Acte 1 - Chapitre 3

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Le réveil n’eut jamais l’air aussi violent. Ces deux heures de sommeil et la soirée irréaliste d’Ethan résonnaient encore jusque dans son génome. Cependant, le moment était mal choisi pour passer la journée à se plaindre. Levant péniblement son corps de quarantenaire, Ethan Epping se dirigea vers la cuisine pour préparer son petit déjeuner sous la pénombre de l’aube. Trois œufs brouillés, un verre de jus d'orange d'une marque premier prix ainsi qu’une pomme qu'il savourerait dans sa Chevrolet de fonction. Pendant ces quelques instants entre sommeil et éveil, l’inspecteur ne se souvenait plus de sa nuit d'hier. Elle semblait lointaine, vague, comme le fragment d’un rêve.

Une fois son repas avalé dans une indifférence silencieuse, il posa son assiette dans l'évier avec celles qui s'entassaient depuis des semaines et prit la direction de la salle de bain pour tenter de camoufler le manque cruel de repos. Un petit coup de peigne, un rasage de près et quelques vaporisations de parfum feraient parfaitement l'affaire pour se rendre présentable. Son dressing se faisait le reflet parfait de son appartement : propre, bien rangé et sans fioriture. Des costumes ordonnés soigneusement les uns après les autres dont la palette de couleur oscillait entre noir et bleu foncé. Tout en enfilant ses vêtements, Ethan essaya de mettre de l'ordre dans ses pensées, focalisant son attention sur l'enquête qui débuterait dans quelques heures. Minimisant chaque effort, l'homme s'assit quelques instants sur son canapé pour lacer ses chaussures, la télévision en fond sonore. En quête d'audimat, les chaînes déployaient leurs plus beaux sujets racoleurs dans le but de gagner de nouveaux spectateurs. Son attention s'arrêta sur un débat où la parole était donnée au P.E - le Parti de l'élu, un groupuscule politique ressemblant en tout point à une secte. Apparus peu de temps après le super-héros, ils avaient jusque-là obtenu peu de voix aux différentes élections. Leur idéologie se voulait simple : placer Eroe, leur élu, au centre de la recherche scientifique afin de repousser l’espérance de vie, lutter contre certaines maladies, etc. Une magnifique idée nourrie par des motivations beaucoup moins louables; l’accès à ces progrès étant réservés à une caste bien spécifique de la société. La mort d’Eroe allait amener son lot d'idiots cupides, voyant en cette tragédie l'occasion de s'enrichir. Ethan ne pensait pas qu'ils arriveraient si vite.

Au dehors, la fine pluie tapotait les vitres embrumées de l’appartement. L'inspecteur attrapa son arme de service qu'il glissa dans sa veste et s’empressa de quitter son domicile sous la pâle lumière de la lune. Cinq heures quarante du matin, les rues étaient vides. Toussotant, les épaules remontées jusqu'aux oreilles, l'homme sorti de son immeuble d'un pas incertain. Ethan se glissa à l'intérieur de sa vieille voiture comme une personne âgée dans son fauteuil roulant puis extirpa de la boite à gant un comprimé contre les maux de tête. Semer les médicaments comme le Petit Poucet était devenu une passion pour l’inspecteur. Ethan Epping frotta ses mains entre elles pour se réchauffer tout en observant quelques instants l'extérieur. Une fois le froid disparu de sa peau, il alluma sa première cigarette de la journée - la plus salvatrice. Les ombres des arbres du parc dansaient sous les bourrasques de vent. Le temps allait être à l'image de cette journée : déprimant. La pluie commençait à s’intensifiée, la brume épaisse couvrant les toits et la cime des arbres. Malgré tout, la route se passa sans encombre. A la radio, la nouvelle tournait en boucle comme un disque rayé. Ce brouhaha incessant, ajouté aux grésillements de la station, irrita rapidement le conducteur qui s’empressa d’éteindre l'appareil. Epping aimait ces instants solitaires, lové dans le confort d'un siège automobile, une cigarette aux lèvres, le bitume défilant devant ses yeux. Le plaisir coupable d'observer les passants au-dehors avancer sous le froid et la pluie. Des moments de calme, propices à une sereine réflexion. La nuit encore présente et les reflets de la lune donnaient à ce trajet une ambiance particulière. Ethan Epping s’imaginait dans un polar où le héros, mystérieux, roulerait sur de longues avenues désertes, seul face à ses démons. Bien que facile, ce cliché lui plaisait. Il repensa à nouveau à cet enfant en lui qui, un jour, découvrit avec émerveillement l’arrivée sur terre d’un être fantastique. Quelqu'un avait ôté la seule trace d'extraordinaire à ce monde. Aussi, avait-il besoin de rêver un peu, à nouveau. Alors que le bruit du moteur vrombissait dans ce silence matinal, Ethan reçut un appel du poste qui le fit sortir de son fantasme.

" Ethan, c'est Jeryl, tu es en route ? Ok, parfait. On a des nouvelles concernant le corps."

L'inspecteur Epping connaissait si bien le commissaire Hussay qu'il devina au son de sa voix que quelque chose de sérieux se passait. Il termina la dernière bouchée de sa pomme, déposa le trognon dans une poche plastique située à la place passager et mit le pied au plancher. L'impatience était trop forte. Il allait en savoir plus.

Le poste de police se trouvait à quelques kilomètres de Green Park, tout près d'Hoxton dans un quartier pavillonnaire où paisibles villas et manufactures se côtoyaient dans une harmonie parfaitement anglaise. L'immeuble était une ancienne usine de textile réaménagée qui se distinguait du reste du paysage par ses épaisses briques oranges vifs qui ornaient chaque grande fenêtre. Malgré son ancienneté, les locaux demeuraient propres, pratiques et très agréables. Une odeur de café chaud bon marché, de papiers neufs et de sueur régnait sur l'ensemble des lieux - bien qu'à cette heure-ci, les effluves de transpiration se faisaient encore discrètes. Ethan aimait cet endroit. En son sein, il avait élucidé ses plus grosses enquêtes et passé les meilleurs moments de sa vie. Il le considérait comme sa maison ; et ses collègues comme une seconde famille. Depuis l'obtention de son diplôme de police, ses différentes affections l'avaient fait voyager dans différents endroits en Angleterre. Aucun ne détenait une place aussi importante dans son cœur.

Il salua comme à son habitude les jeunes brigadiers de l'accueil déjà en poste et gravit les marches de l'escalier principal deux par deux. Arrivé au bureau, Ethan - la veste encore sur son dos - attrapa un café au vol et s'engouffra comme un serpent dans le bureau du chef déjà occupé par deux médecins et son ami Larry Fox. Le commissaire Hussey se trouvait assis dans son fauteuil, une tasse brûlante dans la main gauche et un stylo dans l'autre, sa légendaire moustache toujours parfaitement taillée. Les papiers qui s'entassaient sur le bois vernis de son bureau semblaient faire partis du décor depuis toujours. Au milieu de ce bazar, dans une photo, sa femme et sa fille observaient avec un large sourire figé les murs blancs sur lesquels trônaient de nombreuses médailles de ses années de terrain. Sobres, classes, mais un brin ringard, à l'image de leur propriétaire. Larry se dressait face à Jeryl, droit sur sa chaise, le visage déjà frais à une heure pareille. Les deux médecins présents se tenaient à moitié assis sur chaque extrémité du bureau, leur dos légèrement voûtés. Le premier, très mince et à la coiffure approximative, portait un dossier dans ses mains. L’autre, plus imposant, se contentait de hocher la tête comme un Maneki-neko. Cette scène tout à fait picturale aurait pu faire sourire Ethan Epping si la situation n’était pas aussi grave.

" Assied-toi Ethan. On vient de me rapporter un premier bilan. Il a bien été tué. On ne sait pas comment, on ne sait pas pourquoi, mais notre héros n'est pas mort tout seul. "

L'inspecteur sauta sur l'occasion de se reposer et prit la première chaise qu'il trouva pour y déposer son corps douloureux. Sa tête le faisait toujours souffrir, mais il devrait passer outre pour l'instant. Larry Fox le regardait avec un sourire qui semblait vouloir dire "On a confiance en toi, tu vas coincer ce salaud". Beaucoup trop de pression pour un homme à moitié éveillé.

" L'autopsie n'a pas encore été faite, le gouvernement veut garder secrètes les circonstances de sa mort. Nous avons donc un bilan partiel, mais les médecins sont catégoriques : tous ses organes ont été broyés. Il n'y a plus que de la bouillie à l'intérieur.

- De la bouillie ? intervint Ethan en essayant de refouler le petit spasme que lui avait procuré la description un peu trop imagée."

Le médecin le plus maigre releva ses lunettes ovales d'un geste du doigt. Il sentit que le moment était opportun pour donner davantage d'explications.

" En regardant de plus près son corps, nous avons remarqué quelques traces de sang séché au niveau des oreilles, du nez, de la bouche et de l'anus. En le touchant, c'est comme s'il n'y avait plus rien à l'intérieur. C'est étrange, je n'ai jamais vu ça avant. Ouvrir le corps nous en dira davantage. Il est certain, compte tenu de ses capacités hors du commun, que seul une force externe très puissante a pu lui causer ces dommages.

- Comme s'il avait implosé ? en déduit Ethan d'un air étonné.

- Exactement. Nous pourrons fournir une datation exacte dans les jours à venir mais il est difficile de se prononcer avec certitude, son corps est particulier, affirma l'autre médecin présent.

- Quelqu'un qui aurait une force au moins égale à lui alors."

Sa réflexion sembla tomber au fond d'un puits. Jeryl Hussay remercia les deux hommes qui s'empressèrent de retourner à leurs affaires.

" On vous tient au courant si nous avons davantage d'informations, dit l'un d'eux avant de quitter le bureau. "

Quand la porte se referma, l'inspecteur fixa un instant son chef qui se tenait de toute sa masse devant la porte, espérant recueillir davantage d'informations. Il se contenta de se rasseoir à sa place et nota quelques mots sur son ordinateur. Cette enquête s'annonçait complexe, et l'air inquiet de Fox n'aurait pu exprimer le contraire.

" Tout ça n'a aucun sens, putain. On n’a vraiment que ça ? demanda Larry.

- Je sais, c'est la merde. Mais on a le monde entier derrière nous. Les gens veulent des réponses, et on va leur en apporter, lança Jeryl Hussay comme s'il tentait de motiver une armée de guerriers.

- Ok. Je vais avoir besoin d'aide, répliqua Ethan qui avait changé son air nonchalant du matin pour celui d'un homme sérieux et déterminé. Un air que ses collègues aimaient voir chez lui.

- Tu as juste à demander. Tout le monde est réquisitionné, on a le feu-vert du gouvernement. Je compte sur toi.

- Sauver des vies par centaine a forcément irrité certaines personnes. Il me faut tout ce qu’on peut avoir sur ce qui pourrait s’apparenter à une contestation des agissements d’Eroe. "

Les inspecteurs Epping et Fox quittèrent à leur tour le bureau, laissant le commissaire répondre à tous les appels qui le submergeaient depuis hier. Tenir à distance les journalistes, rassurer ses supérieurs et débloquer les ressources nécessaires pour l'enquête l’occuperaient encore de nombreuses heures.

Ethan chargea Larry Fox de décortiquer toutes les caméras de surveillance alentour et interroger les voisins proches de Neal's Yard. Quelqu'un avait forcément aperçu un détail qui pourrait leur être utile. Il accepta avec un large sourire qui n'étonna en rien l'inspecteur Epping et en profita pour montrer une photo de sa fille Lily. Il semblait la sortir comme un magicien sort une carte de sa manche. Ethan lui fit remarquer poliment à quel point elle était mignonne avant de se diriger vers son bureau. L'inspecteur Fox avait l'habitude d'harceler ses collègues avec des clichés de sa petite progéniture, ce qui en agaçait certains. Ethan Epping ne comprenait pas trop cette fureur paternelle, mais appréciait l'inspecteur Fox. Larry était ce genre d'homme toujours enthousiaste et positif. Une attitude idéale qui redonnait du courage à Ethan.

Mais pour l'heure, il était attendu dans un restaurant asiatique.

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