Acte 1 - Chapitre 1

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Au volant d’une vieille Chevrolet de fonction, Ethan Epping fixait d’un regard inquiet un bâtiment situé une ruelle plus loin. Les traits de son visage semblaient découpés à la hâte, lui donnant un aspect des plus sévère. Ses cheveux bruns mi-longs et ses petits yeux plissés accentuaient cette impression d’homme stricte.

A côté de lui, Larry Fox défilait des photos de sa petite fille sur son smartphone. Toujours souriant, cette bonne humeur permanente avait dessiné sur sa peau blanche des rides ovales particulièrement visibles. L’homme était légèrement plus chétif que son ami mais ses cheveux blonds en bataille rééquilibré cette différence de taille.

Les deux inspecteurs étaient en planque depuis de longues heures quand le téléphone sonna. Ethan Epping décrocha sous l’oreille attentive du passager.

" Il est mort inspecteur. On vient de trouver le corps dans une ruelle voisine près de Neal's Yard.

- Ne touchez à rien, on arrive."

Il refusait d’y croire. Comment était-ce possible ? Une mauvaise blague ? Il y avait forcément une explication. Ethan Epping posa sur la banquette arrière les restes d’un McDonald commandé quelques minutes plus tôt et démarra le moteur.

“ Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda l’inspecteur Fox.”

A peine eut-il le temps de mettre sa ceinture de sécurité que le conducteur lança la sirène du véhicule. Le visage si souriant de Larry Fox s’était mué en une sorte de déni anxieux quand Ethan lui apprit la nouvelle.

Les ruelles défilaient au rythme des lumières des bâtiments dont les lignes colorées traçaient des reflets sur les vitres de la voiture. La petite ouverture de la fenêtre laissait entrer l'air frais de janvier et propageait l'odeur du sandwich déposé à l’arrière. En temps normal, Larry aurait cessé toute activité pour juste en savourer une bouchée. Mais pas cette fois.

Qui avait pu faire une chose pareille ? Depuis combien de temps était-il mort ? Dans quel état se trouvait le corps ?

L'inspecteur Epping cherchait dans sa tête des réponses. "Les médecins ont peut-être fait une erreur. Il s’agit sûrement d’un coma". Ses mains moites glissaient sur le volant patiné par l’usure de sa berline. A côté, Larry Fox fixait son vieil ami sans bouger le moindre cil. La sirène résonnait à travers les rues comme un sonar dans un aquarium. Ils n’étaient pas du genre à rouler vite mais la situation était différente. Bientôt, toutes les chaînes de télévision du monde allaient propager la nouvelle. Bientôt, le monde ne serait plus le même.

Ils prirent la première à gauche; les pneus dérapant sur le bitume, et s’engouffrèrent dans une longue avenue encombrée par la foule sortant des restaurants, savourant un verre ou une cigarette. Le compteur de vitesse affichait cent dix kilomètres heure. Une vitesse pareille était bien risquée au milieu de toutes ces voitures, Ethan le savait. Le temps pressait. Les passants affichaient de drôles de rictus en apercevant la frénésie du véhicule. La photographie de la fille de Larry Fox, Lily, n'avait jamais autant gesticulée; accrochée au rétroviseur au côté d'un parfum en forme de sapin. Une question stupide lui traversa l’esprit : "Comment allait-elle réagir quand il lui apprendrait sa mort ? Elle, si sensible, serait effondrée". Il détestait voir sa fille pleurer.

Ethan Epping esquiva quelques automobilistes à l'arrêt, grilla un feu rouge et poursuivit sa route sous le son strident du gyrophare. Au loin, les lumières des ambulances et des voitures de police brillaient comme des feux d’artifice.

Il s’arrêta deux cents mètres avant la scène de crime, sa vieille Chevrolet garée en biais sur un trottoir juste devant une boutique de chaussures. Laissant sa porte ouverte, il entreprit une course effrénée, zigzaguant entre les quelques photographes déjà sur place, les badauds attroupés et les collègues de la brigade. Les lumières rouge de Covent Garden se réfléchissaient sur les vitres teintées des ambulances. A Neal's Yard, les immeubles si colorés d’accoutumé semblaient avoir perdu de leur superbe. La foule ameutée autour de l'entrée du quartier était maintenue à l'écart par les forces de l'ordre. Des enfants demandaient à leurs parents ce qu'il se passait. Certaines personnes commentaient les "on-dit" qu'ils avaient pu entendre ici et là. Des têtes surgissaient des fenêtres des immeubles comme des champignons sous les arbres. Déjà, le bruit commençait à courir. Il était mort.

" Vous ne pouvez pas... Ah c’est vous ! Allez-y !” dit un jeune policier au visage fatigué, creusant un étroit passage à Fox et Epping pour qu’ils puissent se faufiler à l'intérieur de la petite place de Neal's Yard.

Le lieu n’avait jamais vu défiler autant de policiers et de médecins que ce soir-là. Tout ce petit monde s’attroupait autour du corps, bougeant et gesticulant dans un ballet parfaitement coordonné. Il se trouvait là, légèrement à l'écart de la foule. L’habituelle masse de touristes se prélassant sur les bancs ou savourant une glace avait cédé leur place à une armée d’uniformes et blouses blanches. La petite ruelle qui donnait sur un cul-de-sac stockait habituellement poubelles et autres déchets. Accolé à celle-ci, la devanture brillante d’un restaurant coréen clignotait tel un gyrophare d’ambulance.

Devant le corps, quelques médecins continuaient leurs prélèvements d’échantillons. La lumière jaune des spots installés aux quatre coins de la ruelle agressa les rétines des deux inspecteurs. Le commissaire Hussey s'était mis en retrait pour interroger une jeune femme asiatique. Il portait toujours ce fameux imper gris si ringard, objet de nombreuses moqueries à la brigade. On ne pouvait passer à côté de son odeur d'Eau de Cologne bon marché qui ne manquait jamais d'irriter les bronches de ses collègues. Son crâne chauve aurait pu refléter les lumières vives des projecteurs s’il n’y apposait pas une perruque châtain clair. Sa petite moustache parfaitement taillée semblait se contracter au rythme de ses sourcils froncés. À la brigade, tout le monde s’accordait à dire que le commissaire était un homme trop sérieux. Parfois grave, même. Mais Ethan Epping n’avait jamais vu sur son visage un air aussi inquiet.

L’inspecteur s'approcha lentement du corps tandis que Larry Fox était resté en retrait afin d’aider à interroger les passants. La victime était allongée, les jambes écartées, les bras dans une position que seul un corps sans vie peut arborer, ses yeux grands ouverts en direction des étoiles. Un léger filet rougeâtre sortait du côté droit de sa bouche mais son corps ne présentait aucune trace de lutte. Sa célèbre tenue rouge, jadis si resplendissante, se parsemait de différentes tâches de saleté à différents endroits. Étrangement, voir l’état de ce costume provoqua une profonde tristesse à l’inspecteur Epping.

" Alors c’est vrai…, lança Ethan à son chef tout en s’agenouillant devant le cadavre.

- Oui…, souffla le commissaire entre ses lèvres.

- Je ne comprends pas. Vous avez quelque chose ? Un témoin ? Un indice ?

- On a rien. À part cette jeune femme, dit-il en désignant la serveuse du restaurant Fleur de Lotus. C'est elle qui a découvert le corps. Elle sortait les poubelles comme tous les soirs quand elle est tombée sur lui. Elle a de suite appelé les secours. "

Le front du commissaire dégoulinait de sueur comme s'il venait de courir un marathon malgré la température très basse qui régnait à Londres depuis des mois. Il l'épongea d’un revers de manche menaçant de décrocher sa perruque.

Ethan se retourna vers la jeune serveuse que deux agents de police avaient fait asseoir sur l'un des bancs de Neal’s Yard. Elle était recroquevillée sur elle-même, ses lèvres tremblantes essayant tant bien que mal de se mouvoir afin d'aider les agents à récolter le plus d'informations possibles. Larry Fox lui avait apporté l'un de ces thés au jasmin infectes mais à la chaleur réconfortante.

" On est bien sûr que c’est lui ? reprit l'inspecteur Epping.

- Les prélèvements ADN nous en diront plus, mais oui, il n’y a pas de doute Ethan. "

L'intonation du commissaire était devenue si grave que l’inspecteur eut, pendant quelques secondes, l'impression que des larmes allaient couler de ses yeux.

Il se détourna de son supérieur un instant pour chercher à nouveau autour du corps, espérant trouver ce que personne n’aurait vu. Mais le commissaire avait raison : il n’y avait rien. Rien que ce corps sans vie, portant son célèbre costume rouge vif, se mariant parfaitement avec les couleurs chatoyantes des immeubles.

" Les journalistes, ils sont au courant ? reprit Larry qui continuait de toucher le corps de ses mains gantées, cherchant une marque, un coup, une blessure.

- Pas encore, mais ça ne va pas tarder. Dans quelques heures, le monde entier saura. On s’est empressé de prévenir le gouvernement. Ils doivent prendre certaines mesures, tu comprends. "

Ethan acquiesça.

Tout cet attroupement semblait se tenir devant le cadavre comme devant la tombe d'un saint. Certains pleuraient, d’autres refusaient d’y croire. Les policiers avaient pris grand soin d'écarter les civils de la scène, mais certains journalistes insistants extirpaient quelques informations sur la nature de le la victime. Parmi tous ces gens, Ethan distingua une petite fille attristée. Elle avait une petite moue intriguée et tenait à la main une peluche à l'effigie de la victime.

" Qu’allons-nous faire Jeryl ? demanda Ethan en relevant la tête vers son supérieur.

- Comment ça ? On va emporter le corps et essayer de trouver des infos avec l'autopsie. Je te mets sur le coup. "

Ces quelques mots semblaient redonner de la force au commissaire, allant jusqu’à faire frissonner sa moustache. Larry Fox avait rejoint les deux hommes, le visage tombant. Au loin, une meute de journalistes exigeaient à grands cris de les laisser passer.

" Et si on trouve celui qui a fait ça, qu'est-ce qu'on fera ? interrogea alors Larry.

- Comment ça ? s'étonna son chef.

- S’il a pu le tuer, personne ne peut l'arrêter. "

Cette affirmation sembla raisonner dans tout Neal's Yard.

Petit à petit, alors que la nuit se faisait plus noire que jamais, les gens commencèrent à quitter les lieux du crime. Une fois le corps emporté en ambulance, la foule se dispersa, redonnant à cette nuit son calme initial. Quelques heures plus tard, il ne restait plus que deux agents chargés de maintenir la sécurité du lieu. L'information qui avait été étouffée tant bien que mal commença à se propager comme de l’eau sur le sol. Ce fut d’abord sur un site internet. Le blog d'une personne présente sur les lieux qui avait réussi à prendre une photo compromettante. Puis une chaîne de télévision nationale relaya l’information, puis une autre; et encore une autre. En quelques heures, tous les médias du monde n’avaient plus qu’une actualité :

“Le super-héros Eroe est mort !"

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