Climax

19 minutes de lecture

Ça y est, c’est parti.

Le DJ nous fait revivre, une nuit.

137 bpm, c’est le rythme du vacarme.

Tous ensemble, on est là pour tuer le calme.

  Sur la piste, deux couples bondissent. Les regards s’unissent vers un corps à corps unique. À droite, Leslie se laisse conduire. Éconduire plutôt : son homme fait cavalier seul. Le vrai duo, c’est lui et son égo. Un épi en guise de chapeau. L’autre couple est en accord : Sophia et Zara ne font plus qu’une. Elles s’animent, s’annihilent, se raniment ; elles nous livrent ce qu’elles vivent. Très vite, on comprend qu’elles mènent la danse, leur geste et tout le reste. En elles, les infrabasses résonnent. Sororité marquée, elles n’indiffèrent personne. Libres, elles vibrent et nous captivent.   Partout, les stroboscopes s’activent autour de nous et annoncent la fin de l’ouverture, la chute. C’est fou : ça fait déjà 1 minute.

  C’est ainsi que toutes les soirées commencent au Club, par 60 secondes de duel, de battle flash en guise d’intro. Ça donne la couleur du tempo. Ensuite, en rythme, la foule rejoint les deux premiers duels redevenus des duos. Couple gagnant et vive défaite se mêlent à la foule. On saute, on danse ensemble, synchros. C’est fort. Ça bouge. On a soif. On a chaud. C’est juste beau. C’est juste la fête.


  La liesse est sur la piste comme dans nos verres. Des cocktails bizarres et bigarrés font aussi leur effet. Alcool en spray pour esprits givrés, épices complices à respirer, boissons à bulles, glaçons de mélisse… Mille et une couleurs, autant de saveurs et beaucoup de degrés se cachent sous le nom codé de « Chicorées ». Des mélanges doux-amers, acides, acidulés, adulés par les assoiffés de liberté que nous sommes. L’important c’est que ce soit frais.

  Au bar l’artiste s’agite, s’excite, s’exprime. Il répond toujours à la demande, et en redemande. Et les rares fois où ses bras pourraient se reposer, il reprend son ancien métier. Il déchaine ses baguettes sur les cymbales placées au-dessus de sa tête, abat-jour de fortune pour lumières tamisées-secouées. Ramdam musclé au grand bonheur des dames. Sûr, Chico fait tourner son checker, ses muscles et toutes les têtes. Soit parce qu’on en a trop bu, soit parce qu’on en a trop vu. Mais moi, je viens d’arriver, et j’ai encore les pieds sur terre. Enfin, jusqu’à ma commande. Je m’approche du comptoir de Chic. Un clin d’œil de ma part. Son sourire en réponse. J’articule haut et fort « Un Éther Spritz ». Au cas où il ne pourrait pas lire sur mes lèvres, j’agite mes doigts selon les règles, imitant les effets du mélange glacé.

Sa réponse : pouce levé. Commande engagée.

   Je serais servi d’ici quelques minutes, juste après ma voisine qui vient de finir sa conso d’oxygène et dépose son inhalateur à cartouches. Je me rapproche d’elle, lui repasse quelques-unes de ses mèches bleues derrière l’oreille pour la mettre en garde.

   « Tu vas finir par faire une overdose, Cindy.

   — Je veux de l’air, mais du frais ! » me dit-elle en imitant la pub avant de m’embrasser. Un de ses baisers et je frissonne. Elle, elle me ferait presque oublier nos problèmes d’ozone. C’est mon bol d’oxygène. Cindy et cet endroit, c’est tout ce qui compte depuis bien des années. Depuis le début de notre ère.

Le volume sonore monte encore d’un cran, couvrant désormais nos mots. Restent nos gestes, nos visages, notre sentiment d’être vivant. C’est sur ça qu’on s’entend. C’est ça qui est important. Mon « Tu es prête ? » qu’elle lit sur mes lèvres se suit d’un « Tu verras bien ! » appuyé d’un sourire complice. Un clin d’œil et la belle métisse s’éclipse dans la marée mouvante, au milieu des autres, dans une foule à travers laquelle chacun de nous se reconnait. Ce qui nous unit ? Oublier ce que l’on vit, ce que l’on est : Gratte-papiers, sans-papiers, cadres, chômeurs, infirmiers, directeurs, étudiants, professeurs… Ici, c’est le dernier endroit où nos grises mines s’illuminent. Le dernier secret du bonheur, enfoui au deuxième sous-sol et bien gardé par notre désir de le préserver.

   « 0 robot - 0 vidéo - 0 réseau » telle est la règle pour garantir la survie du Club. Un ordre essentiel pour mener à bien ces chaos nocturnes qui nous sont si chers. Une devise martelée partout sur les murs, diffusée sur les écrans et tatouée sur les pectoraux de Chic' qui termine mon cocktail en déposant la dernière perle d’alcool dans l’écrin en titane dédié.

   Je remercie d’un geste le boss, saisis une paille sur le comptoir et aspire avec hâte une première gouttelette gélifiée. Au contact de ma langue, elle explose en bouche. Une fraîcheur grisante, vivifiante, aérienne envahit mon palais, mes gencives, mes dents. L’élixir se répand en moi. Je le sens jusque dans mes veines. Pendant un court instant, je suis saisi par le froid. Ma nuit torride peut commencer.


  Fin du set. Le rythme s’arrête. Pas la musique, qui nous reste en tête. Dans 10 minutes, le DJ lancera de nouvelles festivités. Et on y sera tous invités. Moi, le premier avec Cindy. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas dansé ensemble. Le hasard a bien fait les choses. Comme le script aléatoire de Chic', programmé pour composer les couples.

   Pour l’heure, je rejoins mon équipe, mon crew, ma team… qu’importe le nom qu’on nous donne, c’est eux que je représente ce soir. Leslie vient de rejoindre Tran Tan et Terence, déjà installés, à côté des écrans du VJ qui nous dévoile ses créations pour la soirée. Montages-outrages, vidéos esthétiques, impolies et impolitiquement correctes. Les images se répètent, se succèdent en symbiose avec l’électro-ironique qui, à nous, s’impose. On sourit, on applaudit, on va même jusqu’à répéter les ministres et leurs inepties ; des propos simplistes, simples à sampler. C’est l’efficacité de la facilité. Et ça plait.

   « Quel son !! Il va finir par nous faire kiffer les gouverneux, celui-là ! s’exclame, hilare, Tran Tan.

Checks, bises de rigueur et accolades. Je m’installe à la table, à côté d’une chaise vide, froide.

— Il manque du monde, là.

Mon constat, partagé, renvoie tous les regards vers Térence, plongé dans ses pensées comme dans les effluves de sa boisson.

— Rudy… Il viendra pas, finit-il par décrocher. Il peut plus se déplacer. C’est interdit. Ils commencent à nous téléguider.

Déjà ? Ils les remplacent si vite ?

— Et… ça c’est passé quand ?, finis-je par lui répondre en croquant une nouvelle perle, histoire de garder la tête froide.

— Début de semaine. Pour eux, on est comme d’autres services d’intervention, conclut-il avant de repiquer une tête dans son bol de Gin-Freeze.

— À cause de ces conneries, je ne vois plus Noé, continue Leslie. Avant, je desserrais un peu la trappe du système de chez moi ; ça déclenchait l’alarme de la télémaintenance. On m’appelait pour programmer l’intervention du dépanneur local… et Noé venait ! Mais depuis un mois, c’est des robots qui se déplacent.

— Oui, tu me l’as déjà dit. Mais Oxy-Services, c’est pas les services de secours.

— Euh… dites-moi monsieur le scientifique, quand un oxy-clim est en panne sèche, on a combien de temps de survie ?

— 4 jours. Oups, forcément, dit comme ça, ça surprend. Je me reprends. 4 jours, sans bouger bien sûr.

— Sacré Stephen ! Tu nous as tous fait croire à une embellie de l’atmosphère ! poursuit, rieur, Tran Tan d’une tape dans le dos.

— Et sans déconner ? Combien de temps en vrai ? interrompt la clubbeuse.

— 36 heures. Enfin… c’est la donnée officielle.»

Ce que je ne leur dirai pas, c’est que les derniers relevés de l’observatoire sont pires. Le temps de survie dans une atmosphère non filtrée et non enrichie est encore plus réduit. Nous continuons chaque jour à progresser dans le mauvais sens. Malgré les alertes des anciens — chercheurs, scientifiques et rares politiciens — les chefs d’État ont préféré unanimement attendre. Jusqu’à ne plus avoir le choix. Pour que leurs décisions ne soient pas vues comme impopulaires, mais comme incontournables. Et si au pied du mur, tous les états membres avaient engagé un protocole de confinement de l’ensemble des activités télétransposables, aujourd’hui ça ne suffit plus. L’air est devenu aussi irrespirable qu’étouffant. Le dioxyde de carbone et les particules fines, qui se mesuraient autrefois en microgramme, sont désormais des constantes écrasantes de notre atmosphère. Ajouté à la température caniculaire quasi permanente, il devient suicidaire de vouloir se déplacer sans protection et illégal sans autorisation.

   Ça fera bientôt 5 ans que les déplacements, les mouvements ou dépenses d’énergies jugés non essentiels sont prohibés. Aujourd’hui, les villes ne sont que des suites sans fin d’immeubles à parements réfléchissants et à air conditionné. Seuls circulent les drones de surveillance et quelques véhicules indispensables de climservices, ambulanciers ou services funéraires. Nous vivons reclus. Toutes les habitations sont désormais équipées de capteurs de mouvements qui comptent en permanence les faits et gestes de ceux qui, comme nous, sont encore debout et ne se sont pas encore décidés à hiverner en caisson cryogénique. Tout est analysé : se lever, prendre son petit déjeuner, aller aux toilettes et même bâiller ou éternuer. Tous ces mouvements dont nous n’avions pas conscience sont calculés dans un crédit mobilité individuel avec une logique imparable : moins les mouvements sont énergivores, moins ils consomment de CO2. Ainsi, en dehors des activités professionnelles, quasiment toutes dématérialisées ou externalisées à l’aide de robots d’exécution pilotés à distance, dormir, regarder la télé et faire des mots croisés sont les loisirs les plus pratiqués et les plus populaires ; le yoga, les jeux vidéos ou la pratique d’exercices physiques restants tolérés à condition d’être ponctuels, car trop polluants. Et aller à l’encontre de ce dispositif est considéré comme un acte de rejet volontaire de CO2, de refus d’économie de ressources et de dégradation de notre chère planète. Bouger intentionnellement sans but précis est aujourd’hui sévèrement puni par la loi. Avec, bien souvent, la même sentence.

   Moi, j’ai ma dispense du ministère, le droit de rester debout pour continuer à analyser l’air. Les autres autour de la table — et partout dans ce club — ont réussi à détourner les systèmes. Une chose est sûre : quels que soient les moyens qui nous rassemblent ici, on est tous dans l’illégalité. Tous rassemblés, mus pour la liberté.

   Je me fais ce récit presque tous les jours, obligé d’y croire et au regret de me dire que ce n’est pas un cauchemar mais bien le monde dans lequel on vit. Et quand, par la force des choses, je prends conscience de mon présent, ça me révolte et ça m’inquiète. Combien de temps nous faudra-t-il encore attendre ? Combien d’années encore de transition, à rester chacun chez soi pour gagner du temps ? Combien de décennies accepterons-nous cette détention contre nature pour raviver la nature ? À devoir choisir entre nous cacher pour vivre heureux, faire la fête et rester sous cloche dans l’attente de voir naître les premières cités nouvelles à environnement positif ? Vivre sous la terre pour en guérir la surface. Tel est le projet d’avenir porté par toutes les nations, considéré par certains comme une promesse politique de plus et par d’autres, comme seule lueur d’espoir. C’est pour cela que je m’oblige à continuer à endosser mon premier rôle d’analyste. Ça me permet d’être au fait de la réalité. Des chiffres, les vrais. Et d’un autre côté, je ne supporte plus cette détention anti-émission. Alors je le fais savoir. Parce que j’estime que c’est mon devoir. Peut-être aussi parce que c’est ma façon d’être.

— Allo ? Je te parle ! m’interpelle, rageuse, Leslie. Tu dis 36 heures ? Et bien, ces enculés, ils me donnaient des rendez-vous d’intervention entre 48 et 72 heures ?!! C’est pas de l’incitation à me mettre sous caisson, ça ?

— Si… mais c’est le job de l’État. L’air se dégrade de plus en plus.

— J’m’en fous ! Moi maintenant je suis toute seule dans mon bloc ! Ils sont tous encaissonnés ! Je suis la seule à être debout, putain !

— Keep Cool, Leslie. Si tu veux, je peux te faire un gros câlin pour te consoler…

— Dégage, Tran. Je suis pas encore au bout du bout. Mais promis : je te ferais signe quand j’hésiterai entre toi et le suicide.

— Stephen… il a raison, marmonne Térence avant de quitter son bol des yeux. Avant-hier, j’étais à ma fenêtre. Le temps était clair. Du deuxième, j’ pouvais même voir le trottoir d’en face. C’est là qu’ j’ai aperçu deux gamins. Ils s’étaient évadés de chez eux. Ils couraient dans les rues…

— Sans masque ? Comment des parents peuvent laisser des gamins sortir ?

— J’sais pas, Stephen. Mais ils n’avaient rien. Ni bouteille, ni masque. Et sûrement pas d’autorisation. Enfin, j’pense qu’ils en n’avaient pas… Ils ont pas pu arriver au carrefour. Le premier est tombé. Le second, il a rebroussé chemin pour l’aider. Il s’est effondré aussi. C’est des collègues qui les ont ramassés à bord de l’ambulance quelques minutes après.

— Ils réfléchissent ou pas, ces cons de dirigeants ? Comment ils feront si vous êtes tous remplacés par des robots ?

— Mais ceux qui les ont ramassés, c’étaient des robots. Mes collègues ne faisaient que les piloter à distance. C’est là que j’ai compris qu’on ne sortirait plus.

— Quelle bande d’enfoirés !

— Au moins, la good news, c’est que vous n’avez plus à vous risquer au dehors. Plus d’inquiétude sur les combi trouées ou des scaphandres choqués.

— On peut dire ça, Tran Tan. Mais la mauvaise, c’est qu’on n’aura bientôt plus aucun prétexte à être ici le jour où toutes nos interventions seront exécutées par des robots infirmiers.

Un silence s’invite à table. Térence en profite pour reprendre une lampée de son azote liquide alcoolisé préféré, à 45 °C. Un breuvage qui, finalement, parvient a faire son effet.

— Une fois l’ambulance partie, j’ai appelé Rudy. Après m’avoir annoncé qu’ils avaient remplacé son service cette même semaine, vous savez ce qu’il a dit ? poursuit-il, en commençant à rire.

— Qu’il ne peut plus se mesurer à mon moonwalk ?

— Non, Tran Tan. Il a enchaîné en me disant Si je peux plus sortir, je vais devoir faire des pompes et des squats sinon je vais fondre comme la calotte glaciaire ! », singe Térence, la voix grave, en roulant des épaules et fronçant les sourcils.

Une imitation, aussi surprenante que réussie par notre colosse préféré qui déclenche le fou rire de tous, y compris le mien.

   Pourtant, nous sommes tous au bord du gouffre. Mais c’est peut-être là notre façon de décréter l’état d’urgence. Une urgence à profiter de l’instant présent ; dernière chose à faire quand on connaît déjà la fin. Avant de suffoquer, autant laisser un maximum d’espace à la joie, à la fête. Bouger, danser, chanter et rire. Ces verbes devenus vulgaires font de nous les rois et les reines d’une nuit.

« Faites place à la star de la soirée !! s’impose Zara, toujours aussi pétillante, les bras chargés d’un set de rainbow-crash qu’elle dispose au centre de la table ronde. Sous les accolades, embrassades et félicitations bien méritées pour sa performance de toute à l’heure, la diva queer — sous le vrai nom de Bashir — s’occupe à étaler les particules de bonbons à priser sur la table, du centre vers les bords, traçant un rayon pour chaque convive.

— J’ai un scoop, Leslie, poursuit-elle, j’ai recroisé ton partenaire d’un soir !

— Putain ! Mon cavalier ? Le nouveau ? Il est où ? Tu me le montres ?!

— Attends Leslie, tu vois bien que je suis occupé…

— Donne-moi tes pailles, je vais les distribuer. Toi, tu me le retrouves et fissa ! bondit la jeune clubbeuse peroxydée en lui prenant des mains les fins tubes de verre pour nous les distribuer. — Regardez ! Leslie est aux aguets ! À la recherche de son cavalier qui sait même pas danser !

— Ça te pose un problème, Tran ? C’est vrai qu’il se la jouait en solo, mais il était jeune et sexy. Bref, l’inverse de toi !

— Désolé… je ne le vois plus, poursuit la diva en balayant du regard la salle principale. — Il était dans les toilettes à côté de moi, occupé à plaquer une mèche rebelle qui n’arrêtait pas de rebiquer. Ça m’a fait éclater de rire.

— Tu crains ! C’est un nouveau, il est jamais venu. Bonjour l’accueil. Il a rien dit ?

— Non. Je crois qu’il s’étonnait déjà de me voir dans les toilettes des hommes. Alors, quand j’ai ri, il a arrêté de rajouter du fixatif sur son épi un bref moment. Il m’a scruté à travers le miroir en me disant juste : « félicitations » et après, il est parti.

— Sérieux ? Sans rien dire ! C’est abusé ! Moi non plus en dansant, il m’a pas décroché un mot. Froid comme un glaçon. Merde, c’est dommage, il est canon et je suis pas prête de le revoir. Il a cru que tu t’étais foutu de sa gueule avec son épi.

— Mais il s’est foutu de sa gueule !

— Non, Tran ! Zara a du respect pour les autres. Je te donnerai la définition dans le dictionnaire du respect… Bon, on se les sniffe ces bonbons-paillettes ? » nous demande Leslie en se réinstallant à sa place.

   Mouvement immédiatement suivi. On reprend tous nos emplacements. Paille à la main, penché vers la table, on expire une première fois. Puis, légère inspiration avant une profonde expiration. À ce moment-là, on se regarde tous, histoire d’être synchros. C’est ce temps d’attente, bref et précieux que j’apprécie le plus. Tous ensemble, connectés, comme en communion. Juste avant la grande inspiration. Tout schuss à priser la ligne de bonbons qui lui a été tracée. Des paillettes bleutées pour Térence, rouge piment pour Leslie, mauve pour Zara, vert fluo pour Tran Tan et orange citrouille pour moi. En moins de 2 secondes, on trace notre route jusqu’à l’épicentre, là où tout le monde se rejoint, pour se cogner gentiment la tête et créer le choc attendu. On aspire les arômes du voisinage et le choc des rencontres déclenche une vague de fraicheur de nos sinus jusque dans nos têtes. Ça fait du bien. Des arômes givrés, boisés ou fruités nous font voyager. On se sent plus léger.

   Sensible à ces effets, Tran Tan entonne un classique que je connais par cœur. Et tout le monde suit, en chœur.

   « Pas attendre l’ère glaciaire/Pour pouvoir m’exprimer/Shakespeare m’inspire, mon frère

Ça te paraît con ? Damné !

Ça te paraît con ? Damné !

Il y a un goût amer/A dire la vérité/,Mais on peut pas s’refaire

Souffler n’est pas jouer

Souffler n’est pas jouer

Vous pouvez m’interdire/De parler pour rien dire/J’préfère crier qu’écrire

Ça te paraît con ? Damné !

Ça te paraît con ? Damné !

VGT et se taire/c’est ce qu’il faudrait faire/,Mais moi j’suis NRV/les vénères ont besoin d’air !

Ça te paraît con ? Damné !

Ça te paraît con ? Damné !

— Bravo, Tran Tan ! Toujours là pour mettre l’ambiance ! termine Zara en l’embrassant.

— Félicite Kaiser Baby, surtout, pour son talent et ses titres. C’est notre porte-parole, ce gars !

— Cet enfoiré de Tran l’aurait vu !

— Je te confirme, Leslie ! J’ai vu le rappeur masqué au Sans S Sans Z, juste avant qu’il ne le ferme. — Merde ! Ce club a fermé ? Mais quand ?

— il y a 2 semaines. Le concert de KB c’était le 6, le 10 ils ont fait une descente.

— J’ai entendu ça. Des collègues sont intervenus sur site. Après les forces de l’ordre. Aucun n’en est sorti indemne. Ils les ont tous mis en caisson cryogénique.

— Stop, Terence ! On va pas se laisser abattre, là. La team est ici, réunie. On est presque tous au rendez-vous. Entre nous. Alors, on pourrait trinquer. Au moins pour ça !

— T’as raison, Tran Tan. Ou pour célébrer ma performance ou encore.. souhaiter bonne chance à Stéphen. Car à la prochaine, c’est toi qui danses !

— C’est vrai ma belle, lui dis-je. Allez, levons nos verres pour Zara, à nous tous et ce que nous sommes encore. À nos vies futiles !

— À la fin de l’utile ! », entonnent-ils à l’unisson.


  Soudain, la musique cesse. Des lumières pâles nous piquent au vif. Aux acouphènes s’ajoute le stress.

   Les écrans changent d’images pour nous révéler ce que les caméras de surveillance captent en direct. Un drone noir s’enfonce doucement dans le tunnel principal menant jusqu’à nous. Il s’arrête, en vol stationnaire, pour y répandre centimètre après centimètre, les rayons bleutés de son scanner sur toutes les surfaces. Statique et méthodique, il attend d’avoir récolté suffisamment de données pour continuer d’avancer. Là, il reprend sa route. Son survol lent, stabilisé et programmé lui permet de capter toutes les informations et notre attention. Comme tous, je le suis du regard. Le noir poli de sa coquille blindée qui s’efface derrière un second appareil similaire. Celui-ci vient d’envahir la quasi-totalité de l’écran. Lentement, il s’éloigne dans le sillage du premier. Progressivement, avec méthode et rigueur, un troisième suit. Puis un quatrième.

   Les forces d’intervention sont en train d’opérer une descente vers notre repaire. Et nous, prochainement vers l’enfer. Désormais, c’est clair, notre avenir sera entre deux cages de verre.    Derrière les drones, des officiers-scaphandriers doivent attendre patiemment qu’on leur ouvre la voie. Immobiles, ils se tiennent prêts à agir. Chacun d’eux suit un protocole précis. Une intervention rodée de gestes calculés, pesés, réglementés. À la vue de ce spectacle, dans la salle, certains s’affolent. D’autres se figent. Chic prend la parole.

   « Écoutez-moi, tous ! Vu ce qu’il y a dehors, les portes ne vont pas tenir longtemps. On a 5 minutes, pas plus. Moi, mon avis — mon envie — c’est qu’on reste debout, à profiter du temps qu’il nous reste, comme des êtres humains, vains et futiles. Que ceux qui sont « pour » lèvent la main. Les autres ne bougent pas. Ok ? »

   Dès sa prise de parole, Chic' concentre tous les regards sur lui et autant d’approbation de la part de ceux qui sont ici. Un véritable électrochoc nous ramenant à l’essentiel. Au geste, au corps qui parle, s’exprime, dit oui ou non. En prohibant toute expression corporelle, les dirigeants nous avaient interdit non seulement de faire la fête, mais également de lever le doigt, le poing ou la main. Aujourd’hui, si les quelques rares opposants à ce régime parviennent à se faire entendre ou à faire circuler leurs écrits, c’est parce qu’ils respectent avant tout les règles de ce diktat où les contestations sont tolérées tant qu’elles restent verbales, écrites, distantes de ce que nous sommes. Et proposer un vote à main levée, c’est rappeler les valeurs que nous défendons tous : le mouvement, fondement de la vie. De la nôtre en tous cas. Parce qu’on est né pour ça. Pour bouger, respirer, sentir l’air entre nos doigts. Voter, crier, applaudir, ressentir le corps de l’autre, les peaux, la sueur, les rires. En fin de compte, à la fameuse question scientifique que tous les politiques imposent désormais comme postulat de départ, « Sommes-nous utiles ? », la réponse est « non ». On brasse de l’air. On ne fait que ça. Et on ne fera jamais rien d’autre.

   Tout autour de moi, les bras s’érigent, synchros. Muscles tendus vers le haut. Force est de constater notre unicité. On pourrait croire un ballet. Face à cette détermination, Chic' en chef de bataillon lance les dernières festivités.

   « Et maintenant, on va leur montrer ce que c’est que VIVRE !! », s’écrie-t-il en donnant l’ordre au DJ de tout envoyer.

   Ça reprend de plus belle. On ne compte plus les décibels. La rythmique, la musique en pleine cage thoracique. Stroboscopes et lasers criblent la piste non-stop. On s’agite, on s’excite, on reprend le cours de la nuit, ce qu’il reste de nos vies. Tous se remettent à danser, s’enlacer, hurler à tue-tête. Face aux soldats qui s’avancent, c’est notre façon de tenir tête. Dans ce chaos multicolore, au milieu des rires, des corps qui s’enlacent, je vois Cindy à l’écart de la piste, bien en place. Elle attend notre moment.

   De l’autre côté, parmi la foule, je cherche les autres. Térence est derrière le bar, Cindy embrasse Tran tan, tout en le traitant de bâtard. Zara, elle, éponge son mascara et croise mon regard une dernière fois. Elle m’abandonne d’un geste furtif de la main, avant de se confondre dans la foule et de remettre ça avec Sophia et les siens.

   Je fonce vers ma belle métisse jusque dans ses bras. Ma chemise, son crop-top, je suis avec elle, elle est contre moi. On emboite nos pas. Musique au top. On ne s’entend plus mais on n’entend plus que ça. Main dans la main, on se comprend. Comme toujours, les mots sont superflus. Nos muscles répondent, d’instinct, aux quatre temps. Ensemble pour une dernière bachata et après, basta ! Je pense qu’on nous enviera pendant longtemps. Autour de nous, ça gesticule dans tous les sens, ça chahute, ça virevolte. Faut dire qu’on n’a jamais dépensé autant de volts.

   On s’entraide, on s’entraine. Maintenir nos pas, garder l’entrain, rester concentré et honnête dans notre combat, mené pas à pas. On fait tout pour oublier la rengaine, celle que l’on s’est posée pendant tant d’années, des dizaines : aurions-nous dû agir plus tôt ? Et si nos ancêtres avaient fait le boulot ? Prendre des décisions raisonnables, nous interdire ce qui demeurait acceptable avant le pire. Avant de ne plus avoir le choix et de devenir les rois du désarroi. De rendre illégal le plaisir de se déplacer, de créer, de vivre tout simplement. Et de nous obliger à reconnaître ce que l’on est : l’espèce la plus nuisible à cette planète. Pire que des bêtes ?


  Les forces de l’ordre viennent d’envahir l’entrée. De faire main basse sur notre désordre. Une silhouette au loin, sans arme ni casque, fonce dans cette armée sans être stoppée ni contrôlée. J’ai pas besoin de bien voir sa tête, un seul détail m’arrête.

   Les grenades anéchoïdes balancées par les premiers droïdes absorbent tout bruit environnant. Ça va nous arrêter progressivement, nous réduire au silence, mais pas au néant. Ça ne nous fera renoncer en rien à ce que l’on est. Nous aurons vécu jusqu’au bout debout, ensemble, là où s’entremêlent nos joies, nos jambes, nos êtres.

   Bientôt la fin. La fin du dernier club, du dernier lieu de fête nocturne à briser le silence assourdissant de notre ère, à polluer l’atmosphère. La fin d’un lieu interdit qui nous a fait danser, aimer, créer et consommer nos vies sans aucune stratégie. Vivre libres, à l’échelle 1 ; celle d’un être humain. La fin de la carrière de KB, rappeur masqué, inondant les scènes underground et secrètes de ses paroles libres comme l’air. Un élément qu’il connait autrement. En l’analysant chaque jour, méticuleusement.

   Maintenant que les portes s’ouvrent, c’est le début du gouffre. À terre, Cindy contre moi, je devine les soldats. Leurs ombres en nombre s’abattent sur moi.

   Encore les rythmes en tête. Je préfère mes acouphènes à leurs sirènes. J’imagine un dernier vers avant d’être encaissonné entre quatre planches de verre.

   Aux citoyens modèles, nous ne sommes que les revers.

   Des épis sur une tête bien faite, parfaite.

   Muette.

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