Chapitre 22: Ouverture

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Stacy

Stacy s'écroula sur la natte qui lui avait été attribuée, épuisée. Cela faisait presque vingt jours que sa geôlière (ou plutôt son tortionnaire), qui répondait au nom de Leïla, la martyrisait tous les matins. De huit heures à midi, elle devait redoubler d'ingéniosité pour éviter les coups tout en réussissant à en placer quelques uns. L'euphorie du premier jour et l'état second dans lequel elle s'était retrouvée n'avaient été que passagers, mais elle sentait qu'elle avait changé depuis ce jour-là. Les épreuves qu'elle avait traversées durant ces dernières semaines avaient été brèves, mais intenses. Elle en était sortie plus mûre, plus forte. Et différente. C'est dire, elle ne faisait même plus attentions à son apparence, son miroir lui renvoyait une parfaite inconnue. Entre ses cheveux désormais sales qui recommençaient doucement à pousser de façon désordonnée, son visage poussiéreux et ses vêtements marqués par les taches de transpiration, son reflet laissait vraiment à désirer. Son odeur aussi, probablement. Elle en aurait presque regretté cette époque où sociabiliser avec les nobles de son âge et essayer d'attirer l'attention de Théo étaient ses principales préoccupations.

Théo... Elle ressentait aujourd'hui des sentiments mitigés envers lui. Ce qu'elle éprouvait autrefois pour lui était futile, immature. C'était le point de départ de son périple, et ce qui l'avait menée ici. C'était une faiblesse qui avait failli lui coûter la vie plus d'une fois. Elle s'était rendue compte, petit à petit, qu'elle s'était battue depuis pour lui, et non pour elle-même. Or, elle l'avait bien compris en côtoyant Leïla chaque jour, ici-bas il n'y avait que sa propre survie qui importait. Et en l'occurrence, pas celle des autres. Le reste était inutile. Avait-elle vraiment aimé Théo ? Sans doute pas. Son attirance pour lui, un roturier, n'était qu'un acte de rébellion contre son père et le système où elle s'était toujours sentie enfermée.

Quand à savoir ce qu'elle ferait par la suite, elle l'ignorait. Elle se sentait libre désormais. Poursuivre l'Insaisissable avait toujours été son objectif, mais elle ne comptait plus mettre sa vie en danger pour un dessein autre que le sien. Elle avait envisagé un temps de s'éloigner de la présence effrayante d'Evan, que son instinct de survie lui hurlait de fuir, mais elle n'avait nulle part où aller et ne s'était jamais sentie aussi en sécurité qu'ici. Et puis elle avait fini par s'habituer aux rares personnes qui lui adressaient la parole, en particulier Leïla. Néanmoins, les derniers mots de Théo ne cessaient de tourner en boucle dans sa tête. Il avait mentionné le nom de sa mère en même temps que celui des hérétiques, et malgré sa soif de survie sa curiosité n'était pas assouvie.

-Merde, pensa-t-elle brusquement, empruntant un juron qu'elle avait appris ici et rapidement assimilé.

Perdue dans ses pensées, elle en avait presque oublié sa corvée du jour. Ici, hors de question de se tourner les pouces, et Jack, le colosse qui escortait souvent Evan, y veillait personnellement. Mis à part ses entraînements journaliers et les heures de repas, Stacy devait mettre la main à la pâte le reste du temps. La majorité des tâches étaient relativement simple à condition d'être dans une bonne forme physique, c'est à dire transporter les nouveaux arrivages de marchandises, les stocker de façon ordonnée dans l'entrepôt, les trier parfois. Son corps se renforçait tout doucement, elle le sentait, mais l'odeur laissait grandement à désirer. Elle enviait parfois ceux qui avaient pour rôle de patrouiller un peu partout dans la Tour, incognito, partant parfois deux ou trois jours avant de revenir.

Sa besogne d'aujourd'hui était néanmoins l'une des plus difficiles qui soit. Peut être même la plus difficile: nourrir Danny. Cet être contre-nature la rendait toujours aussi mal à l'aise. Elle ne comprenait pas d'où il venait, comment il pouvait exister, ni pourquoi Evan y était aussi attaché. Il devait d'ailleurs être le seul être vivant de la Tour pour qui Evan éprouvait quelque chose, car le blond semblait être totalement dénoué d'émotion. A son contact, Stacy avait compris qu'il n'était ni cruel, ni impitoyable. L'empathie lui était tout simplement inconnue. Il ordonnait des exécutions à tour de bras, sans que son masque impassible ne se brise, presque avec nonchalance. La jeune femme aurait été horrifiée autrefois, mais celà lui importait peu aujourd'hui. Tant qu'il ne s'en prenait pas à elle, elle se fichait bien de ce qui pouvait arriver aux autres.

Grimaçant à cause des courbatures, elle se releva avec une souplesse toute nouvelle. Lorsqu'il n'était pas de sortie avec Evan, Danny (ou "la Bête", comme les gens aimaient l'appeler) était nourri grâce à une mixture étrange à l'odeur peu alléchante. Contrairement aux apparences, il n'était pas exclusivement carnivore - Stacy l'avait vu plus d'une fois déchiqueter les victimes de son maître avec ses dents, dévorant parfois un bras, une tête, une hanche. Sa bouillie était composée de viande bien sûr, broyée directement avec les os, mais également de plusieurs plantes nutritives en tout genre issus des étages inférieurs (d'après Leïla, ce n'étaient pas spécifiquement des légumes) et qui étaient nécessaire à sa santé. La jeune femme avait préféré ne pas en savoir plus sur le sujet.

Elle se dirigea donc d'un pas traînant vers le garde-manger, essayant comme à son habitude d'ignorer les regards.

-Eric, dit-elle en saluant l'homme qui gérait les rations de chaque membre du clan.

-Stacy ? Qu'est-ce-que tu fout là ?

Eric était sympathique avec elle. Contrebandier depuis son plus jeune âge, il avait roulé sa bosse pendant quarante années avant de se mettre sous les ordres d'Evan, profitant d'une "retraite bien méritée" d'après lui. C'était également un combattant expérimenté qui, malgré son oeil en manquant, avait su lui filer quelques astuces.

-Je viens chercher la pâtée de Danny.

-T'es pas au courant ? Il est parti avec Evan ce matin.

-Oh...

-Mais bon puisque t'es là, viens donc m'aider à ranger les stocks de... Ah bah tiens, quand on parle du loup.

La quarantaine de membres présents dans l'entrepôt s'étaient tous arrêtés brusquement, flairant le danger. Evan venait de rentrait, Danny à ses côtés. La Bête semblait particulièrement agitée, tandis que son maître reprenait calmement son souffle.

-Arrêtez tout, déclara le blond d'une voix assez forte pour couvrir tout le bâtiment. Il faut qu'on bouge d'ici. Emmenez toutes les armes et les vivres que vous pourrez.

***

Sitôt l'alerte donné, le clan d'Evan s'était éparpillé. Loin de se laisser dominer par la panique, ils s'étaient dirigé, par groupes de deux ou trois, vers plusieurs bâtisses qui abritaient chacune l'entrée de l'étage intermédiaire, secret jalousement gardé par les membres du clan au cas où ce genre de cas de figure arriverait.

Cela fait, ils avaient condamné toutes les entrées, qui y menaient. Le seul moyen de venir jusqu'à eux était de venir soit par le haut, soit par le bas. Autrement dit, trouver une entrée sur un autre étage. Tous ceux qui étaient ici semblaient en bonne santé, il n'y avait eu que peu d'accrochage. La tension était néanmoins palpable.

Le plus expressif était Jack. Le colosse faisait les cent pas en silence prêt à en découdre avec un éventuel assaillant. Et la jeune femme le comprenait, tout comme elle comprenait tous ses compagnons de fortune. Ils étaient habitués à être pourchassés, à jouer le rôle de la proie. Ils se battraient jusqu'à la mort pour survivre, et elle comptait bien se défendre également. Ou à fuir si la situation tournait à leur désavantage.

-Leïla, Jack.

Répondant à l'appel de leur chef, les deux lieutenants se placèrent à ses côtés. Dans la pénombre, faiblement éclairé par les lampes de poche qu'ils avaient amené avec eux, le blond fit face à ses hommes, l'air grave.

-Comme vous avez dû le constater, notre organisation est en danger. Nous devions lancer le raid la semaine prochaine, mais il y a eu quelques... Complication. Un Cardinal est descendu des cieux.

Un murmure de stupéfaction parcourut la foule, tandis que Stacy trembla d'effroi. Elle savait pourquoi l'Eglise était intervenue. Ils craignaient qu'elle ne sache pas tenir sa langue. Ils venaient l'éliminer. Et elle savait mieux que tous ici que la fuite était sa seule option. Combattre l'Eglise était inutile.

-L'Eglise compte reconquérir les Enfers, continua le blond. Ils ont renforcé les troupes des Administrateurs pour nous faire tomber. Face à cette menace, les trois autres grosses têtes de la pègre ont décidé de faire front commun pour récupérer Stacy Grimmsworth en échange de l'aide des Révolutionnaires. Ils ont déjà fait tomber notre bastion du 85e, où 12 de nos membres étaient stationnés. Dix de nos hommes sont également en infiltration dans les étages commerçants, ils ne sont sans doute pas encore repérés mais ils ne survivront pas longtemps.

Un silence tendu accueillit cette information. La jeune femme savait très bien ce que l'assistance pensait. Pour survivre, ils devraient la livrer. Elle n'hésiterait pas à combattre. Peut-être pourrait-elle en tuer un ou deux, avant de prendre la fuite dans la confusion.

-Bien entendu, j'ai refusé. Elle doit rester en notre possession tant que le raid n'est pas terminé. Si quelqu'un a quelque chose à y redire, qu'il s'avance.

Silence. Certains se retenaient, d'autres acceptaient la décision du chef. Personne n'oserait le contredire de toute façon, et c'était tant mieux.

-Nous allons profiter du fait que les Modérateurs soient presque tous ici pour attaquer directement notre cible. Mais avant ça, on doit récupérer quelque chose aux usines. Je vais mener un commando d'élite là-bas. Leïla, Eric, Holdem, Benji, Stacy, vous venez avec moi. Jack, tu guideras le reste directement chez les nobles, on vous rejoindra en cours de route. Ne vous dévoilez pas, restez cachés.

Les dénommés hochèrent la tête et s'avancèrent, déjà prêts à partir.

-Eh boss, demanda soudain quelqu'un au milieux de la foule, pourquoi t'emmène la gosse avec toi ? Elle servirait à rien.

Un murmure d'assentiment parcourut l'assemblée. La jeune femme blêmit. Sitôt qu'Evan serait hors de portée, ils allaient la livrer. Elle en était certaine.

Avec son stoïcisme habituel, Evan la regarda droit dans les yeux. Elle distinguait à peine son visage, mais connaissait devinait parfaitement le regard froid, totalement dénoué d'émotion, qui lui était adressé.

-Il y a des chances pour que notre commando soit exterminé en cours de route. A ce moment-là, je ferai personnellement en sorte que ni l'Insaisissable, ni l'Eglise ne la récupèrent vivante.

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