masqué, que même le plus éminent des gardes-tempêtes n'a pu retrouver. Je suis fatiguée, fatiguée de jouer à un jeu où l'on perd plus que ce que l'on gagne, aussi vais-je donner ma vie, bien volontiers, pour échapper à des tourments auxquels je ne peux pas faire face. »


 Après... après avoir lu cette lettre, au moment où l'on me l'a remise, je me suis mis en route pour le sanctuaire. J'avais la rage dans l'âme. Il s'était passé tant de choses en si peu de temps, loin de mon emprise... mais aurais-je seulement pu tenter quoi que ce soit ? Je le pense, effectivement.
Je suis arrivé devant les portes sans gardes, j'ai pris une puissante inspiration, pour calmer le flux du sang dans mes veines, et j'ai poussé de toutes mes forces. Il n'y avait personne dans l'enceinte du bâtiment, dans les champs d'entraînement, dans les chambres des disciples, ni même dans celle de Gilgamesh. Je ressortis donc par la porte de cette dernière, donnant tout droit sur le lieu de ma chute récente, pour tomber sur tous les gardes-tempêtes, en position de méditation. Gilgamesh me regarda, effaré, car pour un homme qui ne se laissait jamais surprendre, ce fut bien la première fois qu'il voyait un mort revenu à la vie.

Tous les gardes firent de même, mais ce n'est pas de la joie qui habita mon visage, ni de la fierté, mais une haine et une détermination telles que je ne les avais encore jamais ressenties.

 « Gallen ? Mais comment est-ce possible ? Voilà trois jours que nous te pleurons !

  • Qui était-ce ! Qui était ce guerrier à la cérémonie ! Comment a-t-il pu vous échapper ? Je comprends qu'on ne puisse pas interrompre la cérémonie, mais me venger ?

  • Ne crois-tu pas que l'on t'a cherché, des heures durant ? Nous avons risqué nos vies en parcourant le lac où rôde la créature, mais nous n'avons pas retrouvé ton corps !

  • Il suffit, peu m'importe. Avez-vous des soupçons sur l'identité de l'encapuchonné ?

  • Effectivement, mais je ne peux rien dire, c'est une accusation qui entraînera sa mort. Il faut plus que des suppositions.

  • Parlez-moi de la mort de Farhen. Je sais qu'Edwanna a mis fin à sa vie, mais elle a mentionné le meurtre de la famille Farighan.

  • Un véritable massacre. Une bête sauvage, plus puissante que tout ce que nous avons vu jusqu'ici, les a massacrés. Nous n'avons retrouvé qu'une fleur sur le lieu du crime.

  • Une fleur ? De quel genre ?

  • Une chysaée des jungles.

  • Il y avait une aussi aussi chez Edwanna, une Asalée des monts escarpés. Vous pensez qu'il peut y avoir un rapport ?

  • Je l'ignore, mais c'est une possibilité à garder à l'esprit. Gallen, je suis désolé.

  • Nous n'avons pas le temps de pleurer nos erreurs. J'ai besoin d'être seul un moment, pour méditer sur mon sort.

  • Notre méditation n'a plus lieu d'être, car te voici revenu. Nous allons chercher des pistes à exploiter, pendant que toi, tu prendras tout le temps nécessaire à te recentrer. Je ferai venir tes parents, pour qu'ils cessent te pleurer ta mort, et nous ferrons une fête pour célébrer ton retour.

  • Je ne veux pas de banquet. Les événements sont tristes, et je suis accablé. Je veux l'amour des gens proches qui me restent, et le silence.

  • Soit, il sera fait selon ton bon vouloir.

  • Et faites venir Jonah, je vous prie. »

 Gilgamesh disparut avec sa troupe, et je restai là assis en tailleur, m'appliquant à laisser mes sentiments couler, ne me focalisant sur rien d'autre que mon souffle ; en vérité toutes mes pensées allaient vers ce meurtrier qui, je l'espérais, allais connaître mon courroux d'ici peu. Un long moment passa, avant que le souffle saccadé, ainsi que le pas lourd de mon ami, ne trahisse sa présence sans même s'être encore imposés à ma vue.

Je ne lui accordai aucune attention, ou du moins pas immédiatement. Je ressentais sa tristesse derrière ses inhalations, et l'envie de ne pas me déranger derrière ses maladresses. Alors, après avoir apprécié ces qualités délicieuses qui me prouvaient pourquoi ce jeune homme était mon meilleur ami, je lui accordais toute ma gratitude, en souriant légèrement, quoi qu'encore anéanti par les drames récents.

 « Gallen... je... tu sais... je levai la main vivement, avant de replier tous mes doigts à l'exception de mon index.

  • Je sais. Jonah, tu es l'ami que tous les enfants rêveraient d'avoir. Tu vois par delà mes faiblesses, tu sens en moi ce qu'une poignée décèle, et tu fais taire mes peurs avant même qu'elles ne se manifestent...

  • Et il en sera toujours ainsi, Gallen.

  • Mes parents m'ont pleuré ?

  • Chaque seconde depuis ta disparition. Tu sais que j'ai pleuré aussi ?

  • Toi ? Je ne crois pas t'avoir jamais vu pleurer pourtant...

  • Eh bien je ne me souviens même plus de la dernière fois où ça m'est arrivé, et je me suis surpris d'en être encore capable !

  • Maintenant que je suis revenu, je ne laisserai plus personne mourir, et tu peux être sûr qu'il ne t'arrivera rien Jonah.

  • Ce n'est pas pour mon sort que je m'inquiète Gallen. Tu es si brave et si courageux... mais si j'avais à dire quelque chose sur les récents événements, je dirais que c'est toi qui en est la cible principale. Nous sommes nombreux à savoir que vous étiez proches, Farhen, Edwanna et toi...

  • Que veux-tu dire ? Tu penses toi aussi qu'il ne s'agit pas d'un accident ?

  • Allons Gallen... Nous n'avons jamais été des gens croyant aux coïncidences... et les attaques sont si rapprochées dans le temps que je ne peux pas me laisser duper...

  • Mais qui alors... et comment ?

  • Je te l'ai dit, nous sommes nombreux... Il nous faut enquêter.

  • Je suis entièrement d'accord avec toi. Jonah, je pense que je peux te confier n'importe quoi, tu ne me trahiras jamais !

  • Bien sûr que non !

  • Je peux tout te dire, tu es prêt à tout entendre ?

  • Assurément !

  • J'ai vu quelque chose, après ma chute.

  • Le terrible Balaga ? Je n'en doute pas, et j'ai d'ailleurs eu du mal à croire que tu lui as survécu !

  • Oui, le Balaga... mais je veux parler d'autre chose...

  • Quelque chose pire que le Balaga ? Impossible ! Mais dis toujours...

  • Non Jonah, je ne parle par d'une créature pire que le Balaga. Je veux te parler d'un lieu étrange. J'ai nagé avec les blessures infligées par la bête, quand je l'avais bien cru, il m'avait brisé les os, pour gagner une caverne sous les eaux.

  • Une caverne sous les eaux ?

  • Je me suis surpris d'y trouver de l'air, et un passage. Je l'ai emprunté, et suis tombé sur une sorte de forge, avec des armes et des armures faites de matières inconnues.

  • Une forge sous l'eau ? Tu es sûr que tes blessures ne t'ont pas joué des tours ?

  • Attends la suite. Alors que je m'aventurais plus loin dans les profondeurs du lieu, je vis une cascade d'eau jaillissant de la pierre, et une forme à l'intérieur, comme quelqu'un en pleine méditation.

Jonah fit des signes de têtes approbateurs, en plissant les yeux, mais en réalité il était sceptique.

  • Bien sûr...

  • En une seconde je ne discernai plus personne, mais une voix s'adressa à moi, plus rapide que ce que mes sens pouvaient saisir ; alors il m'apparut.

  • Il t'apparut ?

  • Un homme sans cheveux, une broche de reptile accrochée dans une tunique pourpre, très élégante je dirais, venue d'un autre temps.

  • Gallen, tu es sûr de toi ?

  • Absolument Jonah. C'est grâce à lui que j'ai su que l'on m'avait empoisonné.

  • Comment ça ?

  • Après avoir discuté avec moi un certain temps, en m'annonçant que je n'étais pas encore prêt, il décida de m'accorder une faveur, et me soigna.

  • Te soigna... comme ça, en claquant des doigts ?

  • Encore moins que ça ! Le poison ressortit de mes blessures, et ces dernières se refermèrent instantanément !

  • Mais Gallen, la magie ça n'existe pas...

  • Et pourtant je te jure sur ma vie que c'est vrai !

  • Tu dois être bien fou, pour risquer la mort en jurant, alors que tu en reviens tout fraîchement...

  • Ou bien tout à fait sûr de moi...

  • Bon, admettons, et ensuite ?

  • Il a ordonné aux pierres de se détacher du plafond, en retenant les eaux toujours par la simple force de sa pensée, et le tout en créant un escalier liquide, dont pas une seule des gouttes n'a imbibé ses vêtements !

Je vis de l'incompréhension dans les yeux de Jonah, un mélange de négation et d'approbation, comme si une partie de lui-même désirait ardemment me croire, quand l'autre réfutait qu'il puisse s'être passé tout ceci.

  • Tu... en as parlé aux autres ?

  • Pas un mot. Je n'ai rien dit de tout ça, et tu ne le devras pas non plus.

  • Pourquoi me mettre dans la confidence ? Tu sais très bien que je suis le roi de la boulette !

  • Je sais très bien que tu peux tenir ta langue quand je suis concerné.

  • Soit. Ce n'est pas faux... Tu as dit que cet homme surpuissant t'a parlé, qu'il t'a dit que tu n'étais pas encore prêt ?

  • Effectivement. Je ne sais pas de quoi il parlait, et je ne me risquerai pas à retourner le lui demander une seconde fois. Mais j'imagine que je serai amené à le retrouver, tôt ou tard...

  • Et que te veut-il à ton avis ?

  • Je l'ignore, mais j'ai la certitude qu'il peut m'aider. C'est une sensation assez dérangeante, comme celle d'un malaise, un profond mal-être qui m'aspire, mais aussi la promesse d'un grand pouvoir... Je l'ai déjà ressenti pendant mes méditations...

  • Comment ça ?

  • Il prétend qu'il peut ressentir nos âmes partout sur l'île, ainsi que chaque créature y habitant !

  • C'est terrifiant !

  • Je te l'accorde, mais aussi impressionnant d'une certaine façon...

  • Mais que peut bien vouloir un homme avec de si grands pouvoirs ? S'il prétend que c'est son île, c'est qu'il s'y trouve depuis longtemps, et si en plus tu me dis avoir vu de quoi armer des régiments entiers... peut-être est-il seulement immortel ? Quoi qu'il en soit, j'ai du mal à imaginer qu'il reste assis tranquillement dans les ombres depuis des millénaires...

  • Qui sait l'étendue de ses capacités. Qui sait à l'origine de quels conflits il peut être...

  • Regarde, tes parents arrivent. Je vais te laisser Gallen, on se voit plus tard

  • Avec plaisir Jonah. Avec plaisir.

Ma mère, à ma vue, défaillit. C'est mon père qui la réceptionna par la taille, les yeux embués d'émotion.

  • Gallen ? C'est vraiment toi ? Mes yeux ne m'abusent pas ?

  • Oui mère, c'est bien moi.

  • J'ai composé des chansons sur ta mort, et j'ai peint ta chute sur une toile, dans la demeure des doyens !

  • En vain, mère, puisqu'à présent je suis revenu.

  • Mais comment ? Mon fils, nous t'avons tous vu tomber !

  • J'imagine que la mort ne m'a pas réclamé assez fort... ou que ma volonté de survivre était plus forte que son appel... »

 Mes deux parents vinrent m'enserrer, et je ressentis alors l'unité restaurée. Je ne distinguais plus de tensions comme il y eut auparavant ; j'avais la chance de renaître une seconde fois.

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