L'auberge à trois pièces

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Lugubre. Voilà le mot que je cherchais. Le chemin, long, bordé d'arbres disparates aux feuillages interminables, est jonché de petits graviers. Un chemin de campagne triste et solitaire, sous un ciel gris d'où pendent de gros nuages qui menacent de nous engloutir. Et ma belle-mère laisse libre court à sa frustration, de même que ses deux jumeaux à l'arrière à côté de moi, que je m'efforce difficilement de ne pas frapper. Ma vie familiale est désolante. Papa essaie de calmer les choses, et vue l'atmosphère orageuse, déclare qu'il est le temps de se trouver un petit motel bien sympa où passer la nuit. Je lève les yeux au ciel en imaginant un lit grinçant truffé de bestioles et d'insectes gluants. Je fais avec. Comme d'habitude. Et les jumeaux râlent. Et ma belle-mère, drama-queen incontestablement talentueuse, fond en larmes en faisant les yeux doux à un mari désemparé. Elle finit par capituler. Je soupire.

Pas de motel en vue. Seulement de grincheuses petites maisonnettes aux jardins outrageusement fleuris pour une campagne aussi terne. Puis mon père gare la voiture devant un sentier escarpé en ciment au bout duquel se dresse une maison, au fait une auberge selon la petite pancarte plantée solidement sol. Nous sortons, enveloppés dans des plaids fins, les jumeaux groupillant autour de moi pour m'agacer. Exactement comme leur mère. Après un dur effort, nous arrivons enfin au pied de la pente. L'auberge est cosy, avec un toit rouge brique et des murs en jaune moutarde. Un gentil garçon, à l'allure chétive est assis sur une sorte de dalle en ciment batie contre le mur de la façade principale, en train de traire une chèvre dans un récipient en terre cuite. Il lève la tête et nous salue. Son visage est beau et juvénile.

— Bienvenue dans notre modeste auberge. Je suppose que voulez passer la nuit ici. Sage décision car elle risque d'être très orageuse.

Papa hoche la tête, lui aussi fasciné par sa voix fluette qui continue de carilloner longtemps avec s'être éteinte dans la gorge du garçon. Nous nous présentons à l'accueil où une femme replète au visage doux nous souhaite aussi la bienvenue avec cette même voix robotique.

— Il y'a trois pièces. Une pour le couple, l'autre pour les jumeaux et la dernière pour la jeune fille.

Cela me semble bizarre. Je peux très bien dormir avec les jumeaux même si cela ne m'enchante pas au fond, juste pour garder la monnaie. Mais étrangement la femme refuse de se soumettre à notre proposition.

— Nous disposons de nos chambres selon l'âge, je suis désolée. Toutefois, je vous garantis que ce n'est pas du tout cher.

Elle nous annonce le prix d'une seule chambre, et en effet le prix est tout à fait dérisoire, tellement que je me demande comment ils arrivent encore à maintenir cette auberge en marche. On ne se fait pas prier et chacun est conduit vers sa chambre pour la nuit car le ciel est déjà noir d'encre et la pluie bat le démesure dehors. Les chambres sont disposées côte à côte les long d'un couloir éclairé par de très jolis chandeliers.

— On dit qu'ils sont vieux d'un siècle, me dit le garçon en me voyant fascinée par les candélabres accrochés au mur.

Après avoir installé papa et sa femme, les jumeaux, il me conduit vers la toute dernière pièce. Marchant devant moi, je ne peux m'empêcher de lorgner sur ses jambes squelettiques, tellement fines et minces. Il ouvre la porte, me sourit.

— Je vous apporterai votre dîner à l'heure convenue. Ne vous endormez pas, surtout. La nuit est plus délicieuse lorsqu'il y'a orage.

Je ne comprends pas ce qu'il veut dire exactement. Je le laisse fermer la porte derrière moi, et me retourne pour voir dix miroirs ronds et sculptés mis au sol, côte à côte comme dans une boutique. Étrange. La chambre est plutôt grande avec une fenêtre qui donne sur une forêt dense, avec une salle de bain attenante très bien faite. On se croirait dans un vrai hôtel. Cette constatation me met mal à l'aise. Mais je ne tarde pas à passer outre pour profiter de la chaleur de la petite maison, les bouquins qui s'alignent sur toute une étagère avec les jeux de société et les amuse-bouches. Je n'ai pas le temps de m'ennuyer.

Je sens un souffle froid sur ma nuque, et je me rends compte que je me suis endormie en lisant Dracula. De l'autre côté du mur, j'entends les jumeaux parler énergiquement, faire des bruits, sautiller. Je lâche un soupir. Puis, je tends l'oreille, en me redressant à moitié sur mes oreillers. Il y'a d'autres voix. De petits enfants. Des fillettes, des mômes. Comment se fait-il qu'il y ait autant de monde ? Un bruit attire alors mon attention et je me tourne vers les miroirs. Je lâche un cri de terreur. Des dizaines de silhouettes sont debout devant moi, me regardant avec intensité, pâles et presque transparents, des filles et des garçons d'à peu près mon âge. Sauf qu'ils ont des pieds de biches, de vaches, de chèvres, qui dépassent de leurs pantalons, de leurs jupes et robes.

Ma salive se solidifie dans ma bouche. Je n'ose faire aucun geste car je sais de qui il s'agit. Je sais à quoi m'en tenir. Sont-ils sortis des miroirs ? On raconte souvent que les miroirs sont l'havre des créatures surnaturelles, mais je n'en ai jamais cru un mot. L'un d'eux, une jeune fille aux cheveux flamboyants, s'approche de moi, met un genou sur le lit, en m'emprisonnant de son regard vert émeraude. Puis sans l'avoir vue venir, ses lèvres m'embrassent d'une manière si sauvage, si peu retenue, que je perds toute notion de temps et d'espace pendant un bref moment. Si bien que revenue à moi, je constate que je suis en sous-vêtements et qu'il y'a deux garçons en plus de la fille qui me lèchent, m'embrassent, leurs torses d'hommes ruisselant de sueur tandis que leurs pieds d'animal tremblotent de désir.

Cette vue répugnante et monstrueuse suffit à me revigorer, et me prêtant un bref instant à leurs jeux pour les induire en erreur, j'attrape brusquement le livre épais et assène un coup sur la tête de l'un d'eux. Puis pousse les autres agressivement pour me ruer hors du lit. Les autres ont disparu. S'étaient-ils éclipsés dans leurs miroirs pour nous laisser un moment d'intimité avant que viennent leurs tours ? Je manque de vomir à cette idée, et ouvrant la porte que je retrouve heureusement déverrouillée, je me hâte de sortir dans le couloir, appelant mon père avec une voix hystérique.

La porte de sa chambre est grande ouverte, et ce que j'y vois à travers manque de me faire évanouir. Ma belle-mère gît par terre, le ventre grand ouvert, le visage méconnaissable, les bras lacérés. Elle marine dans son propre sang que d'autres créatures plus âgées cette fois-ci sucent avec une délectation proche de la perversion. Je cherche papa des yeux et ne le trouve nulle part.

— C'est un très bon gâteau ! Ton père était le dîner.

Mon coeur flanche, puis la main du garçon saisit la mienne. Je veux m'en aller, prendre la fuite, mais c'est comme si je ne disposais plus de volonté. Il m'approche du corps inerte de ma belle-mère, et plantant ses yeux dans les miens, il me dit :

— Pense à toutes les horreurs qu'elle t'a fait subir, et savoure son sang.

Et docilement, je m'accroupis par terre , et rejoignant ma langue aux autres, je lape le sol rouge brique.

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