... Un bond de géant pour le genre humain

19 minutes de lecture

 Cette nouvelle est la suite de "Un petit saut pour l'homme..." que vous pouvez lire ici : https://www.scribay.com/text/1821595357/les-chroniques-de-personae/chapter/193970

 — Ceci est l'interrogatoire de Matthew Cornwell, 63 ans, astrophysicien à la retraite, réalisé par Donald Shaunessy et Amalia Speranza le 21 juillet 2047 à 15h35 dans les locaux de la police de Rockledge dans le cadre d’une enquête pour cambriolage et destruction de biens public. Monsieur Cornwell, veuillez nous confirmer pour la caméra que l’identité que je viens de décliner est exacte et que l’on vous a bien informé sur vos droits.

 — Oui c’est bien moi et l’on m’a bien informé sur mes droits. Dois-je faire appel à un avocat ?

 — Je pense qu’on vous a expliqué que la présence d’un avocat nous forcerait à considérer que vous êtes devenu un témoin hostile et dans ce cadre nous serions obligés de poursuivre notre enquête sans considérer vos réponses comme une tentative de collaboration.

 — J’ai déjà amplement répondu à toutes les questions qui m’ont été posées. Nous perdons un temps précieux qui pourrait être consacré au sauvetage de mon ami. Alors pourquoi devrais-je vous répondre ?

 — Ha oui, j’ai oublié de compléter notre présentation. Je suis enquêteur au sein du bureau fédéral d’investigation et mademoiselle Speranza ici présente est une experte désignée pour s’occuper de cette affaire.

 Le contraste entre ces deux personnages est saisissant. L'enquêteur est un homme aussi grand et massif que sa peau est blafarde. Il arbore des cheveux roux taillés en brosse et un bouc encadré par de longues rouflaquettes bien entretenues. Sous son costume sombre aux épaules larges, on ne sait si se cachent des muscles saillants, ou un embonpoint maîtrisé. La femme à ses côtés, habillée d’un tailleur pantalon sobre, est nettement plus menue bien qu'assez grande elle aussi. Sa peau couleur bronze met en valeur de larges yeux marrons et ses lèvres proéminentes et bien dessinées dont seules les ethnies africaines peuvent se prévaloir. Ses cheveux noirs longs et crépus sont tirés en arrière en chignon. Son port de tête démontre une certaine noblesse que pourtant elle tente de masquer en baissant le regard vers un dossier posé sur la table.

 — Le FBI, interroge Matthew ?

 — Le pas de tir de Cap Canaveral et les locaux de la NASA ou se sont déroulés les faits, sont tous les deux des biens fédéraux et dans ce cadre dépendent directement de notre juridiction.

 — Je vous ai tout dit. J’ai même répondu aux questions étranges du psychologue chargé d'évaluer ma santé mentale. Vous savez tout sur moi, depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui. Je suppose que la police vous a transmis le contenu de mon interrogatoire. Suis-je l'objet d’une mésentente entre services de l’ordre ?

 L’homme aux cheveux roux fixe Matthew, d’un regard vert menthe glacial.

 — Monsieur Cornell, je vous déconseille de le prendre sur ce ton. Nous ne sommes pas dans l’une de ces web-séries bon marché qui décrivent une hypothétique guerre des polices. La police de Rockledge nous a transmis le contenu de vos déclarations abracadabrantes. Nous n’y croyons pas. Nous devons maintenant définir quelle est la part de votre responsabilité dans les faits qui se sont déroulés.

 — J’ai essayé d’expliquer ce qui s’est passé, mais je ne suis pas vraiment sûr de le savoir vraiment. Je n’ai fait qu’émettre une thèse scientifique qui demandait à être vérifiée. C’est pour cette raison qu’avec John, nous sommes allés à Cap Canaveral pour…

 L’enquêteur frappe violemment la table métallique qui le sépare de John du plat de la main pour l'interrompre. Monsieur Cornwell, commence t-il d’une voix au bord de l’exaspération, avant d’être interrompu à son tour par sa collègue qui lui touche le bras en silence. Elle attend d’avoir pleinement son attention avant de tapoter de l’index le dossier fermé qui se trouve devant elle. L’homme se tourne alors vers Matthew avant de reprendre d’une voix plus posée.

 — OK. Expliquez-nous comment ça s’est passé…

 Matthew laisse échapper un long soupir avant de commencer son histoire.

 — Tout a commencé il y a quelques jours quand mon ami John s’est réveillé au sommet de l’ancien pas de tir de Cap Canaveral. Il ne se rappelait plus comment il était arrivé là. Lorsqu’il m’a raconté cette aventure j’en ai déduit qu’il s’y était téléporté.

 — Téléporté, rien que ça ? Vous savez que c’est impossible. Vous êtes un scientifique, vous n’avez pas mis sa parole en doute ? Les gens inventent souvent des histoires et racontent n’importe quoi. Surtout quand ils ont bu un coup de trop.

 — Je n’y connais rien en psychologie, mais John n’a rien d’un affabulateur. Il n’a pas besoin de raconter n’importe quoi pour se rendre intéressant. C’est un ancien astronaute. Il a participé à deux missions en orbite et a été sélectionné pour la mission “retour sur la lune” avant qu’elle ne soit abandonnée.

 — Mais je l’ai vue quand j'étais enfant cette mission. Elle a bien eu lieu.

 — Non, vous avez vu des images tournées par les robots. Comme toutes les explorations commanditées par la NASA aujourd’hui, on y a envoyé des androïdes. Mais John lui, prévoyait d’y aller en personne. C’était l’un des pionniers de l'ère spatiale. L’un des hommes qui représentait à l’époque la quintessence de notre espèce. Une tête bien remplie avec de hautes études faites au M.I.T et un entraînement physique poussé digne des plus grands sportifs de la planète. C’était le minimum demandé par la NASA pour vous donner une chance de faire reculer, par vous même, les frontières de l’humanité.

 — C’est une belle épitaphe à marquer sur sa tombe, fait remarquer l’enquêteur avec un ton goguenard. Une oraison funèbre ou vous oubliez de parler de son alcoolisme !

 — Ça fait des années que John a arrêté de boire et il n’est pas mort ! Enfin, je ne crois pas. Il est certainement perdu et on doit le retrouver pour lui porter assistance. Nous perdons un temps précieux...

 — Qui pourrait être mis à profit pour nous raconter la vérité. Quand votre ami vous a affirmé pouvoir se téléporter, pourquoi l’avez vous cru ?

 — Il ne m’a pas parlé de téléportation, c’est moi qui en suis arrivé à cette conclusion. Il m’a raconté des faits dont j’ai été partiellement le témoin. J’ai rapproché ces faits avec certaines théories scientifiques définissant la possibilité de faire des sauts quantiques.

 — Quels sont ces faits ?

 — Nous avons passé la soirée ensemble et je l’ai quitté vers trois heures du matin. Il lui était impossible de parcourir les 65 miles le séparant de Cap Canaveral par des moyens classiques. Il m’a déclaré avoir été arrêté là-bas par des gardiens vers cinq heures du matin.

 — Cinq heures trente, nous avons vérifié ce point. De votre côté, le badge d’accès à votre résidence a été utilisé à trois heures trente quatre exactement.

 — John a habituellement besoin de plus de trois heures et demie pour aller à Cap Canaveral. Sans compter le temps nécessaire pour pénétrer le périmètre, aller jusqu’à la tour du pas de tir et l’escalader pour aller au sommet. Ce n’est pas la première fois qu’il va là-bas. Il est souvent pris de nostalgie pour sa vie passée. C’est là qu’il aurait embarqué pour la lune si...

 — Nous sommes au courant. Il a été intercepté par les gardiens du lieu sept fois ces deux dernières années. Leur registre ne remonte pas plus loin, ils vont rechercher dans leurs archives pour affiner ce chiffre.

 — Oui, bref. Quand la patrouille l’a raccompagné vers la sortie, il était impossible qu’il ait fait ce voyage jusqu'à Cap Canaveral aussi rapidement. C’était tout bonnement impossible. Et puis il y avait aussi l’explosion.

 — L’explosion ?

 — La maison de John a été soufflée par une explosion pendant la nuit. Quand il est rentré chez lui, il est tombé sur des pompiers qui ne comprenaient pas comment cet accident s’était produit sans aucune trace de combustion. Je pense que cet incident s’est produit au moment de son départ.

 — Comment une explosion aurait pu vous mettre sur la voie d’un saut… Comment l’avez-vous déjà dit ?

 — Un saut quantique. Je veux bien vous expliquer où en sont les recherches, mais cela risque de prendre des heures. Alors je vais résumer. Pour effectuer ce genre de saut, il faudrait théoriquement rapprocher deux continuums espace/temps, A et B, dans un point unique de l’espace représentant le point de départ de votre voyage, le point A. Pendant quelques instants vous êtes à la fois ici et là-bas. Comme le fameux chat de Schrodinger est à la fois mort et vivant. Et puis, lorsque l’univers physique, qui déteste ce genre de situation ambiguë, se décide à rectifier les choses, vous vous trouvez subitement au point B.

 — Et l’explosion ?

 — Le point de conjonction entre les deux continuums espace/temps doit laisser passer une forme d’énergie. De l’antimatière, un peu de cette “masse” qui manque à notre univers. Ou alors le phénomène compresse la matière au-delà des limites permises par notre environnement physique. Le tout entraîne une déflagration. Sortant du cadre de ce qui est connu scientifiquement.

 — Vous voulez dire que l’explosion qui a frappé Cap Canaveral n’est pas d’origine terroriste. Est-ce le résultat de votre expérience ?

 — J’ai été surpris par l’étendue du phénomène qui a frappé le pas de tir. Il ne correspondait en rien à celui qui a soufflé la maison en bois de John. J’imagine que la distance à parcourir lors d’un saut a une relation sur la taille de ce phénomène. Les prochaines expériences devront être menées dans un endroit désertique s’il est possible de les mener. J’ai eu la chance d’être abrité à ce moment-là derrière l’un des vieux bunkers qui parsème le site. Malheureusement le matériel n’a pas eu cette chance…

 — Parlons-en du matériel. Pourquoi avez-vous volé pour plus de quinze millions de dollars d’équipement de la NASA ?

 — Ha, ça… Je me rends compte aujourd’hui que c’était une mauvaise idée. Mais sur le coup je pensais que nous n’avions pas d’autre choix. On avait le plan fou de relancer l’exploration spatiale. John n’avait jamais digéré de ne pas pouvoir aller sur la Lune. On savait qu’il serait impossible de convaincre la NASA sans une preuve flagrante qu’il pouvait voyager à travers l’espace à la seule force de son esprit. Alors, il voulait aller là haut pour prouver au monde entier que l’homme avait sa place dans l’espace. Il possédait une combinaison spatiale avec laquelle il avait assuré une mission en orbite, il ne lui manquait que le PLSS, la valise des systèmes de support de vie qui se fixe sur son dos. Elle regroupe les unités de retraitement des déchets, de chauffage et d’épuration d’air. Son objectif était de se procurer cette valise et d’aller faire un petit coucou sur NASA Channel et se plantant devant un des robots qui filme la bas en direct.

 — Mais vous n’avez pas volé un vieux PLSS ! Il nous manque, une combinaison HAL Mark VII complète, une radio INTRIK 0.4, une balise de positionnement GALIL 1.8, un radar de mission ZEUS 3 et un tricordeur ST 2. Si nous avons retrouvé une partie de ce matériel détruit sur le site de lancement, le reste semble avoir disparu.

 — Je connaissais quelqu’un de spécialisé dans les équipements astronautiques anciens susceptible de nous vendre la valise qui nous manquait. Mais quand nous lui avons expliqué pourquoi elle devait absolument être fonctionnelle, il nous a déconseillé de l’utiliser avec une combinaison qui devait fuir de partout. Même en bon état, les matériaux destinés à assurer l’étanchéité ont tendance à ne pas vieillir correctement. John ne pouvait donc pas utiliser cet équipement pour son voyage.

 — Quelqu’un de spécialisé... Sauf erreur de ma part, il n’en est pas fait mention dans le dossier. Pouvez-vous me donner le nom et l’adresse de ce complice ?

 — De qui voulez-vous parler ?

 — De votre spécialiste.

 — Non, vous avez parlé d’un complice. Ni vous ni moi ne pouvons assumer que cet homme soit mêlé à une affaire fédérale d’une quelconque façon. Que son nom ne soit pas cité dans ce dossier n’est pas une erreur. C’est pour éviter un incident diplomatique.

 En entendant ces mots, le géant roux se lève brusquement de sa chaise. Ses yeux verts expriment une violence que son corps semble avoir bien du mal à contenir. Sa stature s’interposant entre l’astrophysicien et la lumière assombrit la salle d’une sourde menace.

 — Monsieur Cornwell vous n’êtes pas en position de refuser de nous parler de qui que ce soit. Je crois que vous n’avez pas bien compris la nature des crimes qui vous sont reprochés.

 — Je me rends bien compte que les choses que j’ai faites risquent de m’envoyer en prison y passer les dernières années de ma vie. Même si je pense encore que j’avais raison de vouloir faire avancer la science. Ce que nous avons fait avec John pourrait être d’une importance majeure pour toute l’humanité. Imaginez que la seule limite qui nous sépare de l’espace vole en éclat. Que tout le monde puisse… Aie !

 Matthew ressent une douleur vive au ventre qui lui coupe le souffle. La table métallique qui le sépare des enquêteurs vient d’être poussée brusquement vers lui. La brute celte a visiblement décidé de rendre cet interrogatoire bien plus physique. Pourtant quand l’astrophysicien lève les yeux vers le géant blafard, il semble tétanisé. Il comprend rapidement pourquoi en apercevant une nouvelle fois la main gracieuse de sa partenaire posée sur son bras. Il se tourne vers elle, un échange de regard et l’homme remet la table à sa place avant de s’asseoir sans un mot.

 — Vous allez rester muette comme cela encore longtemps, interroge Matthew ? Vous n’avez pas le droit de parler ?

 — Monsieur Shaunessy est un excellent enquêteur pour l’antiterrorisme. Même s’il n’est pas habitué à interroger des astrophysiciens. Mais avant que je puisse parler, il doit déterminer si votre affaire rentre dans le cadre du droit commun, du terrorisme ou même de l’espionnage. Vous pouvez taire le nom de votre ami. Nous savons déjà de qui il s’agit. Mais pour votre bien, vous devriez être honnête avec vous même, sur la véritable nature des intentions de cet individu. S’il vous plaît, continuez !
 Joignant le geste à la parole l’homme à ses côtés montre la paume de sa main pour appuyer l’invite tout en restant silencieux.

 — Je… savais qu’il était introduit dans les milieux diplomatiques de l’autre bloc, mais nous n’avions jamais discuté ensemble que de choses mineures et anciennes. Des sujets qui ne représentent rien de particulièrement intéressant pour... les renseignements d’un autre pays. Par contre, c’est un fanatique de tout ce qui touche la conquête spatiale des deux côtés du mur. Il possède la plus grande collection d'objets astronautiques depuis le siècle dernier jusqu’à nos jours. Quand John m’a dit vouloir remettre sa combinaison en marche, j’étais sûr de pouvoir trouver une valise en état de marche chez lui. Mais… Maintenant que j’y pense, ce n’était pas une bonne idée.

 — Pourquoi, interroge l’enquêteur ?

 — Quand il s’est révélé que l’ancien équipement ne pouvait pas être utilisé, mon ami collectionneur à commencé à nous expliquer comment nous procurer du matériel moderne et en bon état. Sur le moment je ne me suis pas rendu compte que les informations qu’il nous délivrait pouvaient être le résultat d’un travail d’espionnage. Que les moyens mis en œuvre pour obtenir ces renseignements étaient ceux d’un autre état. Il savait exactement où se trouvait le matériel qu’il nous fallait. Il nous a fourni les plans des locaux de la Nasa et même les codes pour ouvrir les portes. J’ai connu des courses au supermarché bien plus compliquées que ce… ce...

 — Cambriolage ! C’est le mot que vous cherchez ?

 — Vous avez vraiment le don pour déformer les faits et les présenter comme criminels . Nous voulions juste emprunter du matériel pour faire avancer la science. Pour offrir à l’humanité la plus grande révolution dans les transports depuis l’invention de la roue.

 — Je pourrais pourtant être plus précis dans ma façon de présenter les choses en parlant d’espionnage ou de haute trahison. Vous voulez me faire croire que vous ne vous êtes pas rendu compte que vous avez travaillé pour un adversaire de notre nation ?

 — Je dois vous avouer que je me sens bien naïf, de ne pas avoir compris tout ça par moi-même. Même si vous ne me croyez pas, c’est pourtant bien ce qui s’est passé. Avec John nous étions tellement obnubilés par notre projet que nous n’avons rien vu, rien perçu des intentions cachées.

 — Et vous allez me dire que vous n’avez rien échangé contre ces précieux services. Que votre espion vous a donné toutes ces belles informations uniquement pour vos beaux yeux.

 — Que voulez-vous dire ?

 — Vous lui avez expliqué pour quelle raison vous aviez besoin de tout ce matériel ?

 — John en avait besoin pour survivre à l’absence d’atmosphère et au froid.

 — Oui, mais lui avez-vous dit pourquoi John Spitz avait besoin de ce matériel. Où il désirait aller et comment il espérait y arriver.

 — La téléportation, vous voulez savoir si on lui a parlé du saut quantique ?

 — Oui.

 — Je n'allais pas lui dire que nous voulions détourner une fusée lunaire. Il a bien fallu qu’on lui explique que…

 — Vous lui avez parlé de l’explosion ?

 — L’explosion, je vous ai dit que j’ai été surpris par sa puissance, je ne m’attendais pas à un phénomène de cette magnitude.

 — Lui avez-vous dit, que si votre expérience réussissait, si votre ami arrivait à se téléporter sur la lune, cette explosion aurait lieu ?

 — Je… Oui, j’ai dû lui dire en effet.

 En regardant l’attitude de l’homme en face de lui et son regard plein de reproches, Matthew est pris d’un doute.

 — J’aurais peut-être dû me taire ?

 Troublant le silence éloquent qui s’installe, l’enquêteur aux cheveux de feu, respire bruyamment et se tourne lentement vers sa partenaire.

 — Nos pires craintes ont l’air d’être une réalité. Il va être impossible de garder le secret. L’autre bloc est au courant et se doute que le voyage a réussi. Si je termine cet interrogatoire il faudra ajouter “intelligence avec l’ennemi” et “haute trahison” aux accusations de terrorisme et de vol. Des crimes qui risqueraient de déprécier irrémédiablement le curriculum vitae d’un possible prix Nobel. Bref, je crois que c’est maintenant à votre tour d’intervenir.

 Pendant quelques instants le silence s’impose dans la pièce. Matthew regarde la surface de la table devant lui comme un enfant pris en faute. Puis, se rendant compte que ce moment s'éternise, il lève lentement sa tête pour dévisager les enquêteurs. L’irlandais est tourné vers sa partenaire en position d’attente. La jeune femme se racle la gorge, ouvre le dossier devant-elle et en extrait un feuillet rempli de chiffres.

 — Nous savons où se trouve votre ami John.

 — Il est vivant, interroge Matthew avec une voix pleine d’espoir ?

 — Oui. Il va bien. Lors de l’explosion du pas de tir, le dispositif de communication à intrication quantique à été détruit, mais le dispositif de positionnement intégré à la combinaison que portait John Spitz était toujours fonctionnel. Lorsque votre ami est allé faire un petit coucou à la caméra de la Mer de la tranquillité en laissant une trace de pas juste à côté de celles de Neil Armstrong, nous nous sommes rendu compte que la combinaison que vous aviez v… emprunté ne gisait pas parmi les débris de Cap Canaveral. Nous avons donc mis en marche la localisation de l’équipement. A défaut de pouvoir suivre son état de santé ou de pouvoir communiquer avec lui, nous avons pu suivre son voyage de retour.

 — Il n’y a eu aucun enregistrement de son état physiologique ? Mince ça va être difficile de prouver que…

 — Nous avons toutes les preuves qu’il nous faut. Même si je suppose qu’un scientifique comme vous va avoir besoin d’informations sur la nature des échanges d’énergie mis en œuvre et autres phénomènes physiques. Mais nous avons des traces irréfutables de deux déplacements instantanés et les enregistrements des capteurs de la combinaison sauvegardés en local. Nous avons également des images prises depuis un télescope de la terre ou l’on aperçoit clairement votre ami et tout ce qu’il s’est passé autour de lui avant et après son départ. Regardez !

 La jeune femme étale des photographies devant-elle où l’on peut apercevoir une explosion et un nouveau cratère sur la surface de la lune. Matthew imagine que le point blanc que l’on peut apercevoir sur la première photographie est John.

 — Vous avez des clichés du moment du départ ?

 — Non. Le phénomène a duré moins d’un cent vingtième de seconde. C’était la vitesse de la caméra au moment où John Spitz s’est téléporté. Il était sur la lune et d’un seul coup il se trouvait sur une plage d’Hawaï.

 — Hawaï ? Je ne comprend pas… Ha oui, le pas de tir de Cap Canaveral était détruit, c’est sûrement l’endroit qu’il connaît le mieux pour y avoir médité pendant des heures.

 — Il a besoin de connaître intimement sa destination ?

 — Non pas toujours, il semble qu’il soit capable de voyager par l’esprit vers sa destination sans la connaître auparavant. Mais je suppose que c’est plus facile à faire quand on sait où aller. Il est toujours à Hawaï ?

 — Nous l’avons rapatrié ici, il se trouve en ce moment dans une salle juste à côté.

 — Je peux le voir ?

 La jeune femme se tourne vers Shaunessy pour l'interroger du regard. Celui-ci en guise de réponse fait des gestes sans équivoque : “Vous faites comme vous voulez, moi je m’en lave les mains”.

 — Je… Je vais voir ce que je peux faire.

 L'enquêtrice referme son dossier en laissant les photographies devant Matthew le prend en main et se lève. Elle se dirige vers la porte de la pièce puis avant d’en franchir le seuil elle se tourne vers son collègue masculin.

 — Shaunessy, vous venez ?

 En regardant le dos de l’homme disparaître derrière la porte Matthew se remémore la dernière conversation qu’il avait eu avec John sur le pas de tir avant son départ :

 — Tu sais John, si notre expérience réussi, le plus grand problème va être d’en faire profiter toute l’humanité. Notre gouvernement voudra sûrement étouffer la nouvelle pour en faire un avantage tactique contre l’autre bloc. La nouvelle guerre froide n’est pas un bon contexte pour ce genre de découverte scientifique.

 — Ce n’est pas pour ça que nous sommes allés voir ton ami Fédor ?

 — Si, bien sûr. Je savais que malgré son amour immodéré pour le voyage spatial, il serait obligé de rendre compte de notre visite à son gouvernement. C’est également pour cette raison que j’ai interrogé mes collègues chinois, suédois et français sur la théorie du voyage quantique. Je sais qu’ils sauront rassembler les morceaux de notre conversation. Si, comme je le pense tu crée une nouvelle déflagration en partant. Fédor ou son gouvernement est en train de nous observer, et dans tous les cas, ton départ ne passera pas inaperçu.

 — Bon alors tout va bien, dit John en enfilant les gants de sa combinaison avant de les verrouiller. Il ne me reste plus qu'à réussir mon saut. Enfin si ce qu’il s’est passé l’autre jour était bien une téléportation. Si ce n’est pas le cas, je pense que nous allons avoir de gros ennuis.

 — Je comprends tes doutes John. Mais s’il existe un moyen de monter la haut, je sais que tu es suffisamment motivé pour le trouver. Personne d’autre au monde n’a plus envie que toi de fouler le sol de la Lune. Vois l’espace comme une immense mer. Ses courants peuvent te mener où tu le désires. Il te suffit juste de méditer pour savoir comment te laisser transporter par la vague.

 — C’est une belle analogie Matthew. Je ne savais pas que tu avais prêté une telle attention à mes histoires de surf. Je vais donc méditer pour visualiser le chemin, dit John en s'asseyant en tailleur sur le sol métallique. Comme sur la plage je vais rechercher le chemin qui saura m'emmener vers les étoiles.

 — Une dernière chose, la prochaine fois que l’on va se voir il y aura certainement des observateurs qui vont décortiquer nos faits et gestes. J’ai bien peur que nos retrouvailles se passent dans les locaux de la police ou de l’armée. Comment va t’on pouvoir se parler ?

 — Se parler ?

 — Oui, nous avons tous les deux des missions différentes. Toi tu doit faire attention à bien te montrer, à nous expédier un maximum de photos et données de ton voyage. Moi je dois m’assurer d’obtenir l’attention de toute la communauté scientifique. Que l’on parle de ton voyage bien au-delà des frontières de notre pays. Je vais attirer sur moi les foudres de l’autorité pour qu’ils te laissent le champ libre. Il nous faudrait un mot secret pour informer l’autre que tout s'est bien passé. Que notre plan est couronné de succès.

 — Un mot ?

 — Oui, ou une phrase. Un truc dont la signification ne dit rien à personne sauf à nous deux.

 — Matthew, j’ai toujours trouvé que tu prêtais trop d’attention aux conspirationnistes. On a vraiment besoin de mettre au point un langage secret maintenant sur ce pas de tir ?

 — S’il te plait John. J’y tiens beaucoup. Ce sera un moment solennel. Un instant qui restera gravé à jamais dans l’histoire de notre monde.

 — Ok. Dans ce cas j’ai la phrase parfaite. Même empruntée à quelqu’un d’autre, dans notre cas elle devrait prendre un tout nouveau sens...

 Matthew est dérangé dans ses réflexions par le bruit de la porte de la salle d'interrogatoire en train de s’ouvrir. Elle laisse passer un homme aux cheveux blancs portant une chemise hawaïenne. Ses traits énergiques, ses yeux bleus clairs et sa façon de se déplacer d’un pas souple ne laisse aucun doute sur son identité.

 — John, s’exclame Matthew en se précipitant pour le prendre dans ses bras !

 En prolongeant l'accolade, les larmes lui montant aux yeux, il se rend compte combien il était inquiet pour la survie et la santé de son ami.

Dire que j’ai pu penser un instant que c’est moi qui ai eu le plus d’ennuis dans cette histoire. Toi tu as traversé le vide spatial, voyagé en prenant tous les risques pour faire repartir la conquête spatiale. Ho mon ami, comme tu es admirable.

 Les deux hommes restent ainsi de longues minutes à goûter ces retrouvailles puis se séparent comme à regret.

 John Spitz se rappelant sa promesse faite sur le pas de tir prononce les mots qui signifient que sa mission est accomplie.

 — C’était un petit saut pour l’homme...

 — Mais un bond de géant pour le genre humain, répond Matthew !

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