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Grâce part rejoindre les autres ballerines et se maudit d’être en retard. Il y a peu de chance qu’elle manque le début de l’entraînement ; toutefois, elle préfère avoir le temps de se changer dans le calme et de discuter avec Nina.

Ses pieds foulent le bitume à une vitesse dont elle n’est pas coutumière. Elle paraît voler plus que courir.

Les trottoirs sont déserts, mais lorsqu’elle passe à côté d’une petite assise par terre sans la remarquer, celle-ci l’interpelle :

— Mademoiselle ? Vous voulez m’acheter un collier en coquillage ?

Surprise, elle freine son allure, puis la repère. La vendeuse miniature est maigre, sale et probablement frigorifiée. Grâce déglutit. Il est de plus en plus fréquent de croiser des gamins qui implorent la pitié.

La tristesse l’envahit, d’autant plus qu’elle sait que si elle n’avait pas été prise lors de sa première audition, elle aussi serait dans la rue à l’heure actuelle.

Malgré son retard, elle s’approche.

— Tu les as fabriqués seule ? demande-t-elle.

La fille transpire de fierté.

— J’ai été chercher les coquillages !

— Vraiment ? Je suis impressionnée, la mer est à plusieurs kilomètres d’ici.

— J’aime bien marcher. Et puis, sans coquillages, pas de colliers.

Grâce acquiesce.

— Ils sont magnifiques.

— Merci. Vous en désirez un ?

— Non.

La déception de la mendiante est palpable.

— J’en désire deux. Un pour moi et un pour ma meilleure amie.

— Oh merci, Mademoiselle ! s’écrie-t-elle. Vous souhaitez lesquels ?

— Je te fais confiance. Choisis les deux plus beaux.

— Hmm, ceux-là !

Elle les lui tend, accepte ensuite sa monnaie, puis la remercie derechef. Touchée par sa joie, Grâce lui pose une question qui la taraude :

— Tu as un endroit où dormir ?

Elle confirme.

— Lorsque je vends assez, j’ai de quoi me payer une nuit dans le grenier d’un café non loin. Si la recette est mauvaise, le propriétaire m’autorise à y dormir à condition que je l’aide à servir les clients, puis à ranger quand il n’y a plus personne.

Une orpheline, donc. Grâce ne cache pas son soulagement à l’idée que quelqu’un la protège un minimum.

Consciente qu’elle n’est pas en mesure de l’aider plus, elle se décide à reprendre sa route. Pourtant, avant, elle se débarrasse de son écharpe et la lui donne.

— Le vent est frais. Elle te sera plus utile à toi qu’à moi.


— Tu étais à la rue… souffle Grâce.

Un hochement de tête lui répond.

— Et le froid a eu raison de moi… Je m’appelle Raissa.

Sa peur première s’envole face à l’aveu. La peine gagne son cœur ; son interlocutrice a eu une vie si courte ! Une pointe de remord la traverse. Les choses auraient-elles été différentes si elle était retournée auprès d’elle, si elle avait tenté d’améliorer sa situation ?

— Je suis devenue un ange à ma mort, à… à cause de mon âge. Il m’a été autorisé de choisir l’être sur lequel je veillerai. C’était la nuit où cet homme a commis son méfait. J’ai tout vu, Grâce. Tout ! Il n’est pas près de te lâcher. Je suis là afin de te protéger.

La jeune femme cligne des paupières, incapable d’admettre ce qu’elle entend.

— Tu es… mon ange gardien, murmure-t-elle.

Raissa opine.

— Oui. Ma mission se terminera dès que nous t’aurons débarrassée de cet individu – si possible en l’envoyant derrière les barreaux. Le crime auquel tu as assisté n’était pas son premier.

Après une pause, elle ajoute :

— Pourquoi n’as-tu rien dit à la police ?

— Le couvre-feu, avoue Grâce.

Compréhensive, sa protectrice grimace. Elle a sans doute elle-même bravé de nombreuses fois l’interdiction de sortir dans le but de vendre ses créations aux derniers passants ou de se dénicher à manger.

— Tu as un plan ?

— Un plan ? bafouille-t-elle.

— Pour l’arrêter. C’est ma mission, tu ne m’as pas écoutée ?

— Désolée. Je… je suis sous le choc.

La danseuse se mord la langue. Les événements sont difficiles à accepter. Néanmoins, il est impératif qu’elle se concentre. Ses sens ne lui mentent pas, la vérité est sous son nez : le meurtrier de la ruelle l’a localisée, un ange est interféré dans son quotidien et ses jours sont en sursis.

— Co-comment m’a-t-il repérée ? déglutit-elle.

Elle a besoin de savoir. Elle s’est montrée si prudente suite au drame !

— Facile. Il est revenu sur les lieux du son méfait, et il y a guetté ton passage. Dès qu’il t’a remarquée, il t’a suivie, histoire d’apprendre où tu vivais. Te tuer sur place aurait laissé penser que la mort de sa victime n’était pas isolée. Maintenant, il attend de passer à l’acte.

Grâce approuve le discours par pur réflexe.

— Repose-toi, lui conseille Raissa, tu es toute pâle. Je monte la garde et te réveillerai en cas d’ennui.

— Tu es sûre ?

— Oui. En plus, ça me donnera l’occasion de réfléchir.

Déboussolée, elle n’insiste pas.



Grâce émerge avec la sensation désagréable d’avoir fait un cauchemar, puis réalise que le sien est réel. A deux mètres d’elle, flottant au-dessus du carrelage, Raissa la contemple.

La panique cherche à nouveau à la submerger, mais elle tâche de la maîtriser. Craquer est vain. Il lui faut au contraire se montrer forte, car sa survie est menacée.

Elle soupire, puis cogite plusieurs secondes sur la façon dont elle procédera. Se rendre à l’entraînement, fidèle à son habitude, lui apparait essentiel. Si elle est observée, changer sa routine serait désastreux.

— Bonjour, la salue la plus jeune.

— Bonjour.

— Bien dormi ?

— Je suppose que oui.

Raissa la gratifie d’une moue désolée tandis qu’elle se lève du canapé. Ses doigts tremblent, elle se sent faible. Elle se remémore qu’elle n’a pas mangé la veille au soir et se précipite vers son frigo.

— J’ai une proposition concernant ton souci.

— Pas tout de suite, implore-t-elle.

La défunte l’approche.

— Oh ?

— J’encaisse.

— Oh… Excuse-moi. Je…

— Je m’apprête, puis je pars.

— Quoi ? Sans qu’on ait discuté ?

— J’ai des obligations, murmure-t-elle avec difficulté.

Il ne s’agit que d’une demi-vérité, elle en a conscience. Son souhait de se comporter normalement est autant dicté par la logique que par une envie pressante de fuir l’inéluctable. S’accorder le temps de digérer lui semble nécessaire avant d’affronter… ça.

— Grâce, nous parlons de ta vie. Tu es en danger !

— Je ne l’ai pas oublié.

— Parfait. Alors…

— A tout à l’heure.

Grâce file hors de l’appartement. La danse l’aidera à mettre de l’ordre dans sa tête, elle en est convaincue.


Il lui faut attendre la fin de sa dernière représentation quotidienne pour comprendre son imprudence et son impolitesse. Raissa s’est manifestée afin de l’aider ; l’éviter et refuser de l’écouter est un non-sens ! Ignorer la menace ne la rendra pas moins réelle.

Le doux oubli procuré par son activité disparu, Grâce se dirige vers son domicile avec l’estomac noué. L’assassin patiente-t-il sur son chemin ? Se tapit-il dans l’ombre dans l’espoir de la tuer à son passage ? Un frisson lui parcourt l’échine. Elle serait prête à vendre son âme pour se retrouver chez elle dans la seconde.

Comme si elle avait intercepté ses appréhensions, l’ex-mendiante jaillit devant elle. Grâce sursaute puis, rassurée, elle souffle :

— C’est toi…

Raissa grimace.

— Montre-toi plus prudente lorsque tu m’adresses la parole : tu es l’unique personne en mesure de m’apercevoir. Je suis presque sûre que tu n’as pas à cœur qu’on se mette à douter de ton état d’esprit.

La ballerine esquisse un sourire contrit.

— Pour être honnête, c’est le dernier de mes soucis.

— Heureuse que tu l’admettes ! Tu es donc enfin prête à m’écouter ?

Elle acquiesce.

— Je suis désolée. J’ai paniqué et me suis enfuie en lâche.

— Je vais éviter de te le reprocher. Je suppose que tu n’es pas habituée à recevoir la visite d’un ange…

Son sourire s’élargit. La présence de Raissa la tranquillise, sa franchise et son ton désinvolte lui plaisent.

— Tu avais une proposition, si je ne me trompe pas, rappelle Grâce.

— Chez toi ? Elle risque de ne te pas te plaire…

Elle secoue la tête.

— Discuter amoindrit mon appréhension.

La fillette opine, puis se mord la lèvre en cherchant ses mots. Les genoux de Grâce s’entrechoquent. Oh ! pourquoi a-t-il fallu qu’elle traîne avec les autres danseuses ce fameux soir ? Qu’elle se mette en retard ? Si elle avait respecté ses horaires habituels, elle ne serait jamais devenue la témoin indésirable d’un meurtrier ! Un soupir lui échappe. Elle aimerait tant remonter le temps…

— Eh, ça va ? l’interroge Raissa.

— Non, avoue-t-elle, mais je te promets de ne pas m’enfuir. Je… je t’écoute.

— Tu es plus courageuse que tu ne l’imagines. Voici comment nous allons procéder : d’abord, avertir les autorités. Ensuite…

Elle l’interrompt d’un geste.

— Non, je te l’ai expliqué. J’étais dehors après le couvre-feu…

— Je n’avais pas fini, proteste son interlocutrice. Tu ne les appelleras pas pour raconter ce que tu as vu.

— Que… quoi ?

— Tu les préviendras d’un risque, en bonne citoyenne.

Perdue, Grâce en oublie de refermer la bouche.

— J’ai bien réfléchi, poursuit Raissa, et un appel anonyme depuis la cabine téléphonique en bas de ta rue me semble être une idée acceptable. Tu expliqueras, sans donner ton nom et assez vite, que tu as repéré un individu suspect en train de roder autour d’un bâtiment – ton immeuble. Tu l’as remarqué suivre discrètement une femme, à l’abri derrière ta fenêtre. Ce n’est pas la première fois que tu assistes à son manège. Tu es inquiète et précisera que ça se produit toujours vers la même heure – celle où tu rentres chez toi. Je suis assez clair ?

Malgré sa perplexité, elle confirme.

— En toute logique, des policiers seront envoyés dès demain sur les lieux à ladite heure, histoire de vérifier la véracité de tes informations. Là, ils verront le fameux suspect s’attaquer à une innocente et agiront !

Un hoquet lui échappe.

— « Ils verront le fameux suspect s’attaquer à une innocente et agiront » ?

— Tu… tu auras le rôle de l’appât…

Incrédule, Grâce se pétrifie.

— C’est un tueur, Raissa ! Il a une arme… et il a déjà failli m’avoir ! Pas question que je me précipite dans son piège !

— J’étais certaine que tu détesterais…

— Et tu te prétends ange gardien ?

— C’est la seule solution, proteste l’enfant. Tu préfèrerais fuir et abandonner la danse, ton métier ? Ou dénoncer le coupable et être arrêtée avec lui ?

La justesse de l’argument lui fait froncer les sourcils. Pour autant, elle n’est pas prête à servir d’appât.

— Je suis capable d’actions sur les objets et les gens, ajoute Raissa avec compassion.

— De quelle façon ?

— Lors de notre rencontre, je t’ai touché l’épaule, puis entraînée vers l’escalier de secours.

Grâce acquiesce. Le souvenir est très net.

— Je ne suis plus de ce monde. Cependant, interagir avec sa matérialité m’est encore possible. L’effort est énergivore, mais j’y parviens ! J’empêcherai qu’une balle te frôle.

Sa gorge se serre.

— Le risque est énorme.

— Je te protégerai. Tu l’as dit : je suis ton ange gardien.

— En vérité, rétorque-t-elle., tu l’as affirmé la première. Moi, je commence à avoir des doutes.

Elle regrette ses paroles sitôt qu’elle les a prononcés, car le regard de Raissa se voilent de tristesse. Elle a laissé sa crainte parler pour elle et l’a blessée.

— Pardon je… je suis terrifiée.

— Moi aussi…

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