Le Pourquoi pas ?

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L’homme d’affaires se trouvait grâce à une incroyable synchronicité à ce moment précis en Corse, à Ajaccio. Le hasard ne pouvait pas mieux tomber. La première escale y était prévue dès le lendemain. Ils fixèrent donc un rendez-vous. Bertrand pourrait ainsi assister à une performance artistique en direct et se rendre compte par lui-même s’il était fait pour ça ou pas. Un rassemblement avait lieu sur la Piazza De Gaulle à 15 h. L’homme se tiendrait sur un banc, en costume cravate. Il n’en savait pas plus à part qu’il devait lui aussi être bien habillé. Bertrand farfouilla alors dans son sac à la recherche de sa plus belle chemise et se convainc que celle à rayures ferait l’affaire.

Le lendemain, la descente du paquebot était une excursion à elle seule, tant l’attente était longue, et suscita cette fois beaucoup d’impatience auprès d’un Bertrand au timing plus que serré. Arrivé en petites foulées au lieu du rendez-vous, Bertrand se rendit compte que la place était grande et bien peuplée. Il scanna les bancs, tous occupés par des gens divers et variés, mais ne distinguait pas l’homme en question. Soudain, il vit briller des dents au loin. Sans aucun doute, c’était lui.

— Enchanté, Prout, Marcel. Eh oui, avec un nom pareil je ne pouvais faire que des conneries.

— Euh… Enchanté, Pascal, Bertrand. Et moi avec un nom pareil, je ne pouvais qu’avoir une vie banale...

— Bertrand, votre destin est sur le point de changer ! Suivez-moi.

Bertrand regardait cet homme à l’œil vif qui le fascinait déjà. Il voulait être comme lui, souriant, à l’aise en toutes situations, étranger aux contraintes externes. Sans explication, ils s’immiscèrent dans la foule. Marcel, toutes dents dehors, semblait tendre l’oreille pour ne pas rater une miette du discours de l’intervenant. Bertrand aiguisa les siennes sans savoir pourquoi. Il ignorait quelle était la raison de cet attroupement. Les gens tout autour écoutaient avides de paroles. Pourtant l’orateur ne payait pas de mine et son volume sonore de départ ne lui présageait pas un avenir de marathonien. Alors qu’il venait de prononcer la phrase suivante : « C’est le témoignage d’un homme plein d’histoire. » ; Marcel débita d’une seule traite : « C’est la déclaration d’un zig rempli d’archives. » puis « C’est l’aveu d’un mortel bondé de traditions. » Après quoi, il se mit à rire aux éclats en dévoilant ses gencives. La discrétion ne faisait pas partie de ses attributs. Bertrand vit l’audience se retourner vers eux. La gêne l’envahit un instant puis repartit aussi vite, en même temps que les dos curieux firent gentiment demi-tour.

« La parole peut être fatale » venait de prononcer Monsieur monocorde en chef. Bertrand regardait son voisin qui lui chuchotait déjà : « le propos est capable d’être inévitable » puis il ajouta : « À vous maintenant ! ». Bertrand sous pression savait que l’improvisation n’était pas son fort. Il se devait pourtant d’être à la hauteur pour son presque entretien professionnel. Alors après un petit effort cérébral, il lâcha avec une certaine hésitation :

— Euh… Les mots ont ...la possibilité de ...se trouver nuisibles ?

— AH ! pas mal du tout, rétorqua Marcel, les élégantes pensées s’interfèrent. ».

C’est là qu’il comprit le sous-entendu « Les beaux esprits se rencontrent » et se sentit aussi épatant qu’un Corto, en place, en phase. Il adhérait au délire proposé et ambitionnait de se laisser porter. Il devina que le thème de cette petite assemblée tournait autour de la communication sous toutes ses formes. Le jeu paraphrastique s’éleva alors en fantaisie et fluidité. Contre toute attente, les échanges entre Bertrand et Marcel allaient bon train. Les paraphrases fusaient.

« La manifestation ininterrompue de mentalité entre une paire de cerveaux » (comprendre : l’expression directe de pensée entre deux esprits)

swinguait avec

« La transmission pertinente ressemble d’abord à un arsenal de fortification inactive » (comprendre : la communication intelligente est avant tout une arme de défense passive)

puis s’enchainait avec

« La prémonition providentielle constitue le chenal du courage » (comprendre : l’intuition divine est la voie du cœur)

ou encore

« L’action d’être au fait de dire d’un style limpide et concluant caractérise depuis la nuit des temps une aptitude terrienne maitresse » (comprendre : le fait de savoir s’exprimer de manière claire et convaincante a toujours constitué une qualité humaine essentielle).

Ce ping-pong intellectuel brillait par son extravagance, mais s’avérait très abscons pour l’assistance. La voix de l’orateur devenait d’ailleurs de moins en moins audible, recouverte par un gentil brouhaha. La foule se fractionnait par endroit et l’attention se dirigeait de plus en plus vers les deux acolytes. L’audience perturbée ne savait plus trop où porter sa concentration. Désabusée, elle lançait des regards interrogateurs, essayant de faire réagir son chez d’orchestre qui poursuivait inlassablement sa litanie sans sourciller. La douce bienveillance du début se transformait en joyeux bordel. Des gens partaient en hurlant, d’autres hurlaient en partant. Deux hommes costauds finirent par saisir l’infatigable narrateur pour le larguer tel un déchet un peu plus loin dans la pelouse. Il ne comprit pas ce qui lui arrivait avant d’avoir la tête dans les pâquerettes. Ces mêmes hommes s’avancèrent ensuite dans la direction du duo à l’origine de la cacophonie. Ils les soulevèrent à leur tour et ils sautèrent de bras en bras dans un grand moment d’enthousiasme général. Bertrand raide comme une allumette avait du mal à se détendre et subissait les secousses. Son ami de circonstance en revanche semblait se réjouir des rebonds tant son corps ployait aisément. La foule était en liesse.

— Faites-nous participer à votre rigolade ! lança une jeune femme.

— Faites-nous assister à votre farce ! se dépêcha de répondre Marcel Prout.

Sa phrase fit un bide monumental. Certes, elle n’était pas représentative de la grandeur du jeu qui l’avait animé jusque là. On entendit des « Qu’est-ce qu’il baragouine le pinzutu ? » Les soubresauts devenaient un peu plus brusques. « C’est quoi cette mascarade, espèce de narpia ? » Les sauteurs riaient jaune. Marcel s’évertuait alors entre deux respirations de leur expliquer que l’art de la paraphrase était particulièrement subtil et qu’il fallait arriver à un certain niveau avant d’en apprécier toute l’amplitude. Les lanceurs voyaient rouge : « Aspetta, qu’est-ce qu’il dit le fou ? Bertrand se demandait s’il n’allait pas finir briser au sol puisque les mains semblaient de moins en moins le soutenir. Puis on entendit “Aio !” et “Basta !” et le temps que la foule se disperse, ils s’écroulèrent tous les deux par terre. La grande diversion s’était métamorphosée en fiasco à l’italienne. Un peu secoués, mais entiers, ils se sourirent.

— Ce sont les risques du métier, enchaina Marcel, qui plante la bise ramasse la tornade.

Son œil pétillait toujours autant malgré cette bérézina. En toutes circonstances il paraphrasait donc. Un fou furieux se dit Bertrand qui regarda sa montre au passage. L’heure de rentrer au bercail approchait. Redevenir un mouton parmi le troupeau lui semblait satisfaisant, voire même réconfortant, après ce tumulte. Pas facile néanmoins de se séparer de Marcel qui tout en plaquant ses cheveux luisants contre son crâne l’invitait déjà à une autre performance. Bertrand osa lui demander quel était le but de tout ceci. Monsieur Prout lui répondit qu’il n’y en avait pas, qu’il venait d’assister à une petite expérimentation improvisée par ses soins et pour le fun. D’ordinaire, il était souvent engagé pour faire le show dans des situations où on ne l’attendait pas comme des colloques, salons ou congrès, mais le déroulé s’avérait moins violent, car beaucoup plus encadré. Il se définissait d’ailleurs en tant qu’agitateur bienveillant désirant rompre la monotonie, casser les codes, divertir par l’absurde. Les minutes filaient se rapprochant de l’heure du départ du paquebot. Bertrand se devait d’aller à l’essentiel et s’enquerra de suite de la rémunération. Cette donnée importante lui permettrait de laisser ou pas son CDI derrière lui. Puis tout en se levant, il confia que cette expérience l’avait certes emballé, mais qu’il avait pour l’instant une croisière à finir et qu’il lui ferait signe à son retour. Une belle empoignade de main plus tard, Bertrand partait au petit trot rejoindre son paquebot. Heureusement le port n’était qu’à neuf minutes de marche, merci Google.

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