Arthur

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  Marco avait rejoint Manu en pleine nuit. Les étoiles nombreuses dans le ciel de décembre confirmaient l’absence de pluie. Un temps idéal pour traîner et laisser sa trace. Manu avait l’habitude de graffer sur des murs. C’était un jeune garçon passionné par les arts graphiques et comme beaucoup des jeunes de son âge, attiré par les interdits. Ses parents ignoraient tout de ses activités nocturnes et ni son look propret d’ado tiré à quatre épingles ni son attitude au lycée, ne pouvaient laisser deviner qu’il faisait partie d’une bande. Manu avait tout du mec sympa et sérieux. Tout le contraire de Marco. Il avait des allures de paumé et s’était complètement laissé bouffer par le divorce de ses parents. Croyant protéger sa petite sœur, Marco avait tenté d’affronter les adultes qui se déchiraient. Il ressortait déprimé de ces conflits qui ne menaient nulle part. Pendant les heures de classe, il se réfugiait dans une certaine apathie, sans aucune confiance pour ce qu’il pouvait faire. Son avenir s’éloignait de plus en plus. Alors quand Manu lui avait proposé cette sortie, il n’avait pas hésité. Il était curieux de connaitre ce gars qui lui paraissait être le plus verni de la classe.

  Manu se tenait au pied d’un mur qui sentait la pisse. Entre deux immeubles, un espace réduit rassemblait quelques containers et une place de parking vide. Les volets des premiers niveaux étaient fermés. Le froid piquait les jambes de Marco à travers son jean troué. Manu observait l’autre jeune avec surprise. Il ne pensait pas qu’il viendrait. Il se pencha pour saisir dans son sac une poignée de Molotov, ces feutres qu’il possédait par dizaines. Avec un noir en main, il a commencé à expliquer à Marco ce qu’il allait faire. Ce qu'il avait l'habitude de réaliser, ce n’était pas les grands graffitis qui se remarquent de loin. Il préférait les espaces réduits, les petits murs devant lesquels on passe à pied. On y découvre alors des détails inattendus, la trace d’un message, un slogan surprenant.

  Manu réfléchissait souvent au monde dans lequel il vivait, empreint d’une certaine révolte. Lui qui avait tout à la maison et ne manquait de rien trouvait la vie profondément injuste. Il ressentait un besoin trop souvent étouffé de dénoncer ce qu'il trouvait intolérable. Il aurait pu écrire de longs textes et étaler ses pensées. Il y avait renoncé, ne sachant que faire de ces lignes. Son truc à lui, c’était un message simple, une phrase courte pour interpeller, ou alors quelques mots pour poser une question. Avec le temps et les feuilles de dessins remplies dans sa chambre, il avait acquis une bonne technique pour dessiner un portrait de Rimbaud. C’était ce portrait qu’il commençait toujours par tracer sur le mur en face de lui. La phrase venait selon son inspiration. Mais cette fois, il avait eu l’idée de demander à Marco de lui en offrir une. Il lui avait expliqué ce qu’il faisait en lui montrant des dizaines de photos sur son Smartphone. Marco avait été admiratif des dessins, remarquant à peine la portée des phrases qui les accompagnaient. « Tu vas réfléchir à une phrase pendant que je dessine et tu vas me la donner. Tu as le temps, il n’y a personne dans cette rue. OK? »

  Manu a commencé par les cheveux d’Arthur et ses épaules. Il n’avait pas de modèle. Il se souvenait de son premier Rimbaud, derrière une gare. Il avait un dessin avec lui. Il avait tout écrit. Il se souvient encore de la phrase. Mais il n’avait pas eu le temps de terminer, il a entendu le bruit d’une voiture. Pris par un début de panique, il s’est enfuit en courant. L’excitation ressentie, loin de le calmer, lui avait procuré l’envie de recommencer. Il avait marché longtemps dans la ville, à la recherche du bon endroit. Il avait perdu son modèle dans la bataille alors il avait fait sans. Son Rimbaud ne ressemblait pas tout à fait à ce qu’il aurait voulu mais pour la phrase, il était inspiré. Il y en avait tellement dans sa tête qu’il est resté un moment à choisir la bonne. Il a compris cette nuit-là qu’il devait s’entrainer encore et encore au dessin et que pour sa phrase, il aurait toujours l’embarras du choix.

  Manu finissait à présent le nœud papillon d’Arthur. Marco semblait nerveux, ses jambes s’agitaient sans cesse. Il tirait clope sur clope. Il avait une furieuse envie de partir. Cette histoire de phrase, c’était vraiment pour ne pas avoir l’air d’un con qu’il avait dit oui à Manu. Mais au fond de lui, tout lui semblait nul. Son crâne était rempli par la voix de Sabine, sa petite sœur et des cris de ses parents. Il n’avait pas le sentiment d’avoir quelque chose d’intéressant à dire et écrire était bien au-dessus de ses capacités. Manu mettait la touche finale, avec deux petits traits près de l’oreille gauche d’Arthur et deux autres plus loin, délimitant ainsi un espace. Il se rertourna vers son compagnon.

  Vers deux heures du matin, les deux garçons se sont quittés. Personne n’est venu les déranger. Le graff était terminé. Combien de temps avait duré la discussion sur cette phrase ? Sans doute au moins une heure et demi. Marco avait vidé son sac. Il s’était senti écouté et même aimé, sentiment nouveau et étrange pour lui. Marco avait raconté l’enfance, les claques puis les coups, l’alcool mauvais, cette sœur dont il ne connaissait pas le père, la perte de sa grand-mère, une tentative ratée d’en finir, sa mère n’avait rien su. Marco avait lâché quelques larmes. Manu l’avait pris par l’épaule en partant.

  Des années plus tard, Marco est repassé par le coin qui sentait la pisse. Il avait vingt-cinq ans. Le lycée était derrière lui depuis longtemps. Un job lui garantissait de quoi vivre dans un appartement qu’il louait. Une jeune femme habitait avec lui. Nat le rendait heureux. Le graff était toujours là. Le mur s’était rempli d’inscriptions. Rimbaud n’avait pas été recouvert. A sa grande surprise, il remarqua immédiatement les deux petits traits près de l’oreille d’Arthur et les mêmes petits traits un peu plus loin. Entre ces deux guillemets devait se trouver la phrase, sa phrase, ce qu’il n’avait pas pu dire. Trop de mots étaient sortis de sa bouche, alors Manu avait décidé qu’il ne devait rien écrire. Comme un silence devant lequel s’incliner. Lorsqu’ils avaient quitté l’endroit, Marco n’avait finalement rien écrit.

  A présent, devant lui, entre les guillemets, il y avait un peu de texte. Le temps de griller une clope, il était resté là avant de rejoindre Nat restée dans la voiture. « Je me crois en enfer, donc j’y suis. » Il n’y avait plus d’enfer dans sa vie. Manu avait changé sa vision du monde avec Nat, changé la vision qu’il avait de sa propre vie. Alors qu’autrefois il ruminait en silence sa situation et celle de ses proches, il était à présent imperméable au malheur des autres. Il ne considérait, il savait son existence mais il n’en était pas propriétaire. Et si un problème survenait qui le touchait en plein cœur, il le tenait à distance comme une maladie qu’on allait guérir et qui ne serait jamais lui tout entier. Il ne croyait pas à l’enfer. Marco avait eu raison d’écrire cette phrase. Une seule chose comptait pour lui à présent, devenir un homme heureux.

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