Chapitre 21

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Earl se promenait dans les couloirs du sous-pont. Sa discussion avec le capitaine l’avait plongé dans ses réflexions. L’île d’Anouk l’intriguait plus qu’elle ne l’effrayait, et ce pirate nommé Mannles semblait en avoir après lui et les enfants maudits. Il soupira un coup. Si cet homme s’en prenait aux créations de Neptune, alors son sort était déjà scellé.

Il ouvrit la porte de la cahute comme à son habitude pour rejoindre les membres de l’équipage qui s’y trouvait, et tomba sur un spectacle qui l’arrêta net. Mannly et Iter étaient seuls dans la pièce, l’un assis sur les cuisses de l’autre, leurs visages proches et leurs lèvres collés. Le jeune mousse resta bouche bée face aux deux gabiers qui s’étaient immobilisés à son entrée.

— Earl ?

Iter le regarda un instant avant de sourire. Mais le jeune homme ne resta pas bloquer longtemps. Il referma la porte et entendit les rires des plus vieux derrière le bois.

— Earl, attends !

La porte s’ouvrit de nouveau sur Mannly, légèrement essoufflée. Dans son dos, Iter souriait en essayant de retenir son rire face au visage décomposé du plus jeune.

— Entre, qu’on puisse au moins t’expliquer.

Le gabier ne laissa pas le temps au nouveau mousse pour reculer, il lui attrapa le poignet et le fit s’asseoir à l’une des tables de la cahute. Puis il regagna sa place aux côtés de son compagnon.

— Vous… Enfin… Euh…

Des rires retentirent dans la salle, mettant encore plus mal à l’aise le garçon.

— Tu n’avais jamais vu deux hommes s’embrasser ?

— Je… Je n’ai pas l’habitude de voir des gens s’enlacer, c’est tout.

— Tu t’y feras à bord.

— Comment ça ? Vous voulez dire que vous n’êtes pas les seuls à… ?

Sa question en suspens fit mouche. Les marins éclatèrent de rire, si bien que des larmes perlèrent aux coins de leurs yeux.

— Ah la la, mon pauvre Earl, on t’en fait voir de toute les couleurs à bord, ricana Iter en reprenant son souffle. Non, nous ne sommes pas les seuls à avoir ce genre d’affection pour un membre de l’équipage.

— Disons même que presque tous les hommes à bord sont sous matelotage, poursuivit Mannly.

— Matelotage ?

Les deux hommes se lancèrent un regard soutenu avant d’aborder le sujet.

— C’est une vieille coutume dans la marine, qui a fini pas déteindre sur nous. En gros, chacun à bord est jumelé à un autre. Moi, je suis jumelé à Iter, je lui dois donc assistance en cas de besoin. Je lui lègue mes biens et je partage avec lui mes richesses, aussi bien matériel que charnel. Et inversement.

— C’est une ébauche de famille, sans enfants évidemment et sans avenir, qui nous empêche de nous sentir trop seuls à bord, continua Iter.

— Donc… C’est un peu comme un mariage ? questionna Earl d’un ton confus.

— Je ne sais pas si ont peut appeler ça comme ça… C’est plutôt… Comme un… Je ne sais pas comment on peut appeler ça !

Les matelots ricanèrent un instant face à cette confusion sur le terme du matelotage.

— Disons simplement que nous sommes tout pour l’autre et inversement, en conclut Mannly.

— Et tout le monde à bord est « marier » à un autre ?

— Presque tout le monde. Asan, Syllas et Arawn échappent à cette coutume.

— Pourquoi ?

Le silence prend place dans la pièce, briser après de longues secondes par l’un des gabiers.

— Peut-être qu’ils ne ressentent pas la solitude que nous pouvons parfois avoir, débuta Iter.

— Ou qu’ils trouvent assez de plaisantes compagnies à terre, et que ça leur suffit, continua Mannly.

Earl resta sans voix. Il n’avait jamais entendu parler de cette coutume, et fut étonné de la dernière phrase prononcer par le gabier. Dans un sens, ça parait logique. Il devait y avoir des maisons closes sur chaque île ou dans chaque ville de flibustier. Alors, aller se détendre en bonne compagnie semblait cohérent. Mais s’imaginer le capitaine en compagnie de putains lui noua l’estomac, si bien qu’il se plia légèrement sur la table, inquiétant les deux marins.

— Eh, tout va bien petit ?

Iter vint s’asseoir à ses côtés, plaça une main dans son dos et la frotta le long de la colonne de l’enfant.

— T’as quand même pas le mal de mer, si ?

— Ce serait étonnant après les semaines qu’il a passé à bord, rétorqua Mannly en se levant. Tu sais, si tu le souhaites, tu peux poser ta candidature en tant que compagnon du capitaine si c’est ça qui te chagrine.

Le jeune homme redressa vivement la tête, les joues rouges et le regard tétanisé.

— Penses-tu réellement que nous n’avons pas remarqué le comportement plus que protecteur d’Arawn ? le taquina le gabier. Tu es plus important pour lui que quiconque sur ce navire, même si nous naviguons avec lui depuis longtemps.

— Tu penses vraiment qu’il… ? commença Iter en laissant sa phrase en suspens.

— Je ne connais pas Arawn depuis aussi longtemps que certains à bord, mais je sais une chose : sa vie est entremêlée avec celle de l’océan.

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Le Phoenix n’était pas loin d’Anouk, l’on pouvait apercevoir l’île sur la ligne de l’horizon. Earl était retourné sur le pont prendre l’air, le soleil réchauffait sa peau tandis que le vent lui apportait la douce odeur de l’eau salée.

Accoudé au bastingage, il écoutait le son des vagues et le cri des mouettes. Ces dernières avaient trouvé refuge sur les vergues pour faire halte durant leurs vols, au détriment de Liham qui n’appréciait guère leurs compagnies. De nombreuse fois, il l’avait entendu râler contre ces « oiseaux de malheur », comme il aimait les appeler.

Il est vrai que leurs fientes rajoutaient un travail supplémentaire lors du nettoyage matinal du pont auquel il participait. Mais il savait que lorsque des oiseaux marins se tenaient au-dessus des mâts, la terre n’était pas loin.

Peu de marins se trouvaient sur le pont, la chaleur les avait regroupés dans le sous-pont ou la cahute, à l’abri des coups de soleil. Mais le garçon aimait rester dehors. Il avait assez été enfermé pour y rester de plein gré.

— Fichue bestiole !

L’exclamation de la vigie l’interpela. Les yeux levés vers le nid de pie, il observa Liham se battre avec un petit oiseau, différent des mouettes ou goélands. Son plumage d’un bleuté sombre et ses cris stridents permirent au garçon de reconnaitre le rapace.

— Liham, ne lui fais pas de mal ! cria-t-il en direction de la vigie.

— C’est lui qui m’attaque !

Earl quitta son poste pour s’agripper au hauban et grimper le long du grand mât. Arriver à mis chemin, il attrapa le rebord de la hune pour continuer sa route. Dans son arrêt, il observa le pont sous ses pieds, et se rendit compte d’une chose importante : c’était la première fois qu’il grimpait sur un hauban et qu’il quittait le pont du navire.

Il fut étonné par la hauteur qu’il avait prise et de la vue qu’on pouvait avoir. Il ne fut pas effrayé de tomber comme il se l’imaginait, non. Il fut apaisé par la brise plus forte qui sifflait à ses oreilles, et par les paysages qui s’offrait à lui.

Mais les cris de l’oiseau le ramenèrent à la raison, et il continua de grimper. Son ombre se baladait sur le pont et finit par passer par-dessus bord, ce qui inquiéta le second et le quartier-maître. Quand ils levèrent les yeux au ciel, ils furent stupéfaits d’y apercevoir le mousse.

Ce dernier atteignit le nid de pie sans difficulté et s’y sentit en sécurité. Il regarda l’oiseau qui planait au-dessus de leurs têtes et qui les attaquait.

— Je peux savoir ce que tu fais là ?! s’exclama la vigie en se protégeant le haut du crâne.

— Je pensais pouvoir t’aider.

— Comment veux-tu m’aider contre un parasite pareil ! s’emporta le jeune homme en secouant ses mains pour faire fuir l’oiseau.

— Tu as de la nourriture avec toi ?

— Quoi ?!

— Est-ce que tu as de la nourriture avec toi ? répéta Earl en se protégeant lui aussi des assauts du petit rapace.

Liham sortit une assiette de poisson fumé, caché sous un sac. Immédiatement, l’oiseau fondit sur le plat de la vigie et en déroba un poisson.

— Eh ! Voleur !

Le rapace reprit immédiatement son vol pour échapper au gourou du jeune homme et rejoignit le mât de misaine. Earl fut agréablement surpris d’y apercevoir un petit nid où se posa le faucon, qui ne faisait que chercher de quoi nourrir ses petits.

— C’était juste une mère qui cherchait de quoi nourrir facilement ses petits, sourit-il en se rasseyant dans le nid de pie.

— Ouais, bah elle m’a volé mon déjeuner, ronchonna son vis-à-vis.

Earl fut surpris de voir pour la première fois la vigie du Phoenix. On n’avait fait que le lui décrire en lui donnant son nom, mais jamais il ne l’avait vue descendre pour manger avec les autres ou juste quitter son poste le temps d’une pause.

Liham devait faire à peu près sa taille, son corps était svelte et sa peau bronzée. Ses cheveux étaient courts de la couleur vanillée, mais ce qui marqua Earl fut ses yeux ; un cacao, l’autre voilé d’un blanc opalin et d’une cicatrice qui recouvrait sa paupière.

— Mais… Tu es borgne ! s’exclama-t-il maladroitement.

Sa remarque fit sourire le concerné qui s’installa un peu plus confortablement contre les parois du nid de pie.

— Pas tout à fait. J’ai eu de la chance dans mon malheur. Pour une raison que j’ignore, après que mon œil fut blessé, je n’ai pas perdu la vue. J’ai gagné une vision beaucoup plus performante.

— C’est-à-dire ?

— Je peux voir Anouk de la ou nous sommes. Clairement comme si nous étions à un demi-mille nautique d’elle.

Earl se redressa pour regarder par-dessus les parois et fut surpris. Il ne voyait qu’un point à l’horizon, comment est-ce que Liham pouvait-il voir l’île d’aussi près.

— C’est impossible !

— Et pourtant, c’est la vérité. C’est pour ça que je suis la vigie du phénix, se vanta-t-il. Je nous ai évité bien des ennuis grâce à ce don.

— C’est plus un pouvoir à ce rythme-là, le coupa Earl, toujours à observer l’horizon.

— En tous cas, je n’ai plus de déjeuner à cause de ce foutu piaf.

— C’était un faucon pèlerin, pas un simple piaf, le reprit à nouveau le mousse.

— Peu importe, il va falloir que je descende me chercher autre chose à manger, et prévenir le capitaine de la présence de ce nuisible.

Le plus jeune des deux n’était pas de cet avis. Les faucons pèlerins étaient de bons oiseaux messager, de rapides rapaces qui pouvaient se faufiler partout. Le sort de cette mère et de ces petits l’inquiétait.

— Et vous allez en faire quoi, si tu en parles au capitaine ?

— Sans doute… les délogés et les faire déguerpir d’ici.

— Et si je m’en occupe ?

— Pour en faire quoi ?

— Je ne sais pas… Mais si je m’en occupe, vous ne leur ferez pas de mal, n’est-ce pas ?

— Non, en effet.

Earl se releva et sourit.

— Alors je m’en occupe.

Liham haussa un sourcil avant de soupirer et d’accepter. Tous deux sortirent du nid de pie pour se redresser debout sur la vergue.

— Monter est plutôt facile, redescendre est plus difficile.

— Je vois ça.

Le garçon avait les yeux figés sur ses pieds, suspendus au-dessus du sol. Lui qui était émerveillé devant le travail des gabiers, se voyait à leur place maintenant. D’ailleurs l’un d’eux les rejoignit rapidement en remarquant la présence inhabituelle du protégé de l’équipage.

— Je peux savoir ce que vous inventez ? s’exclama-t-il en direction des deux garçons.

Il était accroupi sur la vergue du petit perroquet à observer les garçons en face de lui, et surtout celui qui n’avait rien à faire ici. Mais ce dernier avait un objectif en tête, et son appréhension avait pris le large.

— Je peux te rejoindre ? demande-t-il à Mannly.

— Comment ça ?

— J’aimerais te rejoindre sur cette vergue.

— Pour ça, tu as deux solutions : soit tu descends du grand mât pour monter sur le mât de misaine, soit tu sautes, ricana Liham. Le mieux c’est de redescendre et de remonter.

— C’est trop long.

Ils n’eurent pas le temps de dire quoi que ce soit que le jeune homme s’était élancé dans le vide. Leurs visages se décomposèrent en regardant le corps d’Earl tomber, mais le garçon avait tout prévu. Il se rattrapa à une balancine et remonta sur la vergue en question. Essoufflé et tremblotant, il redressa la tête pour observer les expressions figées des deux membres d’équipage. Aucun des trois hommes n’en revenait

— T’es un grand malade ! s’écria Liham en manquant de perdre l’équilibre. Tu te rends compte que t’aurais pu crever si tu t’étais pas rattrapé !

— Mais j’ai réussi, sourit fièrement l’enfant.

— Mais il est encore plus taré que Wynric ma parole !

Earl ricana discrètement et reprit sa route sur le hauban.

— Où vas-tu ?

Mannly n’obtint aucune réponse, il observa simplement le nouveau matelot grimper jusqu’en haut du mât. Là, le garçon fit attention au rapace et regarda dans son nid. Il y vit trois oisillons, déjà vêtu de plume, mais encore trop jeune pour voler. Il essaya de détacher le nid sans l’endommager, et sursauta lorsqu’une main se posa dans son dos.

— C’est pour ça que tu voulais me rejoindre ? susurra le gabier dans son dos.

— Oui. Les faucons pèlerins sont utiles en mer, et ce sont des oiseaux rares. Je ne voulais pas qu’ils se fassent chasser.

— Alors tu veux déplacer le nid ?

— Oui.

— Tu sais que le plus dur sera de redescendre avec ?

Il n’obtint aucune réponse. Le garçon parvint à détacher le nid du mât et le colla contre lui. Du coin de l’œil, il pouvait apercevoir la mère voler autour d’eux à bonne distance, surveillant sa progéniture.

— Et maintenant, comment fais-tu ? le taquina le plus vieux dans son dos.

— Je ne sais pas…

Le gabier passa un bras autour de la taille du garçon, tandis que de sa seconde main, il trafiquait quelque chose avec un bout. Il tourna Earl contre lui et le maintint fortement.

— Garde le nid contre toi d’une main, passe ton autre bras autour de mes épaules, et ne lâche rien, quoi qu’il arrive.

Il obéit, réussissant à protéger le nid entrent leurs torses et passa son bras autour du coup de Mannly, se retrouvant proche de son visage. Le gabier lui sourit, avant de sauter dans le vide. Le corps d’Earl se crispa, il ne sentit plus aucune force dans ses jambes. Le cordage glissa dans la main du gabier, et ils amorcèrent leur descente.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le pont, le plus jeune des deux tomba à genoux sur le bois du pont, les jambes tremblantes. Asan et Syllas vint à leur rencontre. Alors qu’ils allaient sermonner le mousse pour ses actions, le petit rapace fondit sur eux en signe de protection. Ils prirent son attaque comme une défense envers le garçon, mais Earl savait qu’elle protégeait ses petits.

Le capitaine fit son apparition sur le pont en compagnie de la vigie, encore sous le choque des actions du jeune homme. Arawn s’approcha de son protégé et vit le petit nid blotti dans ses bras.

— Tu es conscient que tu as risqué ta vie pour de simples oisillons ?

— Ce ne sont pas de simple oisillon, ce sont des messagers.

— Des messagers ?

Le phénix lança un regard à ses hommes, mais ils ne purent lui donner quelconques réponses.

— Pourquoi les appels-tu des « messagers » ?

— Ils m’ont sauvé la vie lorsque j’étais enfant. Ils m’avaient apporté un message que j’ai suivi à la lettre, et j’ai survécu. Ce sont des messagers de l’au-delà.

Le capitaine resta sans voix, figé par les paroles du garçon. Mais une question lui taraudait l’esprit.

— De qui provenait ce message s’il venait de l’au-delà ?

Earl fixa le visage sceptique de son vis-à-vis et prononça ces quelques mots.

— De ma mère. Sibel.

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