La Peau de Merveilles

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 Tu m’as rencontrée un matin de novembre. De pâles rayons d’aube éclairaient les immeubles. Un soleil cramoisi, nouveau-né de nuit mourante. Il faisait froid, c’était le début de l’hiver. Tu n’étais ni intéressante, ni jolie. Tu étais le genre de fille qu’on ne remarquait pas. Jeune, frêle, pathétiquement banale. Souvent, tu enviais ces femmes aux corps de rêve. Ce corps qui ne serait jamais le tien. Tu faisais partie de tous ces invisibles, ces rejetés, ces laissés-pour-compte en marge de la société. Personne, jamais, ne t’avait aimée. Alors, tu avais soif de tout, « plus que les autres ». Tu te souvenais d’une phrase d’Annie Ernaux qui disait « Toutes les images disparaîtront ». Mais toi, Salomé, tu voulais vivre avant de disparaître. À vingt ans, on veut vivre. Se noyer dans les images, se perdre, en avoir le tournis et aimer ça. Jouir sans attendre.

 C’était un jour ordinaire. À cette heure-ci, il n’y avait que l’aube et le vent gelé qui t’accompagnaient. Et moi. J’étais là. Dans cette masse de déchets putrides et inertes, cristallisés par le froid. Tu m’as entendue t’appeler. Tu t’es immobilisée aussitôt et tu m’as vue. J’étais dissimulée dans les ordures comme un vieux chiffon sale. De loin, tu semblais me voir bouger, mais pas comme un animal ou un être humain. Tu me voyais me tordre, palpiter, onduler comme une vague, ou plutôt comme une étoffe. Comme si je respirais. Tu t’es approchée, sans trop savoir pourquoi. Je n’étais pas faite en tissu, ni en plastique. Pas même en cuir. Tu m’as touchée. J’ai senti la caresse de tes doigts et j’ai frissonné. Tu t’es glacée de terreur quand tu as compris de quoi j’étais faite. De peau humaine. Une immense peau humaine qui remuait comme un sac vide. Je t’ai suppliée de m’aider. Tu as hésité, tu tremblais de tous tes membres. J’ai promis de changer ta vie. « Sais-tu ce que je suis ? Je suis une Peau de Merveille. Si tu me possèdes, tu posséderas tout ». À ce moment-là, tu ignorais tout ce que cela impliquerait. Vois-tu, mon ange, on ne se débarrasse jamais d’une Peau de Merveilles. C’est moi qui me débarrasserai de toi et qui te jetterai aux ordures, une fois rassasiée. Fais-moi confiance, je te boufferai toute entière.

 Lorsque tu m’as portée pour la première fois, j’ai pu accéder à tous tes souvenirs. Je n’avais pas ressenti une telle chose depuis longtemps. Devenir toi, explorer ta mémoire, te sentir en moi. Peut-on dire que nous avons baisé, toi et moi ? Probablement. Tu sais, j’ai adoré ça. Nous parvenions à communiquer dans une langue qui dépasse l’entendement humain. Par bribes, par pulsions. « Eritis sicut dii », vous serez comme des dieux. Sens-tu le pouvoir grandir en toi ? Cette sensation d’immortalité. Je sais que tu aimes ça, profites-en bien. Je suis là pour ça. La première fois, je t’ai dit que tu devais m’enfiler, comme un vêtement. Ça t’a paru incroyable et malsain, mais tu n’as pas pu résister. Je t’ai promis d’épouser si parfaitement ton corps qu’il serait impossible de deviner l’abomination. Tu t’es prise au jeu, tu me faisais confiance. Tu as constaté avec émerveillement que je t’allais à ravir. Je t’offrais enfin ce corps dont tu avais tant rêvé. Au début, tu n’osais pas sortir dans la rue. À la lumière du jour. De peur qu’on s’aperçoive du stratagème. Après quelques jours, tu as fini par t’habituer. Tu me portais chaque jour. Au fond, il n’y avait rien de plus simple : m’enfiler le matin, me retirer le soir. Au début, tu prenais tes précautions. Tu avais encore quelques réserves. Tu craignais que je te joues un mauvais tour. Tu me pliais comme une vulgaire chemise d’épiderme tiède et me rangeais dans ton armoire. Petite garce. Peu à peu, tu t’es attachée à moi. De plus en plus profondément. J’étais devenue vitale pour toi. Tu t’es mise à me porter un peu plus longtemps chaque jour. Tu m’aimais. Tu voulais garder la sensation grisante de vivre dans ce corps si beau qui ne t’appartenait pas. Au bout d’un moment, tu t’es mise à me porter la nuit. Nous dormions ensemble. Dès que tu te réveillais, tu vérifiais dans le miroir que j’étais toujours là. Tu nous contemplais, nues, dans la glace. Tu aimais ça. Cette lumière dans tes yeux, je l’ai vu briller dans ceux de Sandra, Raj, Noémie, Edward, Olivier, Fatima, Joséphine, Irina, Pablo, et tous les autres dont j’ai oublié le nom. Je me souviens de chacun d’entre eux. Tant de corps m’ont habitée. Que sont-ils devenus ? Je n’en sais rien. Peut-être sont-ils morts ? Il paraît que l’on peut mourir de désir. La laideur condamne, mais la beauté tue. Elle tue à petit feu. Je sais que toi, tu ne m’abandonneras jamais. N’est-ce pas, ma douce ?

 Tu as emménagé dans un nouvel immeuble depuis quelques mois. Tu as croisé ton voisin de palier : il s’appelle Morgan. Ses yeux sont verts. Un vert très pâle, magnétique. Tu as déjà bu un cocktail qui avait cette couleur. Comment s’appelait-il ? Ah oui. Caïpirinha. Il t’a dit qu’il habitait dans un village près des montagnes. Son teint évoque l’air pur et les plaines d’herbe fraîche. Il fait ses études dans l’école d’art en face de la médiathèque. Il joue de la guitare, aussi. Tu l’entends parfois, le soir. Un soir, tu es entrée chez lui au milieu de la nuit. Tu revenais d’une soirée, complètement ivre. Mélodies de guitare. Toc toc, « ouvre » a-t-il dit. Est-il au courant qu’il existe des tueurs en série ? Tu entres. Vision embrumée par l’alcool : il est assis à son bureau, devant une partition. Tu prends une pose lascive. Il semble gêné. Tu le mets mal à l’aise, espèce de nymphomane. Et tu sens la vodka. Que joue-t-il ? Pour qui joue-t-il ? A-t-il une petite amie ? Tu as terriblement envie de toucher ses cheveux. Tu demandes : « Je vais en boîte, tu veux venir ? ». Sourire gêné. « Je suis déjà sorti hier, une prochaine fois ». Tu n’insistes pas. Sage décision. Cette nuit-là, tu as embrassé des hommes qui lui ressemblaient. Aucun d’entre eux ne t’intéresse. Pauvre petite fille. Tu as consulté sa boîte aux lettres pour connaître son nom de famille, tu l’as cherché plusieurs fois sur internet. Tu n’as rien trouvé. Le mystère. Il n’est pas très bavard. Tu reconnais ses pas entre mille, lorsqu’il emprunte les escaliers. Des fois, il invite des amis chez lui. Tu les entends parler fort et colles ton oreille contre ta porte pour les écouter. Des bribes, des sons flous. Son timbre un peu rauque et sa voix cassée, son ton espiègle. Son rire de sale gosse. Tu espères en vain qu’il frappe à ta porte et qu’il t’invite à l’une de ses soirées. Le fera-t-il ? Il semble très fêtard et ne reste jamais longtemps chez lui. Toujours en mouvement, toujours pressé. Le désires-tu, Salomé ? À quel point le désires-tu ? Fais-moi confiance. Bientôt, il sera à toi.

 Les jours passent, tes amis ont remarqué ta métamorphose. « Tu as mis des talons ? Tu parais plus grande ». Les traits de ton visage se sont affinés. « Tu as maigri, non ? ». Oui, tu as perdu du poids. Et pourtant, tu es toujours affamée. Mange autant que tu veux. Bois autant que tu veux, des cocktails, du vin, du champagne même. C’est moi qui régale. Fais-toi plaisir, tu ne grossiras plus jamais. Je te le promets, plus un seul gramme. Tu en as de la chance. Récemment, tu as découvert les films de Tarantino. Kill Bill, Pulp Fiction. Tu fais des cauchemars depuis, tu rêves que tu te bats. Contre qui, ma douce ? Pas contre moi, j’espère. Nous deux, c’est jusqu’à la mort. Te souviens-tu de notre pacte ? J’ai rempli ma part du marché. Tu es magnifique à s’en damner. Tu auras Morgan, ça aussi je te le promets. Je ne t’ai pas encore parlé de la contrepartie. Salomé, voyons, tout a un prix. Veux-tu connaître le mien ?

 Tu as mal dormi cette nuit. Tu t’es réveillée avec une sensation indescriptible. Tu t’es levée et tu es sortie pour t’aérer l’esprit. Tu marches depuis une heure environ, les rues sont désertes. Il est sept heures du matin. Tu aperçois une jeune femme qui marche devant toi. Sa longue chevelure dorée ondule dans son dos. On dirait de la poussière de soleil. Tu es prise d’une folie incontrôlable : Tu sais qu’il nous la faut. Tu ne peux pas résister. C’est moi qui donne les ordres. Tu te jettes sur cette femme et empoignes ses cheveux avec une force surnaturelle. Alertés par ses cris, des gens finissent par accourir dans la ruelle, mais tu as disparu. Ils découvrent avec horreur la pauvre créature sur la chaussée. Son crâne baigne dans une auréole pourpre. Tu poursuis ton chemin. Ma douce, pourquoi es-tu si pâle ? Tu t’enfuis dans l’obscurité des ruelles. Ta magnifique chevelure flotte sur tes épaules. On dirait de l’or pur. Tu frissonnes. Un mince filet de sang coule dans ta nuque. Fais-moi confiance. Bientôt, tu seras parfaite.

 Il y a un autre voisin dans ton immeuble qui te plaît. Il s’appelle Samuel, il étudie le droit privé dans la même Fac que toi. Un peu plus âgé. Il joue du violon. Tu lui a demandé d’en jouer pour toi. Petite maligne. Il joue vraiment bien. Au bout d’un moment, il te demande : « Pourquoi tu pleures ? ». Tu te sens idiote. « Parce que c’est beau ». Il caresse tes cheveux, il n’a jamais vu un blond pareil. De l’or pur. Il embrasse ta bouche et ton cou. Tu n’aimes pas vraiment ça, tu n’apprécies pas d’être prise à la gorge. Tu devrais lui dire, mais tu n’oses pas le vexer. Tu es déjà sortie avec plusieurs garçons. Deux ou trois t’ont baisée, tous t’ont abandonnée. Maintenant, tu as les hommes à tes pieds. Il déboutonne ton chemisier, puis ton jean. Il retire des sous-vêtements en tremblant. Ton cœur bat fort dans ta poitrine. Le sang te monte à la tête. Tu es nue devant lui. Un corps parfait. Il n’ose pas le toucher. Il se déshabille devant toi. Pas mal. Ses mains parcourent ton corps mais tu n’y prends aucun plaisir. Il ne sait pas faire. Lorsque sa langue s’approche de ton bas-ventre, tu fermes instinctivement les cuisses. Petite joueuse. Je sais ce qui se passe. Tu préférerais que ce soit quelqu’un d’autre. Quelques va-et-vient saccadés, cette chaleur qui t’envahit. Tu sens qu’il prend plus de plaisir que toi. Il pousse des cris rauques, tu es allongée sur le dos. Immobile. Que faire ? Il jouit. Pas toi. L’instant d’après, c’est terminé. Tu clignes des yeux. Moins de quatre minutes. Il a basculé sur le dos et semble sur le point de s’endormir. Sans savoir pourquoi, tu penses à ce vieux dicton latin : « Velocius quam asparagi coquantur ». Plus rapide que la cuisson des asperges. Tu as envie de rire. Quelle déception. Il n’a même pas pris le temps de ranger son violon, qui gît en travers du fauteuil. Quelle négligence. Il était pressé de te sauter. Le crin de l’archet brille d’une lumière subtile et nacrée, comme un bijou dans son écrin de velours. Ne fais pas cette tête. La prochaine fois, ce sera mieux. La prochaine fois, ce sera avec Morgan.

 Tu l’as croisé une nouvelle fois dans les escaliers. Il t’a regardée d’un air étrange, comme frappé de stupeur. Oui, tu as changé. Tu t’es métamorphosée. Ton cœur bat la chamade. Morgan te dévore des yeux. Lui qui ne t’a jamais invitée à l’une de ses soirées, lui qui ne t’a jamais adressé la parole plus d’une minute. Le garçon d’à côté. Inaccessible. Il ne souvenait même pas de ton prénom. À présent, il te désire. Ses yeux verts brûlent pour toi. Regarde comme il te désire. Tu vois, je te l’avais bien dit. Désormais, il est à toi. Fais-en ce que tu veux. Et je sais ce que tu veux. Depuis plusieurs semaines, il n’arrête pas de penser à toi. Les hommes sont tellement prévisibles. C’est à son tour de se consumer. Il t’a invité chez lui, pour boire un verre. Tu t’es sentie si puissante. Son appartement ressemble à un atelier de peintre. Tu aimes qu’il te parle de sa passion. Sur les palettes de peintures qui règnent en désordre, il y a toutes sortes de nuances : « rouge cinabre », « blanc de nacre », « brun de momie ». Tu pourrais l’écouter durant des heures. Tu es fascinée par son visage. Il a quelque chose qui t’intrigue, mais tu ne sais pas quoi. Tu l’observes dans les moindres détails. Qu’est-ce que tu cherches ? Il s’est penché vers toi pour t’embrasser. Sa langue a exploré ta bouche, a caressé la tienne. Tu as aimé ça. Son odeur imprègne chaque centimètre carré de ta peau. Je sais que tu es amoureuse. Tu ne peux rien me cacher. Tu as senti ta peau brûler sous ses caresses expertes. Sa langue a dessiné une traînée de feu autour de tes seins et entre tes cuisses. Tu ne pourrais pas décrire ce que tu as ressenti. Cette alchimie des corps nus, enchevêtrés l’un dans l’autre et moites de sueur. Même l’air que tu respires n’a plus la même odeur. Quelque chose de nouveau et de sublime a modifié tes perceptions. Tu l’as senti venir en toi. Tu as tremblé sous l’onde de plaisir qui traversait ton corps. Tu n’as pas pu pas t’empêcher de crier au moment de jouir, ni lui d’éjaculer en toi. Pour une fois, tu ne t’es pas sentie sale. Profite de ce merveilleux cadeau que je te donne. Laisse-toi envahir par l’immensité qui s’offre à toi. Sans aucune limite. Rien ne s’opposera plus jamais à ton bonheur.

 Salomé, c’est arrivé. Ça devait arriver. Ne sois pas triste. Je t’avais prévenue. Regarde comme tu es belle. N’est-ce pas ce que tu voulais ? Il y a du sang sous tes ongles et tu n’arrives pas à le faire partir. Tu te rues dans la salle de bain, glacée. Tu trembles. Dans le miroir, tu croises ton reflet. Tu as l’air d’une déesse. Tu caresses tes cheveux d’or, ta bouche pulpeuse, tes seins lilas, ton ventre plat et tes hanches parfaites. Tu enlèves tes vêtements pour mieux voir ce corps que tu adores. Longues jambes graciles et sans défaut. Toucher cette peau que tu habites. Douce comme de la soie. Envoûtée par ta propre beauté, tu contemples tes yeux avec une adoration brûlante, mêlée d’une souffrance indicible qui disparaît peu à peu. Ils ont la couleur de ce cocktail que tu aimes tant. Un vert très pâle, presque transparent. Tu les reconnaîtrais entre mille. Ce sont les siens.

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