Chapitre 18 - ALEXY

9 minutes de lecture

le 06/04/2020 & le 16/02/2022

J'ai peur.
Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie, même quand la situation était critique. Même quand j'étais sur le point d'être découverte, ce n'était rien, rien par rapport à maintenant.
Installée sur la chaise de la salle SV06, j'essaye de ne pas mordre ma lèvre jusqu'au sang, de ne pas anticiper, de ne pas penser.
Deux fils sont enfoncés dans mes narines, chacun étant pourvu à son bout d'un morceau de coton, comme si je saignais simplement du nez. Celui de droite est rouge, et celui de gauche bleu. Cette fois, seuls mes poignets, mes chevilles et ma taille sont ceinturés d'attaches. Au bout de chacun de mes doigts, on a enroulé du sparadrap pour maintenir en place d’autres fils, jaunes cette fois. Le scotch est tellement serré que mes sensations commencent à disparaître, et je sens la gaine du fil s'enfoncer cruellement dans ma chair. Dans mon bras gauche est planté une sorte de perfusion, reliée à une poche qui laisse tomber, goutte à goutte, un liquide d'un rouge trop pâle pour être du sang. Sur ma poitrine, mes tempes et mon crâne sont posées des électrodes, reliées elles aussi à des fils électriques qui rejoignent l'étrange machine près de moi.
Mon tatouage, toujours à vif depuis qu'on me l'a fait, pulse sous les battements frénétiques de mon coeur qui sont représentés sur un moniteur. Je peux le voir, à ma droite, juste au-dessus de ma tête. Je peux entendre ses bips incessants et trop rapprochés, faisant très exactement écho à mon pouls qui s'emballe un peu plus à mesure que l'homme dispose ses instruments sur moi.
C’en est encore un différent, ni le capitaine ni celui qui m’a tatouée, et il n’est donc pas doué de la même gentillesse respectueuse que l’autre.
Il n’a pas un semblant de compréhension et ne semble pas disposé à écouter mes supplications. J'ai arrêté de gémir depuis le moment où il a posé les premières électrodes, comprenant rapidement qu’en plus de ne servir à rien, cela ne ferait qu’aggraver mon cas. A présent, j'ai l'impression que mon corps en est recouvert, et pourtant elles ne sont toujours que quelques unes. Il continue son oeuvre en enroulant une sorte de compresseur pour la tension autour de mon bras, celui qui supporte déjà la perfusion. Il le gonfle à ce qui me semble le maximum possible et un grognement animal m'échappe.
Surtout, ne pas réfléchir.
Sans me prêter attention un seul instant, il poursuit sa préparation.
Il dispose encore des fils sur mon cou, mes mollets et mon ventre, qu'il dégage de mon fin débardeur. Ses doigts sur ma peau, à un endroit aussi intime, un endroit que personne d'autre avant lui n'avait jamais touché, me révulsent suffisamment pour que je doive retenir un spasme. Ne pas vomir non plus.
Pour ce qui semble être la touche finale, l'homme écarte ma bouche avec un instrument, et place précautionneusement sous ma langue un nouveau fil, cette fois nu, sans gaine, qui fait également le tour de mes dents pour ressortir en deux parties à chaque coin de mes lèvres. Il enlève l'écarteur et je suis trop sous le choc pour réagir tandis qu’il scotche le fil de manière à ce que je ne puisse pas l'arracher ou le recracher de quelque sorte que ce soit. Je peux tout juste articuler quelques mots et prendre les bouffées d'air qui me permettent de rester en vie.
L'homme boucle une nouvelle sangle autour de ma tête. Evidemment, j'aurais dû me douter qu'il ne me laisserait pas autant de libertés. Puis il disparaît de mon champ de vision, très certainement pour se placer aux commandes de la machine complexe qui dirige tous ces fils et ces électrodes posés sur moi. Sa voix me parvient, comme déformée, alors qu'il a, heureusement, laissé mes oreilles intactes :
- Depuis quand fais-tu partie de l'Organisation ?
Encore ce nom inconnu qui revient. Ce n'est pas la première fois qu'on me pose cette question, le capitaine l'a déjà fait avant de me faire découvrir ma geôle pour la première fois.
- Dernière chance, gronde-t-il sans aucune trace de patience dans la voix, depuis quand fais-tu partie de l'Organisation ?
- Je... ne... ne connais pas... cette Organisation. Je vous le répète... je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Et si les battements de mon coeur gagnent encore en intensité, ce n'est pas parce que je mens, c'est uniquement dû à la peur de plus en plus forte qui me paralyse avec encore plus de sûreté que l'injection lorsqu'on m'a rasé le crâne et tatouée.
- Tant pis, soupire-t-il.
Une succession de cliquetis retentit, comme si on tournait un bouton qui fait du bruit à chaque nouveau cran passé, et je n'ai pas le temps d'articuler quoi que ce soit de plus, de supplier ou même de rectifier que déjà, une vague de souffrance indescriptible s'écrase sur moi, qui semble venir de mon corps tout entier et qui pourtant se concentre sur ma tête, et plus particulièrement mon front.
Jamais je n'avais autant souffert physiquement.
La douleur me vrille, me traverse toute entière, anéanti mes défenses jusqu'à la dernière, et semble s'infiltrer en moi partout sans exception. Je ne peux opposer aucune résistance. J'ai l'impression que le manège de ma cellule se répète : je ne peux pas attraper le temps, mettre un nombre dessus, il file trop vite et trop lentement à la fois pour que je puisse le saisir rien qu'un instant. Lorsqu'enfin je semble m'apaiser un peu, et que la tension quitte légèrement mon corps, je retrouve tout juste assez mes sens pour sentir mes joues maculées de larmes et entendre mes gémissements suppliants, entrecoupés de sanglots que je ne contrôle pas.
La douleur est toujours là, bien qu'atténuée, elle respire à travers moi, et je ne respire que par elle. Et puis la même série de cliquettements retentit dans la salle dont le plafond est déjà flou à mes yeux, et cette fois, ce ne sont plus des gémissements mais de véritables hurlements qui sortent de ma bouche sans interruption.
Il n'y a que ces bruits immondes que j’expulse pour tenter de compenser, et qui ne me déchireront jamais assez les oreilles pour recouvrir la souffrance déjà présente dans chacun de mes pores.
Noir.

***

Je papillonne péniblement des paupières après ce qui me semble être une éternité de néant.
Autour de moi, toujours le même décors, à ceci près que l'homme est lui aussi présent. Une légère brûlure sur ma joue m'indique qu'il a sûrement dû me gifler pour me réveiller, mais c'est vraiment le dernier de mes soucis. C’est comme si une sorte de courant électrique haute tension habitait mon corps sans interruption. C'est plus que je ne peux supporter.
- On va essayer avec autre chose, assène-t-il d'une voix claire sans même me laisser le temps de stabiliser ma respiration sifflante et bien trop bruyante à mes oreilles. Comment t'appelles-tu ?
J'ai envie de tomber à genoux devant cette question si facile, enfin ! Contrairement à ce qu'il semble croire, je n'ai rien à cacher, et plus le nombre de questions auxquelles je peux répondre sans subir ça une nouvelle fois est élevé, plus je me mettrai peut-être dans ses bonnes grâces pour la suite.
- ... Al... Alexy Last.
J'ai déjà de la peine à déglutir, alors parler ? Chaque syllabe manque de m’arracher un cri. Mais les mots sortent tout de même de ma bouche, bien que difficilement, bien qu'en m'écorchant la gorge au passage. C'est toujours mieux que le reste.
Une nouvelle gifle part sans même que je ne m'y sois préparée, et la surprise de ce geste est plus violente que le geste en lui-même. Pourquoi ?
- Comment t'appelles-tu réellement ?!! hurle-t-il au-dessus de ma tête.
Tout mon visage se crispe et j'éclate de nouveau en sanglots, les yeux plissés, les lèvres luisantes de larmes et de morve. C’est plus fort que moi.
- Je... ne... je ne sais pas. Je m'appelle... Alexy Last, répété-je tout bas, comme si ça pouvait permettre à ma réponse de le satisfaire.
Tout mon corps est agité de soubresauts au rythme de mes pleurs, que j'essaye d'étouffer au maximum pour ne pas l'énerver encore plus.
Mais ça ne marche pas, et malgré toute l'honnêteté, toute la vérité que j'essaye de mettre dans ma réponse, il repart brutalement de l'autre côté de la machine. Je n’ai même pas le temps de m’y préparer, que déjà...
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
  Explosion.
  A côté de ça, les précédentes n'étaient rien.
  Je me sens lâcher prise petit à petit, et je me recroqueville en moi-même, je quitte le monde réel.
Ma conscience est matérialisée sous forme de rubans, au travers desquels je glisse sans effort même si la douleur n’a pas totalement disparue. Mais elle ne m’atteint plus autant, je sais qu’elle n’est que physique et que, éventuellement, elle finira par passer. Ces rubans sont de toutes les couleurs et de toutes les textures différentes et possibles, variant entre des nuances de violet clair, plus foncé, puis mélangé à une touche subtile de rouge ou encore de vert. Je ne sais pas à quoi ces couleurs correspondent exactement, simplement que certaines m’inspirent confiance, joie, abîmes sans fonds, ou encore… l’inconnu. Oui, certains rubans, le plus souvent noirs ou encore du même gris indéfinissable que mes yeux, voguent ici comme s’ils faisaient partie de moi mais que je n’en gardais aucun souvenir. Je ressens à leur contact les mêmes sensations qu’à celui de l’autre Alexy.
A force de l’avoir analysée, je suis en effet arrivée à la conclusion que ce n’est pas une présence étrangère, simplement inconnue. La ligne entre ces deux mots est très fine, et la différence presque imperceptible, mais pour moi cela signifie que je peux lui faire confiance.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Explosion.
Je convulse, tout est noir autour de moi parce que je n'ai plus assez de force pour ouvrir les yeux.
Mon corps s'arque vers le haut mais il est retenu par la lanière de cuir qui s'enfonce sans pitié dans mon ventre, ajoutant encore à la douleur.
Du sang chaud et poisseux s'échappe de mes paumes où mes doigts s'enfoncent sans parvenir à contenir la souffrance pour autant, mais je suis vite arrachée à cette réalité , aspirée à l’intérieur cette fois par une voix.
Je ne saurais mettre de genre sur cette voix, et de même ses tonalités ne sont pas particulièrement agréables : dures, acides, tranchantes, elles devraient m’inspirer tout sauf l’envie de les suivre. Sauf qu’inconsciemment je sais que cette voix appartient à l’autre Alexy.
Suis-moi, me murmure-t-elle, et ce murmure se répercute à l’infini dans le noir, comme une onde au milieu des rubans, venant de partout et nulle part à la fois.
Laisse-moi le faire. Tu n’es pas assez forte. Mais je le suis, je peux nous sauver. Laisse-moi faire.
Une étrange paix m’envahit, comme si j’avais enfin trouvé ma voie. Après des années interminables à errer, je suis enfin à ma place… ou du moins j’y suis presque.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Clic.
Explosion.
A chaque fois que je pense ne pas pouvoir en supporter plus, c'est le même manège qui recommence et pourtant, j'arrive à tenir bon.
Grâce à elle.
C’est quand je me fais cette réflexion que je comprends une fois pour toutes que si l’autre Alexy est sans aucun doute néfaste pour les autres, sa noirceur ne m’est pas destinée. C’est même cette noirceur qui maintient le feu de la vie, le feu de la volonté, en moi.
Et j’ai beau être lâche, j’ai beau n’être qu’une inutile petite femelle qui ne ressent que la peur, je ne veux pas pour autant rester ici pour le restant de mes jours, ce qui signifie que je devrai m’évader, et c’est une action que je suis bien entendu autant incapable de mettre en place que de réaliser dans les faits. Et puis, si je peux me retirer loin d’ici le temps que la souffrance cesse, dans ces limbes où elle m’apparaît de manière bien plus rationnelle, pourquoi ne pas saisir cette chance ?
Tous ces hommes qui m’ont torturée, brisée, détruite autant de l’intérieur que de l’extérieur… ils avaient raison au final.
Rien ne sert de lutter.
Rien ne sert de lutter.
Ces paroles résonnent en écho quand mes pensées et celles de l’autre Alexy se rejoignent pour n’en former plus qu’une, me remplissant d’un sentiment de plénitude tel que je n’en avais jamais connu jusque là. Pour la première fois de ma vie, je suis entière, rien ne manque et tout fait sens.
L’instant d’après, ma conscience se scinde de nouveau en deux, laissant au milieu, vibrante d’énergie et de force, une lueur que quoi qu’il arrive nous nous allierons pour protéger. Ils peuvent m'humilier, violer mon intimité de toutes les manières possibles et imaginables, mais mes pensées n'appartiennent et n'appartiendront jamais qu'à moi.
  C'est à cette lueur que je m'accroche désespérément, lueur qui entretient la lueur.
  Puis je lâche prise.

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