Chapitre 6

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Le lundi suivant, ma mère m'accompagna au lycée, non sans lancer des coups d'œil réguliers à mon nez qui n'était finalement pas cassé, mais recouvert d'un large hématome. Lorsque Brendan m'avait raccompagné chez moi après que nous ayons quitté Chase, j'avais dû inventer une histoire à dormir debout à propos d'une mauvaise chute, qui n'avait pas particulièrement convaincu ma génitrice. Les médecins m'avaient assuré que je n'avais rien de cassé, mais le matin qui suivit l'affrontement de mes deux amis, je n'avais pu retenir une grimace devant l'état de mon nez qui avait pris une teinte bleu-violette. Dépitée d'avance à l'idée de ce qu'allaient penser mes camarades de classe, j'avais toutefois hâte de voir la réaction de Chase. Il se rendrait peut-être compte qu'il était allé trop loin.

Mais je dus vite déchanter, car Chase ne se rendit pas au lycée ce jour-là. Payton me contempla avec des yeux ronds lorsqu'elle me vit arriver et Trévor sembla partagé entre l'envie d'aller frapper Chase sur le champ et un désir profond d'éclater de rire devant ma mine de battue. Finalement, il opta pour une moue de circonstances. Clyde, de son côté, se contenta de faire un commentaire approprié entre deux bouffées de cigarette. Quant à Brendan, il ne tenait pas en place.

Il me raconta qu'il avait discuté avec Seth et, d'après lui, les personnes à l'origine de l'état actuel de Chase étaient ses anciens amis, les membres d'une bande peu recommandable qui traînait souvent dans Littleton la nuit. Seth était autrefois ce que les adultes appelaient communément « un voyou ». Après la mort de ses parents, qu'il avait fort mal vécue, il s'était mis à renier toute forme d'autorité et zonait avec la mauvaise graine de son école. Très vite, il avait touché au milieu de la drogue et des gangs et il n'était pas rare qu'il fugue pendant plusieurs jours sans donner de nouvelles. Il rentrait parfois chez lui dans un état déplorable, n'admettait plus aucun contact avec les membres de sa famille et était parfois témoin des atrocités qui se déroulaient en secret dans les bas-fonds de la ville. Je me souvenais de cette époque comme d'une période très difficile pour Chase, qui allait parfois chez Brendan en plein milieu de la nuit, fuyant les accès de violence de son frère à son égard. Comment pouvait-il répéter les erreurs qu'il reprochait tant à Seth par le passé ?

Un jour, cependant, Seth vira de bord et se mit à rejeter tout ce qui avait trait à la drogue, abandonnant du même fait ses mauvaises fréquentations. À la suite d'un événement qui aurait pu se révéler tragique, il avait brutalement ouvert les yeux. Cela s'était passé peu de temps avant que nous entrions au lycée et, depuis, il tâchait de rattraper le temps perdu avec Chase, désirant à tout prix lui prouver qu'il pouvait devenir le grand frère qu'il lui aurait fallu durant toutes ces années.

  • Alors ce serait Les Crips qui aurait donné du coke à Chase ? Demandai-je à Brendan . Pourquoi l'a-t-il acceptée ?

  • Je ne sais pas, avoua mon ami. Cela n'a pas de sens... Seth a simplement dit qu'il savait que cela arriverait un jour.

Je le regardai avec surprise, levant mes sourcils au-dessus de mes yeux écarquillés.

  • Bah ouais, expliqua Brendan, il pensait que Les Crips lui ferait payer sa désertion. Et que le meilleur moyen de le faire était de s'en prendre à Chase.

  • Oui, mais enfin Chase n'est pas con, je me demande ce qu'ils ont pu lui dire pour qu'il accepte de rentrer dans leur jeu... Il les a toujours détestés...

  • Peut-être qu'ils n'ont rien eu besoin de lui dire... Peut-être qu'on ne connaît pas Chase aussi bien qu'on le prétend.

  • Tu plaisantes ? Comment une telle métamorphose aurait-elle pu-nous échapper ?

  • Chase voulait se venger de son frère, lorsque ça s'est passé, tu te souviens ?

Je gardai le silence. Durant les nombreuses années durant lesquelles Seth avait fait vivre un enfer à sa famille, Chase nous avait plus d'une fois fait part de son désir de faire comprendre à son frère ce qu'il lui faisait vivre et particulièrement cette fois-là. Mais je ne pouvais pas admettre qu'il soit allé jusqu'à endosser lui-même le rôle de Seth pour exécuter sa vengeance...

L'espace d'un instant, je fus plongée dans mes souvenirs. Je revoyais les bleus que portait Chase à l'école primaire, là où son frère le frappait lors de ses crises de paranoïa. Il cachait toujours sa détresse derrière des expressions toutes faites sensées nous rassurer : « Je me suis cogné en montant les escaliers », « Je me suit pris une porte », etc. Passé un certain âge, nous cessâmes d'être dupe, n'admettant pas que notre ami puisse être aussi maladroit. Comme il refusait de déroger à son idée, nous l'avions un jour raccompagné jusque chez lui. Un jour que je ne pourrais jamais effacer de ma mémoire. J'avais alors dix ans.

La porte s'était ouverte violemment à notre arrivée et dans l'encadrement était apparut un adolescent au visage blafard. Il devait avoir quinze ou seize ans, mais son expression correspondait si peu à celle d'un lycéen que j'avais eu du mal à faire cette approximation. Des cernes violets portaient ses yeux attisés par une colère profonde et inexplicable. Ses traits étaient tirés et sa bouche semblait agitée de tremblements incontrôlables. Ses longs cheveux noirs et emmêlés pendaient autour de son visage, accentuant sa pâleur déjà extrême. En le voyant, Chase avait bondit en arrière en nous tirant chacun par un bras, faisant immédiatement bouclier entre nous et le jeune homme fou qui se tenait dans l'ouverture. Celui-ci avait eu un rictus mauvais et avait poussé Chase d'une main pour venir vers nous.

  • Non, ne t'approche pas d'eux ! Avait protesté notre ami.

  • Eh bien, eh bien, serait-ce tes amis Chase ? Tu ne me les as jamais présentés, c'est dommage.

  • Laisse-les ! Avait alors crié le brun en se replaçant devant nous.

À cet instant, je n'avais pas su quoi faire. J'étais restée là, debout devant cet étrange et effrayant personnage, tenant étroitement serrée la main de Brendan qui tremblait à côté de moi. Puis, sans que je ne réussisse à m'expliquer d'où m'était venu le courage nécessaire, j'avais demandé.

  • C'est vous qui faites du mal à Chase ?

Ce dernier m'avait lancé un regard affolé et avait aussitôt levé les yeux vers son frère, attendant sa réaction. Elle n'avait pas tardé. Le visage de Seth s'était décomposé du moins plus qu'il ne l'était déjà et il m'avait lancé un regard furieux avant de saisir Chase par son pull et de lui hurler.

  • Alors comme ça t'es allé te plaindre ? Mais tu n'as que ce que tu mérites ! Si tu savais comme tu m'énerves !

Il l'avait jeté au sol et Chase avait placé ses bras au-dessus de sa tête pour se protéger, mais son frère rentrait déjà dans la maison. Il s'était arrêté et, sans se retourner, avait lancé.

  • Je ne veux plus les revoir ici, t'entends ?

  • Oui, Seth , s'était empressé d'acquieser notre ami.

Puis il nous avait regardés, le visage bouleversé par la peur et la douleur, le corps parcouru de frissons, et était entré à la suite de son frère. Brendan et moi étions restés quelques instants devant cette porte, tétanisés par le sentiment d'horreur que nous avait inspiré cet individu. Puis Brendan m'avait tiré par la main en murmurant .


  • Viens.

À partir de ce jour, Chase allait régulièrement chez Brendan le soir, dès qu'il en ressentait le besoin. Les parents de ce dernier n'émettaient jamais aucune objection, ayant été mis au courant des difficultés que rencontrait le couple Myers avec leur fils aîné, adoptif, Seth. Tous s'accordaient à dire que le jeune homme traversait une période difficile et qu'il reportait la douleur causée par la mort de ses parents sur le dernier membre vivant de sa famille : son frère. Il y avait eu de nombreux problèmes durant ces années-là avec Seth et les services sociaux avaient failli retirer la garde des deux frères au couple Myers.

Chase nous avait expliqué que des gens allaient peut-être venir les chercher pour les emmener ailleurs. Je me souvins des larmes que j'avais versées dans les jours qui avaient suivis, accablée à l'idée de perdre mon ami si cher. Mais, heureusement, le voisinage avait écrit une lettre aux services sociaux pour attester du comportement exemplaire qu'avait le couple avec leurs enfants adoptifs. Ils avaient aussi assuré qu'un changement de plus dans la vie de Seth ne pourrait que le perturber davantage et avaient obtenu gain de cause. Tous ces détails m'avaient été racontés par ma mère lorsque j'avais atteint l'âge de comprendre et j'avais alors plus que jamais saisi à quel point la situation avait failli leur échapper. Sans l'appui de l'entourage des Myers, Chase m'aurait été enlevé et je ne l'aurais probablement jamais revu. Heureusement, les événements n'avaient jamais dégénéré au point que les services sociaux reviennent sur leur décision.

Jusqu'à ce fameux jour, trois ans plus tôt, où un événement dramatique avait eu lieu chez la famille Myers. Chase, ayant atteint l'âge de quatorze ans, ne s'était plus contenté de baisser l'échine devant son frère et lui avait tenu tête. Résultat, il avait failli mourir lorsque ce dernier l'avait poussé dans les escaliers avec violence, après l'avoir frappé à la tête avec une bouteille de gin vide qui traînait dans sa chambre. Ce soir-là, Brendan et moi avions obtenu l'autorisation de nous rendre à l'hôpital et lorsque nous étions arrivés, Seth était là, dehors, fumant une cigarette. Il avait croisé notre regard et c'est à cet instant précis que, pour la première fois, j'avais ressenti de la pitié pour lui. Car j'avais clairement lu dans son regard à quel point, il éprouvait du dégoût envers lui-même.

Ce jour-là, Chase nous confia qu'il ferait tout pour que son frère paye ce qu'il lui avait fait subir. À l'époque, nous avions mis ça sur le compte de la colère et de l'égarement. Après tout, il avait failli mourir des mains de son frère. Mais peut être aurions-nous dus y prêter davantage attention...

C'est à partir de ce soir-là que Seth renonça à tout ce qu'il était devenu pour se forger une nouvelle image. Il avait défendu ses parents adoptifs devant les rudes reproches que leur avaient asséné les assistantes sociales et avaient tout fait pour que Chase ne soit pas placé en famille d'accueil. Devant les menaces proférées par les services sociaux, il avait souhaité troquer sa liberté contre la tranquillité de son frère et avait demandé à être enfermé. Mais le tribunal ne l'avait pas envoyé en prison.

Les psychiatres s'étaient entendus pour dire qu'il n'était pas responsable de ses actes et lui avaient accordé des circonstances atténuantes. Sa jeunesse, ses remords manifestes et sa profonde rancœur envers ses propres actes avait aussi joué en sa faveur. Cependant, il avait juré de ne plus jamais toucher à la drogue. Les professionnels lui avaient assuré qu'il ne pourrait pas se libérer de sa dépendance avec la seule force de sa volonté, mais il leur avait rapidement prouvé le contraire. Il répétait qu'à défaut de prison, il pouvait au moins faire cela pour payer le geste inconsidéré qu'il avait eu à l'égard de son frère cadet.

Lorsque je revins à la réalité, je me serais donné des gifles. Comment avions-nous pu rester aveugle devant le ressentiment de Chase ? Nous avions toujours cru qu'il avait tout pardonné à Seth, au même titre que leurs parents adoptifs. Mais nous avions tort et il fallait désormais l'empêcher d'atteindre le même stade de folie que son aîné. J'essayai d'imaginer Chase, qui ressemblait beaucoup à son frère, dans le même état de dégradation que Seth la première fois que je le vis. Je n'eus aucune difficulté à le faire et l'image déclencha un frisson qui remonta jusqu'au bout de mes doigts.

Le reste de la journée se déroula sans que personne ne prononce le nom de Chase Myers, en dehors de ses admiratrices qui le cherchaient partout d'un air inquiet. L'une d'elles s'approcha de moi pour me demander si je savais où était mon ami et je lui répondis avec une telle sécheresse qu'elle s'éloigna sans insister.

Le lendemain, Chase était de retour, mais il ne nous accorda pas un regard. Je mis cela sur le compte de sa rancune à notre égard, mais je n'aurais pu imaginer que trois mois passeraient et que chaque jour l'éloignait un peu plus et que ses yeux perdant leur éclat semaine après semaine.

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