Nocturne 2

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Sitôt la porte ouverte, je la franchis d'un bond puis m'éloigne en courant, saluant du bout de ma queue Gentil, dont le rire retentit derrière moi tandis qu'il s'en va.
Je ne vais toutefois pas très loin. Je ne connais pas encore bien le quartier, ni ses habitants animaux. Alors, je m'arrête fréquemment, à chaque bruit, à chaque odeur nouvelle, cherchant à identifier son propriétaire pour déterminer son espèce, son genre, son âge. Je n'ai pas spécialement envie de me frotter à qui que ce soit ce soir...
Je tourne dans une rue, puis dans une autre, allant où mes sens me mènent.
Je me suis déjà quelque peu éloigné de mon point de départ, lorsqu'un miaulement furieux retentit dans mon dos.
Je me retourne : devant moi, la lueur des réverbères me révèle un massif spécimen lumineux, aux poils longs, me fusillant du regard.
Je me couche aussitôt à plat ventre, aplatissant mes oreilles vers l'arrière et fermant presque les yeux en signe de soumission.

Mais l'autre n'en a cure, et bondit vers moi, furieux.
Alors, avant qu'il soit sur moi, je lui file entre les pattes, et cours à toute vitesse.
Je slalome, sautant ici par-dessus une poubelle, là grimpant en trois bonds sur un toit grâce à un poulailler. Et hop, le toit suivant, et un autre, en contrebas. Encore un, plus haut cette fois.
Je m'immobilise derrière une cheminée dans un dérapage, pour voir où en est mon poursuivant.
Il approche de ce toit, mais comme je le pensais, il est bien moins vif que moi et semble peiné à tenir la cadence. Et oui, c'est ça de passer ses journées à manger des croquettes au coin du feu !

Moi, je ne suis pas fatigué. Et après avoir décidé de ma direction d'un coup d'oeil, je repars, tantôt dévalant tantôt grimpant des pentes de tuiles et d'ardoises.

Quelques minutes plus tard, je parviens au bord du fleuve.
Je m'installe sur une cheminée haute, en restant face à une plus basse, utilisée un instant plus tôt comme escabeau.
Et j'observe les lieux, me sachant inatteignable par surprise.
J'écoute attentivement les humains criant d'un bâtiment branlant mais d'où s'échappe de la lumière, près de l'eau. J'écoute aussi son clapotis, parfois rompu par les rames ou le moteur des rares embarcations pas encore arrivées au port.

Et je goûte les odeurs, démêlant leur symphonie jusqu'à les isoler. Essence, poissons, crustacés, épices, agrumes, algues, sueur, urine et alcools bon marché.
Au loin, un chien aboie.

Mais ce n'est pas lui qui retient mon attention. Tout prêt, une plainte mélodieuse vient de s'élever.
Curieux de voir qui la pousse, je jette un dernier regard circulaire qui me confirme que le mastodonte neige n'est pas en vue, puis je descends tranquillement de mon perchoir.
Je déambule dans quelques ruelles, évitant d'un bond de me faire marcher dessus par un humain chantant fort et faux et ne marchant pas droit. Plus loin, il se joint à deux autres et comme ils commencent à se chamailler sérieusement, je préfère me tapir dans l'ombre d'un mur et repartir, contournant la maison.
Cela rallonge mon chemin, et ils sont si bruyants que je n'entends plus l'objet de ma curiosité. Mais je ne me décourage pas et, satisfait d'avoir contourné ce danger potentiel, je continue dans ma direction initiale.

Ah, ça y est, le bruit me revient, mais il semble plus joyeux cette fois, à mon grand soulagement. Je hâte le pas, avançant une patte à chaque note nouvelle.

C'est ainsi que j'arrive tout au bord du fleuve, dans un espace sentant fortement le poisson, jalonné de caisses vides plus ou moins usées et cassées, et où des poteaux de bois sont régulièrement posés, semblant former une structure surmontée de planches. Plus haut encore, des toiles tendues, rapiécées par endroits.
Devant moi, un humain.
Ses chaussures, son pantalon, son pull et son manteau sont visiblement usés. Ses cheveux un peu longs, blanchissant, et sa barbe trahissent une vie compliquée. Mais il dégage une odeur semblable à celle des pièces où les hommes se lavent, et c'est plutôt agréable au milieu des fortes odeurs du fleuve.

C'est lui qui produit cet agréable bruit, en passant un bâton sur un morceau de bois qu'il tient sous son menton, calé sur son épaule.

Je m'approche, conquis. Et sans cesser de jouer, il m'adresse la parole :
« Bonsoir Mimine. Tu es bien mélomane toi au moins. Ca me fait plaisir d'avoir un public, c'est bien plus agréable encore que de jouer seul. Même si ça me rend nostalgique des grandes salles de spectacle... Mais enfin, je n'ai jamais pu y remettre les pieds, après le drame, et c'est comme ça que j'en suis arrivé là... Enfin bon, tu ne comprends pas toutes ces choses-là, toi... Tu es bien tranquille, tiens, avec ta vie de chat. Rien à te soucier, à part de tes repas et d'un lieu où dormir. »
Tout en parlant, il n'a pas cessé de jouer. Je n'ai pas compris grand chose, si ce n'est qu'il s'adressait à moi. Puis sa mélancolie, suivie d'une certaine envie... Et il avait un regard particulier tandis que ses paroles faisaient ressortir ça....

Cet humain aurait-il envie d'être un chat ?

Intrigué, je m'assied et l'écoute jouer, tranquillement.

Cela ne dure toutefois pas longtemps. Derrière lui, des fenêtres s'ouvrent, des gens crient.
Aussitôt, l'humain s'arrête. Il se penche, ramasse un balluchon à ses pieds, et s'éloigne en toute hâte.
Sentant son besoin de compagnie et n'ayant rien de mieux à faire ce soir, je le suis.

Il s'arrête quelques mètres plus loin, au bord du fleuve, à l'abri d'un bosquet d'arbres. Il se penche en avant, dépose ses affaires, puis se redresse et détache une corde. Il se retourne, une branchette s'étant cassée sous ma patte :
« A, c'est toi Mimine. Tu ne me déranges pas si tu veux venir, mais je ne suis pas sûr que tu apprécie la traversée, même si elle sera brève et que je peux t'assurer que tu auras les pattes au sec. »
Son ton est bienveillant, alors je m'approche encore.

Il se penche, m'attrape, et me dépose avec ses affaires, tout en continuant à me parler :
« Là, voilà, je ne risque pas de te faire mal en tirant la barque comme ça. Ca me ferait du dépit de te blesser. J'aime bien les animaux, eux au moins ne sont pas fourbes. »

Oh, ça bouge sous mes pattes. Je n'aime pas spécialement ça. Mais je comprends rapidement que mon nouvel ami humain contrôle le mouvement, et puis, j'ai envie de rester avec lui. Alors, je me laisse emmener, sans bouger d'un poil.

Même lorsque cela se balance doucement sous mes pattes, puis plus fort lorsqu'il s'assied.
Il empoigne deux morceaux de bois, dont il laisse tomber le bout de chaque côté de la barque. Et il tire dessus, nous faisant bouger.

Cela dure bien assez à mon goût, avant que nous nous cognons dans quelque chose.

« Et voilà, on est arrivés. Bienvenue chez moi, Mimine ».
Et l'humain descend. Je m'apprête à en faire autant, mais il m'arrête en me caressant la tête :
« Encore quelques secondes de patience, tu pourras bientôt mettre pattes à terre aussi. Mais pour l'instant, tu ferais un sacré plouf, et à ma connaissance, les chats n'aiment guère l'eau. »
Je me rassieds, et ne bondis que lorsqu'il se penche pour me prendre.
Je m'arrête trois pas plus loin, et le regarde ramasser ses affaires. Puis il s'avance en direction d'une grosse pierre, et en roule une petite, révélant une tache noire qui me fait bondir de côté.

« Allons, ne t'inquiète pas. Bienvenue chez moi, où tu n'as rien à craindre ! »

Il dépose ses affaires, farfouille dans ses poches et sort une petite boîte. Il l'ouvre, se penche, et fait jaillir du feu entre ses doigts. Et touche du bois.

En voyant la flamme haute et claire, je fuis d'instinct... Et m'arrête en sentant l'eau sous mes pattes avant. Dans quoi me suis-je fourré ?

L'humain est derrière moi. Il m'attrape juste avant que je plonge involontairement, me prend contre lui, me caresse en me parlant de sa voix chaude. Il m'emmène vers les flammes, les contourne, et fini par saisir un tissu dont il m'essuie. Puis, il me dépose sur une couverture :
« Reste là, je vais voir ce que je trouve pour notre souper. »

Je l'entends farfouiller dehors, mais je n'ose pas bouger, trop craintif de la proximité des flammes, même si j'apprécie leur chaleur de là où je suis.

Il revient quelques minutes plus tard, tenant triomphalement deux poissons dans la main.

Il s'assied à côté de moi, et sort de sa poche un grand couteau. Il pose les poissons par terre, et leur ôte la tête, la peau et les arrêtes en quelques découpes précises et rapides. Puis, il puise de l'eau dans un petit récipient à sa droite, et la plonge dedans les morceaux découpés. Puis il les pose sur une grande pierre près des flammes, provoquant un grésillement, et une odeur assez alléchante. Assez, parce que je ne suis pas certain d'apprécier les morceaux d'herbes qu'il ajoute. Je note toutefois avec satisfaction qu'il ne le fait qu'avec la moitié des morceaux de poisson.

Il ramasse les morceaux ôtés, se relève, et sort. A peine ai-je le temps d'entendre « plouf » qu'il revient déjà.
Il se rassied vers moi, et ressort ce avec quoi il m'avait attiré tout à l'heure.

« Allez, Minou, je te propose un ou deux petits morceaux de violon pendant que notre dîner cuit. Ici au moins, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés, puisque nous sommes seuls sur cette île, mis à part quelques insectes, souris, hérissons et oiseaux. Et probablement aussi des taupes et des vers de terre sous nos pieds. Mais tout ce monde-là n'est pas dérangé par ma musique. Et comme elle te plaît à toi aussi... »

Tout en parlant, il a pris son objet et commence à jouer.

Je m'allonge et ferme à demi les yeux, goûtant ce moment à sa juste valeur.

Le dîner qui s'ensuit est un festin. Puis, l'humain se couche, et je veille, restant à côté de lui jusqu'à l'extinction des flammes. Puis, je vais explorer les alentours, chassant quelques mulots. Je comprends rapidement que tout est entouré d'eau, et que j'aurai besoin de sa coopération pour repartir.

A l'aube, il me trouve près du truc en bois qui nous a amenés. Je suis fatigué, et j'ai bien envie de retrouver un environnement plus familier, même si j'irai sans doute souvent écouter mon nouvel ami, lorsqu'il sera de mon côté du fleuve.

Il me parle gaiement, et va aussitôt chercher ses affaires, avant de refermer la pierre, puis de pousser la chose en bois sur l'eau. Sitôt qu'il approche, je m'installe dedans, puis bondis à terre de l'autre côté sitôt que c'est possible.

Je ne m'attarde pas, sautant sur le toit le plus proche et me mettant à courir.

« Miaou ! »

Le Gentil se retourne juste avant de fermer sa porte :
« Ah, c'est toi ! Tu arrives juste à temps, on n'a pas arrêté de la nuit, et je suis épuisé. Entre. »

Un bon sur un garage, un deuxième sur une poubelle, et me voilà me faufilant rapidement dans sa cour entre les branches d'une haie. Je cours vers lui, caressant ses chevilles quelques instants pour le saluer avant de gagner rapidement la couverture qu'il m'a installée hier soir près du radiateur de sa chambre. Allongé en boule, je m'endors avant même qu'il n'ait terminé de gagner son lit.

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