Chapitre 7

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- Comme je te dis Larry, il m’a appelé hier soir, il dit avoir parlé à Eroe. Mais t’emballes pas, le gars a l’air un peu...spécial. Je l’interroge à huit heure, rejoins-nous dès que tu arrives.

Ethan Epping raccrocha son portable. Le café qu’il tenait dans sa main, entraîné par le mouvement incessant de son poignet, menaçait de s’échapper de sa tasse. Le jour ne s’était pas encore levé quand il arriva au poste de police. Le coup de téléphone de la veille l’avait laissé crouler sous une tonne de questions. Eroe n’avait jamais parlé à quiconque pendant toutes ses années de “service”. Pourtant, nombreux furent les journalistes à essayer de le traquer comme une bête sauvage, espérant un scoop, un interview ou même un mot. Mais aucun son de sa bouche ne sorti jamais. Un héros silencieux au cœur vaillant, pourchassant le mal et sauvant femmes et opprimés. En y repensant, Ethan aurait dû savourer davantage ces années de prospérité, ce bonheur libérateur de se savoir en sécurité partout dans le monde.

Pourquoi venir parler à un homme juste avant sa mort ? Ethan Epping se démenait depuis son réveil à échafauder une théorie sur son mystérieux interlocuteur de la veille. L’homme devait être mentalement déficient au vue du ton de sa voix et de son articulation. Un drogué ? Un esprit simple voulant attirer l’attention ?

- Je suis Doug. Juste Doug, lui avait-il répondu avant de raccrocher.

Peut-être que l’interrogatoire qui allait se passer dans quelques minutes ne le mènerait à rien, mais il fallait en avoir le cœur net. L’esprit toujours plongé dans ses pensées, Ethan Epping rejoignit son bureau vers sept heure cinquante-cinq. Les lieux étaient encore très peu occupés, aussi fut-il surpris de voir entrer trois agents vêtus de costumes d’un noir profond. Les hommes semblaient se diriger dans le bureau de Jeryl d’un air décidé. Il connaissait que trop bien cette allure de lion dominateur.

Le téléphone sonna. Le policier Watson, responsable de l’accueil, informa Epping qu’il venait d’accueillir un certain Doug. Jetant un dernier coup d’oeil aux mystérieux visiteurs qui venaient de saluer le commissaire Hussay, Ethan attrapa sa veste sur le dossier de sa chaise et se dirigea vers le hall d’entrée.

Ses cheveux gras ne semblaient respecter aucune cohérence et son ventre proéminent supposait une aversion certaine pour toute forme d'effort physique. Le pantalon maintenu par deux bretelles usées lui remontait jusque sous la poitrine. Son visage doux et rondouillard dégageait quelque chose de très enfantin. Pourtant, la perte de ses cheveux ne laissait pas de doute quant à son âge. Quarante ? Peut-être cinquante ans. Ses petits yeux rieurs semblaient compressés par la graisse couvrant l'intégralité de son visage. L’inspecteur Epping l’invita à se diriger au premier étage où se trouvaient différentes salles d’interrogatoire. Le lieu était étroit et ne disposait que d’une petite fenêtre à barreaux. L’homme s’assit de toute sa masse sur la chaise, la respiration saccadée par la configuration étriquée de la pièce. L’inspecteur se plaça devant lui.

- Désirez-vous un café ?

- Non.

Aux premiers sons de sa voix, Ethan comprit immédiatement son petit retard mental. Aussi, l'inspecteur essaya de lui parler le plus simplement possible.

- Je suis l'inspecteur Ethan Epping. Monsieur ? demanda-t-il en laissant traîner sa voix sans que personne ne réponde.

Son interlocuteur sortit un sachet de bonbons de l'une des poches de son pantalon déchiré.

Comme un enfant autorisé à se jeter dans une flaque d'eau, l'homme engloutit une poignée de sucreries. Le bruit de sa mastication résonna jusqu'aux tympans d’Ethan. Deux petits coups discrets sur la porte. Larry se glissa dans la pièce comme dans un trou de souris.

- Je m'appelle Doug, juste Doug, dit-il soudainement, la bouche pleine, le souffle erratique.

- Doug, vous me disiez hier que vous avez parlé à Eroe. Pouvez-vous me raconter cette histoire ?

Ethan s’était figé devant lui, le visage calme, le regard compatissant. Larry Fox, restait en retrait, observant la scène le dos appuyé contre l’un des murs blanc de la pièce.

- J'ai un petit retard. Je parle pas de notre rendez-vous, hum. Depuis petit, j'ai du mal à suivre ce qu'on me dit, j'ai besoin de temps. Ma mère disait toujours : ce n'est pas toi qui es lent, c'est le monde qui va trop vite. Hum. Moi, j'étais d'accord avec maman. Mais pas les autres.

L'homme bafouillait, la respiration haletante, les lèvres humides et baveuses. Son souffle semblait faire une course contre ses mots, sans aucun espoir de gagner. Doug marqua une pause pendant laquelle il reprit une bonne poignée de bonbons, les faisant glisser entre ses doigts potelés. Ses bourrelés, coincés entre les plis de ses vêtements, dansaient avec frénésie au rythme de ses mouvements grossiers et irréguliers. Le spectacle était à la fois grotesque et empreint d'une certaine poésie. Ethan se demanda si son régime consistait uniquement à engloutir des dizaines de sachets de sucrerie et de bières par jour. Ceci aurait certainement expliqué son ventre bombé comme un ballon, semblant vouloir exploser à tout moment, et son odeur d'alcool qui provoquait chez Ethan des haut-le-coeur. L’inspecteur jeta un coup d’oeil à son collègue. Celui-ci haussa les épaules, le sourire plaquait sur son visage lumineux.

- Les autres, ils me faisaient du mal. Hum. Les enfants, ils sont méchants quand tu ne leur ressembles pas.

Le bruit gras de sa manducation reprit de plus belle. Ethan eu un pincement nerveux.

- On m'a battu, on m'a mis la tête dans les toilettes, on a volé mes chaussures. Mais je ne leur en veux pas. Maman disait toujours : ils ne l'emporteront pas au paradis. J'aimais maman. Elle avait une phrase réconfortante pour chaque situation. Hum.

Doug poussa un petit pincement strident de tristesse.

- Il y a quelques semaines, je me baladais dans la rue près du London Bridge. J'aime marcher au bord des quais, ça me fait tout oublier. Je regarde l'eau, je regarde les gens. Ce soir-là, il pleuvait un peu, il faisait noir. Si noir que je n'ai pas entendu cet homme arriver derrière moi. Il a frappé fort sur ma tête, ça m'a fait tomber, ma bière s'est renversée. Dans l'obscurité, j'ai aperçu une autre silhouette s'avancer vers moi. Il avait un couteau dans la main. J'ai vu sa lame se refléter dans une flaque, elle avait l'air menaçant. Hum. Quand le deuxième coup est parti, j'ai crié. Mon ventre me faisait terriblement mal, j'ai essayé de ramper. J'ai cherché un visage, quelqu'un pour m'aider, mais j'étais seul.

Ses grosses joues laissèrent couler une larme. Il avait cette tête qu'ont les enfants tristes d'avoir déçu leurs parents. La graisse qui dépassait de son ventre gesticulait nerveusement par accoue.

- Tout va bien monsieur Doug, reprit Ethan.

- Doug. Juste Doug.

- Très bien Doug. Que s’est-il passé ensuite ?

Larry s'était avancé, son visage compatissant de père fixant avec attention le vagabond. Ils devaient prendre soin de ne pas froisser leur témoin sous peine de voir filer un potentiel indice. Une fois son nez dégagé et un autre bonbon avalé, Doug reprit son histoire d'une petit voix tremblotante en parfaite contradiction avec son imposante masse.

- Il y a eu un bruit, comme si un énorme astéroïde était tombé sur terre.

Le bras levé, il mima la scène, posant violemment sa main gauche contre la droite dans un claquement gras et sourd.

- Boom ! Il y a eu beaucoup de poussière. Hum. De la poussière de la poussière ! J'ai entendu des coups, des hommes se battre, et quand je me suis relevé, il était devant moi.

- Eroe ?

Larry Fox regretta d'interrompre le témoin, mais l'excitation était trop forte. Ethan lui jeta un regard en coin suggérant de ne pas intervenir.

- Oui ! Il était là. Derrière lui, les hommes qui m'avaient attaqué étaient allongés sur le sol. Il m'a sauvé la vie. On s'est regardé quelques secondes, il avait un gentil regard. J'ai vu un sourire sur ses lèvres, je crois. Il dégageait une telle force, j'ai cru voir Dieu. Son costume scintillait dans la nuit. Au moment de partir, il m'a dit de sa grosse voix : Soit plus prudent". La voix résonnait partout, c'était étrange, ça faisait des frissons. Ses cordes vocales claquaient comme un gros tambour. Je lui ai répondu : "Merci Eroe"; il semblait soulagé. Juste avant de s'envoler dans la nuit, je l'ai entendu me répondre : " N'aie pas peur, le monde est beau et il le restera, même quand je ne serai plus là.”

Ethan termina de retranscrire ses dires dans son cahier de cuir noir avant de se figer quelques instants. Larry avait le même visage étonné. Eroe n'était pas connu pour son éloquence. Pendant toutes ces années, il n'avait accordé aucun interview ni parlé à aucune des victimes qu'il avait sauvé. Pourquoi Doug ? Pourquoi lui dire ça ?

- Vous êtes sûr de vos paroles Doug ? Insista violemment Epping.

- Oui monsieur. Maman disait toujours : réfléchis bien avant de parler.

- Où est votre mère, Doug ?

- Elle est partie. Alors les gens de dehors, ils ont pas voulu de moi. Je reste ici. Des fois là-bas. Je suis juste un imbécile parmi d'autres.

- Je vois. Vous devez vous sentir seul, non ?

- Oh oui, seul seul seul !

- Mais aujourd’hui, vous êtes avec nous, à manger des bonbons. On prend soin de vous, n’est-ce pas ?

- Très gentil monsieur le policier.

- Vous étiez seul quand vous avez appris sa mort Doug. Alors vous vous êtes dit que si vous racontiez un petit mensonge, vous pourriez avoir de l’attention.

- Ethan ! lança Larry qui semblait choqué par les propos de son ami.

Doug marqua une pause, ses petits yeux tristes et graisseux encore emplis de larmes.

- Maman elle interdit de dire des mensonges. Il faut croire Doug ! dit-il en reniflant sa morve.

- Je vous crois Doug, finit par ajouter Ethan, les mains ouvertes lui indiquant un retour au calme.

Son visage avait retrouvé sa candeur habituelle. Le pauvre bougre ne réalisait pas l'importance de la conversation qu’il avait vécue. Larry prit Ethan à l'écart alors que leur témoin se goinfrait de sucrerie.

- Eroe savait qu'il allait mourir, ça ne fait aucun doute, murmura l'inspecteur Fox.

- Je ne sais pas si on peut lui faire confiance. Le pauvre bonhomme, il n'a pas toute sa tête.

- Justement. Tu as vu ses yeux ? Il a les même que ceux d'un enfant, son esprit est simple et naïf. Il ne lui viendrait même pas à l'esprit de nous mentir. Le mensonge, la trahison, se sont des choses qu'un esprit aussi simple ne peut pas concevoir. Je sais de quoi je parle avec ma petite Lily. Je sens qu'il dit la vérité, ça se voit, affirma Larry dans un élan plein de force et de conviction.

Ethan observa attentivement son collègue. C’était donc ça, l’aveuglement paternel que tout homme connait un jour ?

- Toi, tu devrais être moins gaga avec ta fille, tu verrais qu'ils sont doués dans le mensonge. Et puis, pourquoi dire une chose pareille à cet homme ? Pourquoi ne pas faire une déclaration publique qui nous aurait préparé à sa mort ? Tu l’as vu, il raconterait n’importe quoi pour ne plus être seul.

- Si Eroe était malade, on peut supposer que c'est ce qu'il aurait fait. Là, il l'a dit à un parfait inconnu. Non, il l'a sous-entendu. Comme s'il n'en était pas sûr. Peut-être était-il poursuivit ? Peut-être sentait-il que quelqu'un voulait attenter à sa vie ? répondit Larry sans prêter attention aux doutes de son co-équipier.

Cette rencontre anodine avait subitement donné un tournant à cette enquête. Ethan Epping laissa son collègue s'occuper de Doug, lui proposant les services d'une assistante sociale qui pourrait sûrement le réinsérer dans la société. L'inspecteur sentit le besoin de prendre l'air et de réfléchir. Devant la porte d'entrée du bâtiment, une cigarette à la bouche, Ethan s'assit sur une marche d'escalier pour repenser à ce témoignage. Eroe, retrouvé mort quelques heures auparavant, se doutait de son sort. Qui était assez fort pour réussir un meurtre de cette envergure ? Les recherches du BDCE semblaient formelles : personne d'autre que lui ne possédait de capacités hors du commun. Un groupuscule ? Une secte ? Un gouvernement ? Etait-il possible qu'un être exceptionnel soit passé au travers des mailles du système ? Ethan se sentait perdu comme un minuscule poisson lâchait dans un immense océan. Aucune piste ne se dégageait de cette énigme, aucun chemin à prendre. Des suppositions, voilà tout ce qu'il récoltait. Un corps déposé dans une ruelle. Un étrange message. Un témoignage des plus vagues. Quand Larry Fox sortit à son tour du bâtiment, Ethan eu l'étrange impression que l'enquête allait encore se complexifier. Etait-ce le regard inquiet de son ami ? Sa démarche pressée ? Ou bien sa voix - d'ordinaire calme - exaltant une colère des plus profondes.

- Que se passe-t-il Larry ? Doug ne t’a pas laissé de bonbons ?

- Le chef te demande dans son bureau. L'enquête est annulée.

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