L'hésitation de Damoclès

8 minutes de lecture

 Kral se trouvait dans un état second, bercé par la douce châleur du liquide dans lequel il baignait. Son esprit ne percevait qu'un bonheur diffus, la proximité de Mère lui procurant protection et réconfort. Les souvenirs de son passé n'avaient certes pas disparu, mais leur gravité se diluait dans la morphine de la félicité.

  • Combien de temps reste-t-il avant que le Prince ne s'éveille ?

 Nestrany avait posé la question d'une voix posée, mais le rythme de son coeur aurait été frénétique pour peu qu'elle en ait eu un. Le temps leur manquait, elle le savait. Son regard ne quittait pas le sarcophage dans lequel son Prince renaissait.

  • Patience Nestrany, lui répondit calmement Démios. Nous n'avons d'autre choix que d'attendre.
  • Le temps fait malheureusement partie de ces ressources que nous ne savons produire, répondit-elle avec amertume.
  • Alors puisons dans l'infinité de notre foi envers Mère, qui y consacre déjà toute son énergie.

Démios lui accorda un sourire rassurant.

  • L'espoir, voilà une chose que nous avons su dompter malgré sa fugacité.

 Son regard se perdit dans le vide. Malgré ses paroles réconfortantes, Nestrany était au fait des doutes qui harcelaient sa conscience. Mais elle se refusait à aborder le sujet d'elle-même, aussi laissa-t-elle le silence s'installer. Démios finit par reprendre :

  • Je ne perds d'ailleurs pas espoir de le convaincre de la nécessité d'une action ferme.
  • Démios, nous avons déjà discuté de ce sujet. Notre souverain a pris sa décision, le débat n'est plus d'actualité.
  • Il n'existe rien de tel qu'un sujet échappant à la nécessité du dialogue, répliqua Démios.
  • Regardez ! éluda Nestrany. Le voilà qui émerge.

 L'éveil se passa dans une douceur toute relative. Le fluide quitta le sarcophage tandis que douleur et lassitude regagnèrent Kral. La vie parcourait de nouveau son être. Le couvercle s'ouvrit et le Watu s'effondra sur le sol. Il se releva et observa un instant ses mains, jouant avec ses doigts.

  • Intéressant.

 Son corps était plus grand que celui de ses conseillers d'une dizaine de centimètres. Nestrany comprenait que chez certaines formes de vie, le chef se devait d'impressionner physiquement. Mais elle regrettait le temps et l'énergie supplémentaires qu'ils avaient dû y consacrer.

  • Comment vous sentez-vous, Majesté ? s'enquit Démios avec altruisme.
  • En état d'assurer mes fonctions, répondit-il laconiquement. Ne tergiversons pas et hâtons-nous vers la salle des commandes.

 La salle des commandes, qui portait mal son nom, n'en comportait aucune. Le trinôme n'était que grains de sable dans l'immensité de la pièce circulaire qui était tapissée d'un écran gigantesque.

  • Bonjour, Mère.

 La voix de Kraal résonna dans le vide. Le moniteur s'alluma et les noya dans une intense lumière blanche qui aurait pu brûler des globes oculaires. Une chaleureuse voix de synthèse les enveloppa.

  • Permettez-nous tout d'abord de vous souhaiter un excellent réveil, mon Prince.
  • Je vous en remercie. Qu'en est-il de la constitution de nos enveloppes ?
  • Aucun problème n'est à notifier, elles correspondent aux informations que nous avons interceptées au cours de notre voyage. Leur similitude avec l'espèce dominante locale devrait faciliter les échanges .
  • Et pour la communication ?
  • Elles sont équipées de transducteurs qui vous permettront de franchir les barrières linguistiques.
  • Bien. De quelle manière vous conseillez-nous de procéder à partir de maintenant ?
  • Prince Kral, en ma qualité de conseiller, je ne saurais trop vous recommander de commencer par une attaque préventive.
  • J'ai requis la sagesse de Mère, Démios, répliqua-t-il sèchement, et non pas le souvenir de palabres passées.
  • Mais Sire, nous pourrions limiter son ampleur à la moitié des êtres vivants, afin de prévenir tout sentiment belliqu-
  • Démios ! trancha Nestrany, vous sortez de vos prérogatives.

Démios s'agenouilla immédiatement.

  • Veuillez pardonner mon impertinence Prince Kral, s'excusa-t-il platemment, mais mon devoir me dicte de vous partager mes intimes convictions.

Kral scruta son visage de longues secondes durant.

  • Et je vous en suis reconnaissant, bien que votre insolence par moment me pèse. Mais comme vous devez le savoir, notre armement n'est pas de ceux dont l'action peut être limitée.
  • Mais Votre Majesté, les risques...
  • Il ne peut y avoir d'évolution sans risque, Démios.

Kral marqua une pause, puis expira.

  • Ne ressentez-vous donc pas la vanité dont notre existence tend à se teindre ? Nous voguons de monde en monde pour nous en repaître tels des charognards. Combien en avons-nous déjà eu à éteindre pour permettre au nôtre de continuer à briller ?
  • Ces sacrifices étaient nécessaires à notre survie.
  • Mais de quelle manière voulons-nous vivre, Nestrany ? La survie n'est qu'un moyen, et non une finalité. Pour la première fois de notre Histoire, nous ne sommes pas à l'origine du premier contact. Alors exploitons cette chance qui pourrait bien ne jamais se représenter, et cessons de manquer d'audace comme par le passé.

Un silence tomba. Finalement, la voix électronique reprit.

  • L'analyse complète de l'espèce n'a pu être menée à terme dans les temps impartis.

 Kral se détendit. Il n'aurait eu la force de tenir tête au vaisseau s'il avait apporté son soutien à Démios.

  • L'analyse du message ainsi que les données collectées nous ont permis d'établir l'extrême complexité de leur organisation géopolitique et sociale. Le territoire est divisé en près de deux cent structures appelées nations. Établir la meilleure des approches ne sera pas chose aisée.

L'écran afficha une carte de la planète avec les différents pays.

  • Sire, si je puis me permettre, en ramenant ce nombre à une valeur raisonna-
  • Mais vous ne pouvez pas, Démios. Je ne vais pas entretenir ces atermoiements jusqu'à en avoir une migraine, et peu importe ce que cela est.

Démios se tut, mais son regard en dit long sur le fond de sa pensée. Kral reprit.

  • Je comprends les difficultés que je vous impose, Mère. Et je vous en demande pardon, ajouta-t-il dans un souffle. Mais nous devons nous battre pour un lendemain plus favorable. Pouvez-vous établir la provenance du message ?
  • Il semblerait que ce soit la nation nommée Etats-Unis. Celle-ci semble d'ailleurs détenir une influence certaine sur les autres, ce qui en ferait un interlocuteur de choix.

Le pays fut mis en évidence sur la carte.

  • Ne communiquer qu'avec une seule nation ne risque-t-il pas d'envenimer nos relations avec les autres, si elles ne sont pas unies ?
  • Allons Nestrany, rétorqua Démios, le péril est au coeur de la quête qu'a décidé de mener Notre Prince.

Nestrany le fixa la bouche béante, choquée. Kral le foudroya du regard, mais Démios le soutint.

  • Démios, vous pouvez prendre congé dans vos quartiers. Nous ne requérons plus vos services pour l'instant.

 La sentence fut à la hauteur de l'affront. On ne congédiait simplement pas un conseiller en une période si cruciale. Pourtant, Démios courba l'échine et quitta la pièce sans un mot. Kral reprit :

  • Mère, êtes-vous certaine qu'il s'agisse de la meilleure solution ?
  • Nous ne pouvons le garantir, mais c'est la plus prometteuse compte tenu de nos connaissances actuelles. Les divertissements humains eux-mêmes font la part belle à cette éventualité.
  • Des divertissements ? Qu'est-ce donc que cela ? demanda Nestrany, intriguée.
  • Une invention des humains pour occuper le temps non-alloué aux autres tâches vitales.

 Nestrany fut choquée que l'on puisse ne savoir que faire de cette inestimable ressource qui leur faisait tant défaut. Voilà une injustice qui la mettait dans tous ses états.

  • Bien, nous allons approcher les dirigeants de cette nation, acta Kral. Mère, préparez le transport. Nous partirons dès que possible.

Il se retourna vers sa collaboratrice.

  • Retournez vous reposer dans vos quartiers, Nestrany. L'ampleur de la tâche qui nous attend requerra de nous d'être au meilleur de notre forme.
  • Messire.

 Kral attendit que Nestrany quitte le pont, le laissant seul avec Mère. Alors seulement, le monarque s'affaissa. Assis sur le sol nu, il se laissa aller à un sanglot silencieux.

***

  • Mère, prête-moi la force d'endosser mes convictions, car demain se jouera notre destinée.

 Nestrany comptait bien observer l'ordre de Kral, mais elle tomba sur Démios dans le couloir qui menait à ses appartements. Il semblait préoccupé.

  • Démios ! Je vous pensais cantonné à vos quartiers.
  • Je m'y rendais, mais je voulais d'abord m'entretenir avec vous d'un sentiment fort inconfortable dont je ne parviens à me défaire.

Démios marqua une pause, pris d'hésitation.

  • Nestrany, pensez-vous réellement que le Prince ait prit la bonne décision ?
  • Douteriez-vous de la sagacité de Sa Majesté, Démios ? Vous me menez de surprise en surprise aujourd'hui, et je dois avouer qu'elles ne sont guère plaisantes.
  • Je me sens moi-même perdu depuis quelques temps. Mon comportement était inacceptable, et j'en suis le premier affligé. Cela vient peut-être de ma séparation du Coeur, qui n'a que trop duré, hasarda-t-il.
  • Cela, je peux le comprendre. Cette distance m'accable aussi parfois.
  • C'est bien de ce sujet dont je voulais m'entretenir avec vous, dans l'espoir que vous puissiez dissiper les ombres qui voilent mon jugement. Ne pensez-vous pas que cette séparation puisse peser sur les décisions de notre bon Prince ?
  • Que voulez-vous dire ?
  • Est-il vraiment dans l'intérêt général de prendre des risques que nous ne pouvons quantifier ? Ou bien s'agit-il de soulager de ses doutes la conscience de notre bien-aimé souverain ? Le règne de Kral, bien qu'exceptionnel, dure depuis des siècles. Ma crainte est qu'il ne se soit noyé dans cet océan qu'est l'individualité.

Démios s'arrêta de nouveau. Son malaise était apparent.

  • Démios, je comprends l'incertitude qui vous étreint. L'imminence de notre ruine afflige notre jugement. Mais soyez assuré que Notre Souverain agit pour la communauté. Il nous a guidé tout au long de cette dernière traversée sans jamais se fourvoyer, et n'a pas hésité à prendre de difficiles décisions lorsqu'elles s'imposaient. S'il nous propose une nouvelle voie, c'est qu'il considère cette alternative comme viable et plus profitable à notre pérénité.
  • Mais le danger que représente un contact direct est immense. Nous en avons malheureusement déjà goûté les frais...
  • Cela n'était pas de son fait, vous en conviendrez. Son prédécesseur n'était... Pas de la même envergure. Kral ne se laisserait aller aux mêmes erreurs, d'autant plus que nous en avons maintenant pleinement conscience. Alors je vous en conjure Démios, faites taire cette voix pessimiste qui vous tourmente et accordez votre confiance à Kral, qui ne mérite pas de la perdre.

Démios sembla rassuré. Il reprit d'une voix plus sereine.

  • Je vous remercie pour la clarté que m'a apporté cette conversation, Nestrany. Vous ne pouvez connaître sa valeur à mes yeux. Je vous souhaite un excellent repos et m'en vais rejoindre ma chambre de ce pas.
  • Je vous en prie, Démios. Bon repos à vous aussi.

Ils se serrèrent chaleureusement la main, et s'en allèrent chacun par leur propre chemin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Neressea ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0