Chapitre 1 - ALEXY

10 minutes de lecture

le 24/03/2020 & le 11/02/2022

  L'eau coule à flots sur ma peau, et j'ai presque l'impression qu'elle réussit à me laver de mes péchés. De ma faute. De mon anomalie.
  Je ne devrais pas exister. Je ne devrais pas être ici, je ne suis pas à ma place. Je n'arrive même pas à comprendre ce que je suis moi-même, alors comment le demander aux autres ? Comment leur révéler l'horreur de ce corps que je hais du plus profond de mon âme, avec ses formes, ses particularités, que les autres n'ont pas. Qui suis-je ? Ou plutôt, que suis-je ? Je suis une erreur. Quelque chose qui n'a pas lieu d'être et qui pourtant a bravé les règles malgré tout pour survivre jusqu'ici. Nous sommes la seule et l'unique race sur Terre à ne pas posséder d'équivalent féminin.   Dans ce monde peuplé uniquement d'hommes, pourtant, je suis là. J'existe. Je respire. Je vis.
  Moi, la première, la dernière.
  Moi, une.... ? Une quoi ? Une femelle ? Jamais je ne pourrai être sûre de ce que je suis, même si tout, y compris mes instincts les plus profonds, me pousse à le croire.
  Mais ça ne change rien au fait que je ne sais même pas quel nom mettre sur mon anomalie génétique. Comment ai-je pu rien que sortir de la Maternité, ce lieu de machines qui remplacent ce que notre espèce n'a pas et lui permet de subsister, d'assurer l'existence de la génération suivante ? Pourquoi n'ai-je pas été signalée ? Les robots sont-ils à ce point dépourvus d'intelligence, qu'ils n'ont même pas remarqué que je ne suis pas comme les autres ? Que mon corps est différent ? Pourquoi n'ai-je pas été enlevée pour être étudiée en laboratoire, reproduite, pour enfin résoudre le plus grand rêve de l'humanité, à savoir devenir autonomes et créer nous-mêmes notre progéniture ? Je suis cet impossible que nos plus grands scientifiques tentent d'atteindre depuis des millénaires. Je suis la résolution de leurs équations les plus compliquées. Je suis ce qu'il y a de l'autre côté du égal.
  Et par pur égoïsme, j'ai pris la décision, dès que j'ai été en capacité de penser, de réfléchir, que je ne devais pas laisser les autres découvrir mon secret. Pourquoi ? Peut-être parce que je n'ai pas envie de passer le reste de ma vie dans un laboratoire pour être étudiée sous toutes mes coutûres. Alors oui, je condamne notre espèce à chercher, sûrement encore pour des centaines d'années, la solution à l'équation. Je me hais. Je hais le choix qui s'impose à moi. Je hais de prendre le chemin le plus facile à chaque jour qui passe. Je hais de ne pas voir enfin la vérité en face, à savoir que l'anomalie que je représente n'a pas d'autre droit et pas d'autre avenir que de se livrer, les mains en l'air, aux Forces de Prévention, pour sauver ce que je peux sauver au lieu de rester ainsi cachée de tous, dans la peur et l'angoisse chaque jour plus intense que mon secret ne soit découvert. Ce n'est pas une vie. Je ne suis pas comme les autres.
  Et je cache mes difformités sous des vêtements amples, trop amples, et de prétendus tics nerveux qui me font passer pour une folle partout où je vais.
  Je ne suis pas un homme.
  Je ne sais pas ce que je suis, mais dans tous les cas, je ne suis pas un homme.
  Toutes ces questions qui entourent ma création, ou ma naissance, restent le plus grand mystère de cette vie d’imposteur. Mais avec les années, je pense avoir enfin accepté que je ne trouverai jamais les réponses que je cherche. De toute manière, à qui les demander ? Je me suis résolue à survivre ainsi, jusqu'à ce que l'anonymat m'emporte loin, très loin de ma peur panique d'accomplir enfin mon destin. Mais jusqu’à quand ? Ça ne me dérange plus de me contenter de raidir les jambes et voûter le dos dès que je passe, contrainte et forcée par la vie qu'on m'impose indirectement, devant des patrouilles de Forces de Prévention. Du moins, j'essaye encore aujourd'hui de m'en convaincre, alors que l'eau chaude roule sur ma peau, mes cheveux bruns frisés et coupés le plus court possible, mon ventre plat et mon corps rendu squelettique par les années de privation dans l'espoir que cela suffirait à cacher mes formes.
  Une sonnerie stridente retentit, m'indiquant la fin de mon temps de douche. Ici, dans les Résidences, nous sommes éduqués dès notre plus jeune âge jusqu’à nos dix-huit ans à l'autonomie et l'indépendance. Chaque jour, les leçons que nous recevons ne sont ainsi basées que sur ces deux grands principes de notre société toute entière. Du moins, jusqu'à notre Intégration, où on nous attribuera un logement et un métier pour finir le reste de notre vie. Que se passe-t-il après ? Est-ce véritablement la liberté qui nous attend de l'autre côté, comme le prétendent les frimeurs qui ont réussi à s'échapper le temps d'une nuit hors de nos internats sécurisés pour découvrir le monde de Paris ? On nous apprend aux Institutions que, jusqu'à la Guerre Fatale, la Terre était peuplée presque dans tous ses recoins. Mais depuis que la guerre nucléaire a décimé presque toute la vie sur notre planète, seules sept villes subsistent, chacune étant dirigée par un Leader qui fait respecter le Nouveau Système. Parmi elles, Paris. Ma ville.
  Après être restée de longues secondes sous l'eau devenue froide, ma routine familière pour me réveiller après une douche brûlante, qui généralement m'endort jusqu'à la sonnerie, je coupe enfin l'arrivée d'eau, empoigne ma serviette et ose un pied hors de la cabine, où la buée conservait la chaleur. Le froid hivernal de ce mois de décembre me saisit à la gorge, aussi me dépêché-je de regagner ma chambre, où de petits appareils disposés dans toute la pièce diffusent une douce chaleur. Ici, dans cet appartement, je n'ai rien à craindre. Aucune caméra, personne pour venir toquer à ma porte après vingt heures, le couvre-feu des visites en vigueur pour ma tranche d'âge. Je me dirige ensuite vers mon armoire, sécurité impose. Avec un tremblement, je saisis une de mes bandes.
  Retour à la réalité.
  Laissant tomber ma serviette à mes pieds, j'évite le miroir du regard pour ne pas avoir à contempler mon corps plus que nécessaire.
  Avec le temps, je me suis habituée à la douleur des bandes que je suis obligée de serrer autour de ma poitrine pour cacher le plus possible mes difformités, mais l'inconfort persiste. Une fois le tissu bien fixé, j'attrape sur l'étagère la plus haute un de mes T-shirts affreusement amples, et un des sweats que j'affectionne le plus. Je finis de m'habiller le plus lentement possible pour retarder le moment inévitable, celui que je ne peux pourtant pas éviter éternellement. Avant chaque douche, je suis obligée d'enlever mon masque synthétique, un de ces gadgets avec lesquels les enfants de huit ans s'amusent lors des rares heures de détente aux Résidences. Mais lorsque les jeunes de ma génération les ont jetés, moi, j'en ai gardé le plus possible. Déjà, à cet âge-là, j'avais assez d'intelligence pour comprendre ma différence, et déjà, je savais que je ne resterais pas toujours si semblable aux autres en apparence. Je pressentais le changement de mon corps, les traits féminins que j'allais finir par adopter. Alors, conformément à notre enseignement, j'ai appliqué la règle et j'ai réglé mes problèmes toute seule : j'ai pris mes dispositions.
  Je me place devant la glace, les yeux toujours baissés, mon masque à la main. Avec un soupir, je lève mes yeux vers mon reflet.
  D'une main, je plaque le masque sur mon visage pour ne pas avoir à contempler plus longtemps mes traits. La matière s'adapte pour prendre la forme que j'ai programmée, se moulant sur ma peau jusqu'à faire partie de moi. La féminité est rapidement remplacée par un visage synthétique, dont je peux changer les paramètres à ma guise, ce qui m'a permis de faire évoluer mes traits masculins avec le temps en fonction de mon âge pour maintenir le subterfuge. Le changement est radical. Ou peut-être ne l'est-il pas tant que ça, mais je le crois à cause de ma persistance à voir chaque détail ? Mais quand on vit dans la peur d'être découvert chaque jour, même la nuit, jusqu'à ne plus en dormir, c'est en quelque sorte compréhensible, non ? Ne pas vouloir gâcher tous mes efforts par une erreur bête, ce qui entraîne irrémédiablement une sorte de recherche compulsive de la perfection...
  Je tourne la tête, collant ma joue contre mon épaule. J'ai presque envie de lancer un objet contre la glace, mais je sais bien que mon reflet continuerait d'y apparaître, rappel constant de ce que je suis, ou plutôt de ce que je ne suis pas. Je tourne le dos à mes démons pour me diriger vers le petit salon qui jouxte ma chambre. Dans les Résidences, les appartements deviennent individuels à partir de treize ans, mais également plus petits que nos anciens dortoirs : on y trouve le strict minimum, et pas plus, à savoir une salle de bain, une chambre dotée d'un lit, d'une commode et de placards, et enfin un salon avec télévision, table à manger et espace cuisine. Mais en même temps, c'est déjà mieux que rien, pour des appartements collés les uns aux autres le long d'un couloir de Résidence, afin de perdre le moins de place possible. Tout le monde sait que le Gouvernement fait de son mieux ; la situation était difficile à gérer après la Guerre Fatale, et le Nouveau Système n'a pas été facile à mettre en place alors que le monde tentait tant bien que mal de se remettre debout.
  J'arrive face à la baie vitrée qui donne sur cette vue que je contemple depuis maintenant un an, depuis que j'ai emménagé dans la Résidence de ma nouvelle tranche d'âge, avec le reste de ma génération. Devant moi se dresse la Tour Eiffel... ou du moins ce qu'il en reste. Avec les bombardements nucléaires, seuls les deux premiers étages subsistent, et pour l'instant, les fonds gouvernementaux ne suffisent pas à entamer une reconstruction. La zone est condamnée depuis de longues années, bien avant ma création dans la Maternité. Nous, les nouvelles générations avant l’Intégration, nous situons dans le pan sud de Paris, là où les bombardements ont été les plus destructeurs, ne laissant rien derrière eux : des hectares de petits immeubles modernes accueillent à présent l'avenir du monde, années après années, avec leurs jardins bien ordonnés, leurs structures sans une imperfection, mais surtout, leur monotonie plus ennuyante que la pluie qui tombe sans s'arrêter, sans varier, sans changer de direction ni de force.
  J'ai passé tellement d'heures à contempler ce paysage invariable que j'ai presque envie de vomir rien qu'à l'effleurer du regard. Un peu comme avec moi-même. Décidément, tout me dégoûte. Je ne me souviens pas du jour où j'ai commencé à prier pour que le temps s'accélère jusqu'à mon Intégration, tellement il me paraît lointain, tellement il l'est. Parce qu'au final, le temps ne s'est pas accéléré. Il a même bien pris son temps pour me torturer de ses espoirs et ses faux-semblants. Il m'a laissé pourrir dans ma prison, et j'ai le sentiment que ce n'est pas prêt de changer.
  Quant au nord de Paris, c'est là que se dresse notre liberté, cette vie vers laquelle nous tendons les bras depuis si longtemps : les quartiers des adultes. Ceux qui, après leur Intégration, ont enfin pu goûter au plaisir de ne plus être un pion. Là-bas, une nouvelle ère m'attend, celle où je n'aurai - presque - plus besoin de me cacher. Et son phare est la Tour de la Résurrection, que je discerne également de mon point de vue. Cette flèche immense érigée peu après la fin de la reconstruction, symbolise l'espoir et le renouveau. Cette tour sera la première chose que j'irai toucher tangiblement une fois mon Intégration passée. Et tant pis si les gens me prennent pour une folle.
  Personne, à part les membres éminents du Gouvernement, n'est sorti des villes depuis des décennies. Ces sept centres névralgiques de ce qu'il reste de l'humanité sont nos foyers et seront sûrement nos tombeaux pour l'éternité.
  Je soupire.
  Cette journée est sans aucun doute la plus longue depuis des années, et c’est en dire beaucoup.   Pourquoi est-ce que je prends autant de temps aujourd'hui pour observer, penser ? D'habitude, je ne fais que rester cloîtrée dans ma routine familière qui peine à me rassurer mais m'offre au moins un cadre strict où presque aucun imprévu ne peut faire son apparition désagréable - du moins prié-je pour. Peut-être parce que demain, comme les trois cent autres jeunes de ma génération, j'aurai dix-huit ans.
  Demain, le 1er janvier 2306.
  Demain, une nouvelle année commence, de même que ma nouvelle vie.
  Mais pour l'instant, nous sommes aujourd'hui, le 31 décembre 2305, j'ai encore dix-sept ans, je suis une anomalie et au lieu d'accepter de sauver mon espèce en me livrant à la science, je ne fais que résister à l'inéluctable en me persuadant que la survie n'est pas tout simplement la forme d'égoïsme la plus pure que la vie ait jamais connue.
 Même si ça a été le cas le majeure partie de ma vie, aujourd’hui plus que jamais je donnerais n’importe quoi pour être un homme, autant dans mon corps que dans ma tête.
  Je tourne le dos à la baie vitrée, et je me dirige vers le coin cuisine pour sortir mes sachets de nourriture sous vide de leur placard.

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