Chapitre 34 – ALEXY

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le 11/03/2022

Effrayant et grisant.
Effrayant de voir à quel point Sacha a suivi à la lettre le chemin que j’avais tracé pour lui, prenant exactement les décisions que je voulais qu’il prenne.
Grisant la sensation la sensation de pouvoir que cela me procure.
Quant au reste, je ne saurais mettre le doigt dessus. Comment décrire ce que provoque en moi l’idée de me jeter dans la gueule du loup que j’ai passé des mois entiers à craindre, qui habitait mes pires cauchemars, que j’ai fui de toutes mes forces durant un temps ?
Et aujourd’hui me voilà, courant dans le noir vers un futur où j’aurai à affronter mes pires peurs, qu’elles s’illustrent par la DFAO, les hommes ou encore Sacha. Non décidément, je n’arrive toujours pas à réaliser que je fais cela volontairement, pire, que j’ai insisté auprès d’Allen pour qu’il accepte quand son refus était la seule chose dont j’avais besoin pour m’épargner ce sort pire que la mort.
A la différence de l’aller, seulement quelques jours avant – pourtant une éternité s’est écoulée dans ma tête -, j’arrive facilement à me relever pour continuer ma route quand je trébuche contre une pierre. L’air lourd ne me donne plus envie de me plonger dans mes pensées pour ne plus jamais en ressortir, et surtout, je n’évolue pas au milieu d’un silence pesant.
Cette fois, c’est plutôt bien trop de sons qui parviennent à mes oreilles sensibles pour que je puisse tous les gérer à la fois, entre ma respiration sifflante de fatigue, mes boots qui provoquent de véritables gerbes d’eau sur mon passage, mes compagnons à quelques centimètres de moi et surtout, surtout… les cris des soldats derrière moi.
Des soldats ennemis qui nous poursuivent sans relâche dans le labyrinthe des catacombes depuis un bon quart d’heure, bien évidemment tombés sur nous par le plus grand des hasards lors d’une patrouille.
Et soudain il est là, devant moi, ce croisement fatidique à partir duquel il ne sera plus possible de revenir en arrière, même si c’était déjà le cas bien avant. Mais j’aime bien me raccrocher aux symboles, et cet embranchement est celui où Sacha et moi choisirons le chemin de gauche, vers les forces armées qui nous attendent à l’extérieur, quand Allen se dirigera vers la droite et la liberté.
Allen qui m’a indiqué hier discrètement qu’il avait bien réussi à retrouver son contact de l’Organisation, avant de me passer un plan grossier des catacombes qu’il a lui-même dessiné pour que je puisse l’étudier durant toute la nuit. Cela n’améliore certainement pas mon état de fatigue, couplé aux cicatrices de mon dos qui commencent à véritablement devenir handicapantes – elles n’ont d’ailleurs pas vraiment bonne allure quand je les regarde dans le miroir -, mais le but aujourd’hui n’étant pas d’échapper à la DFAO, ce n’est pas comme si cela avait la moindre importance.
Ma lumière éclaire le couloir de gauche, large d’environ cinq mètres, et je perçois vaguement en arrière plan celle d’Allen qui s’éteint pour ne pas attirer l’attention de Sacha de l’autre côté. C’est un moment crucial, car s’il comprend qu’Allen s’est éloigné volontairement de notre petit groupe pour emprunter une autre voie, tout notre plan tombe à l’eau. Il est essentiel que Sacha continue de croire en ma bonne foi, ma naïveté, et surtout mon admiration inconditionnelle pour lui, bien que pour l’instant ce soit Allen qui est dans une situation périlleuse.
Je ne peux pas m’empêcher de jeter un regard à ma droite, même si je sais très bien que je n’ai pas le temps de voir Allen une dernière fois avant qu’il ne disparaisse dans le noir.
Réussis, l’encourage la petite Alexy, crispée au fond de moi. Elle ne peut rien faire de concret, mais je l’entends prier de toutes ses forces pour qu’Allen trouve le succès dans sa part du plan.
Tout à l’heure, quand les premiers soldats nous ont retrouvés et que nous avons échangé un long regard avant de commencer à courir, je savais que c’était la dernière fois que je le voyais avant très longtemps. Qu’à notre prochaine rencontre, je serai probablement irrémédiablement changée, devenue une autre personne comme je commence à en avoir l’habitude, et surtout porteuse du plus grand espoir d’une rébellion dont je ne me souviens même pas. Ca n’en rend pas moins cette séparation physique difficile. S'il se fait prendre, la DFAO réussira sans aucun doute à lui extirper un jour ou l'autre tout ce qu'il sait sur l'Organisation. Il est donc primordial qu'il réussisse à s'échapper.
Et c'est pour cela que je dois lui servir de diversion, attendre avant de me livrer sur un plateau d’argent à ces porcs. Pour une fois, je suis contente que ma mémoire soit effacée. Même s'il n'a pas voulu me le dire directement, je crois que je sais pourquoi je ne me rappelle plus rien. Et aujourd'hui, ce choix que j'ai fait il y a de longs mois me sert enfin réellement.
Une fois qu'Allen sera hors de danger, ce sera à moi de jouer pour rendre ma capture la plus réaliste possible. Derrière, la patrouille qui nous poursuit se rapproche toujours plus. Est-ce qu'Allen a pu passer leurs lignes ? Ma diversion sert-elle seulement à quelque chose ? Dans le doute, je dois tenir le plus longtemps possible.
J’ai besoin de m’occuper pour éviter de trop réfléchir à ce qui se passe vraiment.
Pour me distraire de la réalité, car oui, chose rare mais qui arrive pour de bon, la dernière chose dont j’ai besoin en ce moment est un ancrage pour me rappeler à quel point je suis stupide.
Je continue à courir, me propulsant de toute la force retrouvée de mes jambes, car je dois atteindre la forêt. Ce petit détail n’est pas vraiment essentiel à mon plan, mais il n’en restera pas moins satisfaisant de faire le plus de dégâts possibles avant de tomber. D’un autre côté, bien qu’inconsciemment et à l’encontre de tout ce que j’ai prévu, je ne suis pas encore totalement prête à me rendre, continuant de garder espoir que je m’échapperai malgré tout. Tout pourra alors s’arranger par le plus grand des miracles.
J’entends toujours les pas précipités de Sacha derrière moi, qui m’éclaire de la lumière qu’il tient à la main pendant que je nous guide dans le labyrinthe de couloirs. Même une nuit entière est loin d’être suffisante pour se repérer et trouver la sortie dans les immenses catacombes qui courent sous Paris, mais Allen m’a assuré que le chemin que j’aurais à emprunter est relativement facile à retenir. Pour l’instant, je me fie à mon instinct autant qu’à mes souvenirs, et je prie en cœur avec la petite Alexy pour ne pas me tromper.
Pile au moment où je commence à perdre espoir, une lumière naturelle se profile au loin et le sol remonte en pente douce sous mes pieds. Redoublant d’efforts, j’insuffle mes dernières parcelles d’énergie dans cette course effrénée qui illustre l’intégralité de ma vie : fuir.
Bientôt, Sacha et moi remontons totalement à la surface, et je n’ai plus qu’à pousser violemment la grille déjà ouverte à l’aller pour émerger dans la forêt familière.
La présence de Nuit d’encre à mes côtés, à laquelle j’ai ordonné, sans certitude de succès, de rester auprès d’Allen, me manque terriblement, mais je sais qu’il aurait été sans aucune logique de la précipiter dans les bras de la DFAO en même temps que moi. Au moins, elle est en sécurité avec mon ami, la seule personne au monde en qui j’estime avoir vraiment confiance. Et j’espère qu’elle le protégera dans sa mission comme elle m’a protégée dans la mienne.
Je sors mon pistolet de ma ceinture et vérifie qu'il est bien chargé sans jamais m’arrêter.

Je cours à en perdre haleine, à en perdre la raison, à en perdre la vision des arbres qui se brouillent autour de moi. Je cours comme si ma vie en dépendait, et indirectement, c'est bel et bien le cas. Parce qu'au fond, comment vivre enfermée dans une cage quand j'ai connu la liberté, cet infini de possibilités que beaucoup ne font qu'effleurer un jour, voir même ne jamais toucher réellement, simplement le rêver ? C'est pourtant ce que je m'apprête à faire volontairement. Rien qu'à l'idée de revivre ce que j'ai déjà vécu, je frémis de dégoût et de peur. Serai-je capable d'aller jusqu'au bout ? Suis-je assez forte pour le subir une deuxième fois ?
Il y a quelques mois encore, j'étais exactement comme eux. Eux. Je pensais que c'était mon destin de survivre ainsi, emprisonnée de tous les côtés, sans aucune autre échappatoire que de me cacher, sans cesse, ne jamais dévoiler qui j'étais vraiment. Je ne savais pas moi-même qui j'étais, d'ailleurs. Et à juste titre, je ne pouvais pas, puisque je ne comprenais pas l'anomalie que je croyais être dur comme fer.
Mais maintenant que j'ai goûté au savoir, comment l'abandonner ? Je ne pourrais pas. Je ne peux pas laisser tomber tout ce que j'ai découvert, faire comme si rien ne s'était passé, comme si je n'avais pas compris. Oublier une deuxième fois.
Alors je cours, je cours à en perdre haleine, à en perdre la raison, à en perdre la vision des arbres qui se brouillent autour de moi, à en oublier la douleur de mon cœur qui ne devrait pas se briser face à cette énième trahison.
Je cours à en mourir d'épuisement, et les arbres autour de moi me semblent noircis et calcinés, comme le reflet de mon propre esprit brisé, alors que, paradoxalement, je ne me suis jamais sentie aussi vivante. Jamais je n'ai eu une telle conscience d’accomplir quelque chose, d’accomplir ce pourquoi je suis né. Je suis ici à ma place bien plus qu’ils le seront jamais dans leurs uniformes et jamais, jamais je ne les laisserai me voler cette liberté que j'ai payée de mon sang alors même qu'elle me revient de droit. Je ne devrais pas avoir à me battre ainsi, mais je le ferai, jusqu'à en crever s'il le faut, parce que je ne suis pas la dernière.
Alors j'arrête net ma course effrénée. Elle n’avait de sens, au final, que de ne pas avoir à affronter la vérité en face, et ça ne vaut pas que pour aujourd'hui. Il est temps d'arrêter de fuir, arrêter de leur ressembler, arrêter d'endosser cette carapace, ce masque qu'ils ont façonné de toutes parts pour moi. Il est temps de ne plus céder à la peur qu’ils ont créée spécialement pour que l’arbore. Une couverture que je n'ai pas choisie.
J'arrête de fuir.
Je me retourne.
Sans une hésitation, je lève mon arme dans leur direction. Je n'ai même pas besoin de viser : ils ont tellement peur de moi qu'ils auraient envoyé leur armée entière à mes trousses s'ils avaient pu. Et le bruit de ces centaines de chaussures qui claquent sur le sol suffit à me conforter dans l'idée que je n'ai quasiment aucune chance de rater ma cible. Aujourd’hui, je ne tombe pas, je remonte à la surface, et chaque centimètre de plus qui m’en rapproche, c’est un ennemi de plus que je fais payer et sur lequel je m’appuie pour m’élancer.
Mon doigt presse la détente.
Jusqu'à ce que mon chargeur soit vide.
Puis j'en place un nouveau dans le pistolet.

Ma petite résistance est vite étouffée dans l’œuf. Mais s'ils ne l'ont prise que pour une vaine tentative, pour moi, c'est ma première véritable prise de conscience de ce que je suis. De ce que je mérite. Jusque là, je n'avais jamais osé me l'avouer. Mais Allen, et Sacha bien qu'indirectement, sans le faire exprès, m'ont donné confiance en moi durant ce dernier mois. Ils m'ont fait accepter qui je suis, à défaut du corps qui me porte.
Malgré tous mes efforts pour me débattre, je suis maîtrisée par deux soldats. Les autres se sont disposés en cercle serré autour de nous, pour prévenir toute tentative de fuite. Je suis piégée. En même temps, c'est moi qui l'ai voulu. Autour de nous, la vision des corps que j'ai abattus m'agresse les yeux. Je savais très bien ce que je faisais en appuyant sur la détente. Je savais très bien que je transportais la mort avec moi. Mais en même temps, j'ai dû faire bien pire dans mon passé à l'Organisation. Et ne le méritent-ils pas ? Ils ont assisté à ma souffrance sans jamais lever le petit doigt. Ils ont laissé le Gouvernement gagner en puissance sans jamais rien faire.
Au final, je ne crois pas avoir le moindre regret.
Et puis les révélations d'Allen me reviennent en mémoire et mon coeur remonte dans ma gorge. Chaque homme sans exception né dans une Maternité a été pucé à sa naissance. Ils sont tous obligés d'exécuter les ordres. Le Nouveau Système les contrôle de toutes parts, ne leur laissant pas la moindre volonté propre. Leurs sentiments n'ont sûrement même pas le temps de s'exprimer.
Ces hommes que je viens d'abattre étaient innocents.
Et moi, je suis une meurtrière.
Cette réalité qui vient s'abattre sur moi comme une chape de béton m'enlève toute volonté de résister. Je deviens une simple poupée dans les bras des deux soldats, désarticulée, comme si toute vie m'avait quittée. Je ne mérite rien. À quoi me sert de me libérer de mes chaînes si c'est pour devenir comme ceux que je hais ? Ce dégoût pour moi-même qui m'avait provisoirement quittée revient se loger au fond de mon cœur, encore plus puissant qu’avant.
J'ai l'impression de me briser en deux quand je songe à ce que j'ai dû faire pour le compte de l'Organisation. Des choses horribles dont je n’ai même pas conscience. Je peux croiser n'importe qui ayant souffert à cause de moi que je ne le reconnaîtrai même pas, alors que lui me haïra de tout son être. Je ne peux même pas me racheter pour mes crimes.
Depuis que je connais mon passé à l’Organisation, je n’ai jamais vraiment songé à la possibilité de retrouver mes souvenirs. Je ne m’imagine même pas ce qui pourrait se passer alors, quand je réintégrerai la vie d’une autre, ce qui me donnera immédiatement l’impression d’être à ma place, certes, mais, et l’autre Alexy ? Celle que je suis en ce moment ? Trop de personnalités se bousculent déjà en moi, entre celle qui m’a permis de me frayer un chemin jusque là sans tomber à genoux, terrassée, celle qui se terre au fond de mon cœur pour protéger ma lueur et la myriade de personnalités que je suis capable de démontrer… Et maintenant que mes souvenirs sont synonymes des souffrances ingligées à d’autres gens, est-ce que je ne préfère pas vivre dans l’ignorance peu importe les autres difficultés que je devrai affronter en contre-partie, comme la peur des hommes ou le dégoût de moi-même ? Il n’est même pas dit que ces aspects de moi s’envoleront quand mes souvenirs réintégreront mon corps !
Qui sait ce qui m'attend de l'autre côté de la ligne ? Ai-je vraiment envie de déterrer ces démons enfouis ? Dois-je vraiment redevenir la fille que j'étais avant ?
Je suis une meurtrière.
Peut-être que finalement je mérite ce qui m'arrive, pour ce dont je ne me souviens pas comme pour tout le reste que j’ai tenu à l’écart jusqu’à maintenant mais que je ne peux pas ignorer indéfiniment.
Les sangles se referment sur mes poignets, ma taille et mes chevilles sans que j'oppose la moindre résistance. J'ai perdu la volonté de me battre. Peut-être que ça paraîtra suspect, peut-être qu'ils me démasqueront, mais honnêtement, je n'ai plus la force d'y penser.
Les portes du rover dans lequel on m’a hissé sans vraiment que je m’en rende compte se referment sur moi avec un bruit sourd et je me retrouve plongée dans le noir, totalement isolée des gardes à l'avant. Je pourrais presque oublier les deux soldats qui me surveillent, totalement silencieux. Je m'attends presque à ce que le véhicule démarre immédiatement, mais il reste immobile lui aussi. Je retiens ma respiration, à moitié dans mes pensées à moitié dans la réalité. Où est Sacha ?
L’instant d’avant, je courrais avec lui à la sortie des catacombes, et la seconde d’après, je tirais sur des dizaines de soldats sans faillir. Il a disparu de ma réalité à partir de ce moment là, peut-être même fait-il partie des victimes. Je ne sais pas ce que cette pensée m’inspire, satisfaction ou horreur.
Dès que j'ai cessé de résister, ils m'ont droguée avec un produit qui ralentit toutes mes actions : je vis dans un monde étrangement lent et lourd et j'ai l'impression que mes membres pèsent des tonnes, mais ça ne m'empêche pas de réfléchir. Dommage... j'aurais aimé que la drogue chasse aussi ma culpabilité, mais il faut croire que je ne mérite même pas ça.
Les portes battantes se rouvrent en grand. Un instant aveuglée par la luminosité, et surtout rendue impuissante par la drogue, je mets longtemps à enfin tourner la tête vers la lumière. Et lorsque je le fais, c'est pour découvrir un de mes pires cauchemars se dresser devant moi, figure vivante de mon premier enfermement.
À contre-jour, le capitaine Willer affiche son air le plus méprisant, les extrémités de ses lèvres contractées en un moue désobligeante, et sa tête légèrement rejetée en arrière sur son cou massif.
Ma propre tête se fait de plus en plus lourde à mesure que la drogue se répand dans mon organisme. Déjà, mes paupières se ferment d'elles-mêmes sans que je puisse les retenir malgré tous mes efforts. Mais je trouve tout de même la force de murmurer, ma haine pour le Gouvernement refaisant surface à la vision de Willer pour surpasser ma haine de moi-même l'espace d'un instant :
- Je... vous... ferai... payer....
Je pousse un soupir qui s'apparente dans mon esprit à un cri de rage, le cri de mon âme de femme qui se révolte.
- Tous...

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