Le Dragon

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Et pour cause. Après le boulot, Bertrand empruntait des routes de campagne, à peu près parallèles à son itinéraire favori du matin, mais ni à la même vitesse ni avec le même entrain. En effet, elles le menaient jusqu’au petit hameau nommé La Violette où vivait sa mère, Huguette.

Il y roulait prudemment, car un accident de parcours aurait compliqué les relations déjà tendues qu’il entretenait avec sa maman. Il allait la voir du lundi au vendredi soir inclus chaque semaine depuis qu’il était parti du poulailler à l’âge de vingt-quatre ans. Il en avait quarante ans. Il définissait cette routine comme le devoir d’un fils bien élevé, mais au fond de lui, il savait parfaitement que c’était avant tout la mainmise d’une mère qui rendait cet automatisme obligatoire. Cela pesait sur ses épaules et lui donnait d’ailleurs une silhouette voutée.

Depuis toutes ces années, ce rendez-vous quotidien était devenu incontournable tant sa mère avait besoin de lui — ou peut-être plutôt — tant elle avait fait en sorte d’avoir besoin de lui. Huguette vivait seule et recluse. Son état de santé avait évolué de façon préoccupante au fil des ans. Elle avait pris l’habitude de s’empiffrer des « meilleurs » aliments existants à son goût : vin, chocolat, beurre, fromage… Ils se transformèrent en ses « pires » compagnons au fur et à mesure qu’elle les ingurgitait à l’excès. Ils comblaient probablement l’ennui, le manque d’amour, la colère contre sa vie contrariée et dénuée de sens. Son organisme ainsi colonisé dégénéra vite en un indéniable débarras. La centrifugeuse de l’estomac devint moins regardante et ses filtres laissèrent passer tout le gras qui s’immisça partout, stagnant par endroits, et engendrant des pathologies propres à chaque partie du corps : œdèmes, diabète, gonflements, difficultés respiratoires. Devant cet amoncellement de produits indésirables, le système immunitaire s’était petit à petit dégradé jusqu’à un point de non-retour. Par conséquent, en quelques années, son enveloppe physique avait triplé de circonférence. Elle avait réussi à recueillir toute l’attention de son fils en cassant la machine pour de bon. Se déplacer consistait à haleter péniblement en équilibre précaire sur son déambulateur. Au début, Bertrand la boostait pour sortir pas bien loin et elle obéissait tant bien que mal. Puis comme cet effort s’avérait, en apparence, plus contraignant que bénéfique, elle décida de ne plus bouger. Puis se laver devint vite secondaire. Les odeurs de crasse et de pisse séchée annonçaient l’irréparable. Bertrand entreprit alors de tout ranger, nettoyer, astiquer, et ce malgré les remarques désobligeantes de sa mère. Par contre, Huguette refusa catégoriquement que son fils la toilette, ce qui arrangeait bien Bertrand, car il n’avait aucune envie de voir le corps nu et déformé de sa maman. Cette situation chaotique dura quelques semaines au bout desquelles il finit anémié. Il n’avait pas vraiment signé pour être son majordome. Une assistance à domicile s’imposait.

C’est alors qu’un autre genre de calvaire débuta : le défilé des aide-soignantes. En effet, soit Huguette les accusait à tour de rôle de lui avoir volé un parapluie, un pardessus ou un pot de moutarde, soit elle jugeait qu’il ou elle ne nettoyait pas assez bien. Son caractère de cochon rendait les gens hystériques et les prémisses d’Alzheimer couplé à un délire paranoïaque n’arrangeaient rien. Bertrand s’était donc accoutumé à ce que des coups de fil rythment ses journées au bureau l’informant du grief en cours et du énième changement de personnel. Il se demandait d’ailleurs si la région possédait assez d’employés ou si un jour on lui dirait tout simplement que plus personne n’était disponible à cent kilomètres à la ronde. Il s’attendait tellement à une hécatombe de ce genre.

Alors à son arrivée le soir chez elle, il se rassurait de la voir dans son environnement habituel même si ça ne sentait pas la rose. Cela dit, l’apparente normalité de sa mère au premier regard s’estompait vite. Bien qu’elle semblait se réjouir les cinq premières minutes, ce rendez-vous routinier manquait clairement d’éclat pour l’un comme pour l’autre. Une fois la bise de bienvenue faite, elle enchainait les phrases sans même espérer une réponse, ignorant la ponctuation et les règles de politesse et reposait ses yeux hagards en direction du téléviseur aux décibels bien trop hauts. Bertrand ne pouvait donc, là non plus, pas en placer une. Elle vivait dans sa bulle depuis trente-six ans et le petit écran en monopolisait la plus grande partie. Ainsi, ses cellules grises s’étaient petit à petit rabougries jusqu’à ressembler à un mini losange d’où ne sortait plus grand-chose de cohérent. Elle oubliait ce qu’elle venait de faire, de dire, et par conséquent, se répétait à l’infini.

Sa vie se délitait et engendrait une profonde tristesse dans le cœur de Bertrand. En effet, malgré les désaccords permanents, il était bel et bien en train de perdre sa mère, l’unique personne qu’il côtoyait presque tous les jours depuis sa naissance.

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