Le Vieux

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Il a toujours su me mettre dans des situations pas possibles, le vieux.

Là encore, je suis coincé à embrasser des joues poilues (bien que pas pour autant toutes masculines) et ce, par sa faute. Je dois serrer des mains suintantes, consoler des gens qui feignent la tristesse, adresser des sourires amicaux à des personnes que je n’ai jamais supportées. Tout ça à cause de lui.

Et pourtant, il n’est plus là.

Parti.

Mes yeux s’embuent de nouveau à cette pensée. Je visualise le monde, mon monde, et d’un coup une lumière en disparait. Nous n’étions jamais ensemble, on s’insupportait, à vrai dire. Toujours à se disputer, à se hurler dessus pour des broutilles. Mais il constituait une des lueurs les plus importantes de mon univers.

Mon père.

Je tiens tout de lui. Mon caractère grognon et têtu, avec un soupçon de machisme. Silencieux, travailleur et peu soigneux. « Des hommes, quoi. » Comme il disait parfois. Mais désormais, il ne le dira plus.

Je ne suis plus qu’un fantôme moi aussi tandis que la salle se vide. L’entourage, venu pour un dernier adieu, me salue poliment avant de s’éclipser pour l’oublier en moins de deux et retourner à leur vie banale de gens banals. J’aimerais faire pareil.

- Tu m’aides à débarrasser ?

Je fais volte-face et prends soudain conscience de ma propre présence. Ma mère me regarde, les yeux rouges, mais pourtant toujours aussi bienveillants. Peu importe ce qu’elle traverse, sa gentillesse survit dans ses traits. Elle me sert un faible sourire et j’acquiesce tout en me saisissant de quelques assiettes en carton.

- Beaucoup de gens sont venus, souffla-t-elle. C’est bien.

Je hoche la tête. Ma mère prend ce nombre comme un hommage, le signe que mon père était aimé et admiré. En réalité, mon père ne l’aurait pas vu comme ça. Il aurait détesté cet enterrement et les aurait tous insultés d’hypocrites qui veulent manger à l’œil. Je l’y vois déjà.

J’esquisse un sourire à cette pensée et finit de vider la table d’un geste absent.

- Tu n’oublieras pas le chat ?

Je hoche la tête encore une fois, toujours silencieux.

Le chat de mon père va revenir avec moi, il va être mon nouveau compagnon désormais. Ma mère n’a plus la force de s’occuper de lui, elle a décidé de s’installer en maison de repos, et il était hors de question de laisser Brave Bête à des inconnus.

Brave Bête… Ce vieux chat vit depuis presque aussi longtemps que moi et ne semble pas s’affaiblir. À se demander son secret de jeunesse. Peut-être devrais-je essayer les croquettes.

Je file chercher le gras félin et m’éclipse avec son tas opulent de jouets et bonbons. Mon père avait toujours préféré les animaux aux hommes, il avait choyé le paresseux chat comme il n’avait jamais cajolé personne. Brave bête m’accompagne docilement et s’installe en boule sur le siège passager de ma petite Peugeot brinquebalante. Bientôt le ronronnement du moteur se joint à celui du félin.

- Au fait, tu as reçu la lettre de ton père ? me demande ma mère par la vitre entre ouverte.

- Quelle lettre ?

Je n’imagine pas mon père écrire une lettre d’adieu, ce n’est vraiment pas son genre, alors forcément, ça m’interloque.

- Après avoir prévu tous les détails de son enterrement, il a écrit un mot pour toi. Je ne l’ai pas lu… Tu connais ton père…

Mon père avait tout planifié, et ce dès l’instant où le diagnostic du cancer était tombé. Tout son genre, une fois encore. Il ne supportait pas l’imprévu, le vieux. Il voulait tout gérer seul, sans l’aide de personne, comme si cela importait. Comme si on pouvait mourir « comme il faut ».

Une lettre… Tout ce qu’on ne s'est jamais dit me vient à l’esprit. Est-ce dans sa lettre ? Me dit-il qu’il m’aime, qu’il est fier de moi ? Ce que j’ai toujours voulu entendre, en somme. Ce que tout enfant veut entendre de la part de son père. Me révèle-t-il des choses importantes, des secrets de familles crapuleux ? Suis-je l’enfant caché du Roi, moi aussi ? Mon imagination s’emballe peut-être un peu…

- Rrraou, commente Brave Bête.

- T’as raison, on verra ça en rentrant…

Arrivé devant chez moi, je sors de la voiture les bras chargé, Brave Bête toujours au pied. J’espère que le facteur est passé, toujours en retard, celui-là. Probablement un rapport avec son odeur de bière bon marché et d’herbe soi-disant médicinale… Si mon père avait eu affaire à un incapable pareil, il l’aurait déjà remis à sa place et envoyé dans un hôpital de désintoxication à coups de pieds aux fesses. À nouveau, imaginer mon père sortir de ses gonds à sa façon bien à lui m’extirpa un sourire. Il me traiterait de benêt romantique, s’il voyait ça… Mais il ne peut plus rien voir.

J’entre dans mon bâtiment en prenant soin de laisser la porte ouverte, juste pour embêter la concierge, un jeu pour lequel j’excelle. Après avoir posé les affaires de Brave Bête sur le sol du corridor, j’ouvre la boite aux lettres et, soudain, je me sens fébrile. Ce courrier a plus d’importance pour moi que je ne l’aurais cru, finalement. Heureusement, le facteur est déjà passé, pour une fois. En équilibre précaire contre la paroi de la boite aux lettres, elle m’attend dans sa robe blanche soigneusement cachetée.

Je la saisis entre deux doigts et la tire avec précaution, comme si elle risquait de se briser en deux.

- Pas la peine de stresser comme ça...

Le son de ma propre voix me rassure un peu, j’ai presque l’impression de l’entendre lui, et d’un coup d’ongle bien placé, j’ouvre le maudit courrier. Je m’apprête à lire les derniers mots que mon père m’a adressés quand un frottement contre ma cheville m’interrompt. Brave Bête se colle à ma jambe, ses grands yeux levés vers moi dans une expression que je ne peux comprendre.

- Tu reconnais l’odeur de ton maître, mon brave ?

Je m’abaisse pour lui faire renifler le papier et le félin en approche son fin museau avec prudence… avant de soudainement l’attraper dans sa gueule pour l’arracher de ma main.

- Hé !

Un peu décontenancé, je tente de rattraper le bien qui vient de m’être enlevé, mais l’animal se faufile entre mes jambes et s’éloigne déjà, emportant avec fierté son butin loin de moi. Quand je l’aperçois passer la porte pour rejoindre la rue, je regrette vraiment de l’avoir laissée ouverte. Je m’élance à la poursuite de l’insaisissable chat et de la lettre. Les deux seules choses que j’ai héritées de mon père, en somme, et j’ignore pour laquelle je m’inquiète le plus lorsque Brave Bête se met à slalomer entre les voitures. Heureusement, le vieux chat chanceux arrive sur l’autre trottoir indemne et pénètre dans le parc d’un pas feutré. Je le suis, sans faire attention à la nouvelle salve de coups de klaxon qui s’emporte à mon égard, et entre à mon tour dans le morceau de verdure qui tranche la ville.

Au crépuscule, le parc me parait bien moins accueillant… Je lance quelques regards discrets vers les groupes de jeunes délinquants et de SDF puis j’avance d’un pas de loup entre les buissons feuillus.

- Hé le vieux ! T’es perdu ?

Je me retourne, mi-surpris mi-contrarié d’être surnommé « le vieux ». Une jeune adolescente me fait face, le regard méfiant, elle me toise comme si je venais d’enterrer un corps dans le sous-bois.

- Je cherche mon chat…

En disant cela, je me sens comme une vieille folle amoureuse des félins et je m’efforce de retrouver un peu de ma présence virile.

- Il est comment ?

- Roux, gros, un miaulement désagréable et une lettre au bec…

Elle lève un sourcil interrogateur, mais, comme je ne précise rien de plus, elle finit par hausser les épaules.

- Pas vu.

Elle prend une gorgée de sa bière et j’hésite vaguement à lui rappeler l’âge minimum pour consommer de l’alcool. Puis tant pis, c’est pas mon problème, son père a qu’à se charger de lui éviter un futur de strip-teaseuse.

Alors que je vais me détourner, une forme rousse apparait, juste derrière la future alcoolique. Par réflexe, je saute en avant, repoussant la jeune fille qui lâche malgré elle un cri de surprise qui effraie Brave Bête. Encore une fois, le félin m’échappe de quelques centimètres, et comble de l’affaire, l’autre andouille m’a renversé sa bière dessus.

Je me relève, déçu, juste à temps pour sentir un poing ferme s’écraser contre mon nez.

- Tu cherches des ennuis à ma copine !?

La tête me tourne tandis que j’observe le visage dur du jeune adulte qui se tient devant moi, visiblement aussi énervé qu’éméché.

- Il est taré ! Il a renversé ma bière ! s’indigne la jeune fille.

Je n’ai pas l’occasion de répondre que son ami me lance déjà son pied dans le ventre, juste avant de s’éclipser pour retrouver sa bande.

Je laisse échapper un gémissement en amenant ma main à mon nez. Du sang ruisselle hors de ce dernier. Je m’en veux de ne pas avoir su me défendre, j’ai honte de moi-même en plus de souffrir le martyre. D’un autre côté, je sais que c’est mieux ainsi. Se mesurer à une bande de jeunes ne constitue pas la meilleure des idées.

Une moustache chatouille ma main. Brave Bête. À nouveau, il s’échappe en courant juste avant que j’aie pu l’attraper. Aussitôt, ma douleur disparait et je saute sur mes pieds, prêt à le poursuivre. Hors de question de le perdre de vue, cette fois. Je le suis aussi vite que je peux alors qu’il avance toujours plus loin. Il disparait derrière des buissons, la limite du parc. Je saute par-dessus avec hâte pour me retrouver face au canal. Seul.

- Brave Bête ? Minou, minou ?

Je fouille le quai des yeux, puis j’avance vers le fleuve avec le cœur serré. Ce chat n’est quand même pas assez stupide pour avoir sauté ?

Puis je le vois. Dans l’eau, une forme sombre… Sans réfléchir, j’ôte ma veste, mes chaussures et m’élance dans le canal, deux mètres plus bas.

L’eau me percute et sa froideur transperce ma peau. J’ai le souffle coupé, la poitrine contractée, tandis que mes bras s’agitent pour reconquérir l’air et la vie. Ma tête finit par sortir de l’eau et je respire comme si c’était la toute première fois.

Je cherche Brave Bête et finit par retrouver la forme rougeâtre que j’avais aperçue d’en haut.

- Je suis là ! je hurle.

Je me débats contre le courant et arrive finalement par rejoindre… le sac-poubelle. Orange, il avait fait l’illusion d’un gros chat paresseux. Mais où est-il alors ?

- Miaou…

Assis sur le quai, il m’observe tranquillement un instant avant de disparaitre de mon champ de vision à nouveau. Glacé, à bout de force, j’ai tellement de haine en moi que j’envisage très sérieusement de retrouver ce chat pour en faire un bon ragoût. Il parait que la chair féline a le goût du poulet … Voilà une excellente coïncidence, j’adore. Je l’accompagnerai avec une sauce au curry…

- Hé vous ! Il est interdit de se baigner dans le canal !

Je me mords l’intérieur de la joue. Ce type tombe mal, je ne suis vraiment pas d’humeur à recevoir des leçons d’un imbécile de promeneur.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ?! je hurle. T’es la police ?!

Je n’ai pas envisagé qu’il puisse me répondre oui.

Je suis toujours hébété lorsque, une fois sur la terre ferme, il sort son calepin pour me mettre une amende. Décidément, ce n’est vraiment pas mon jour… Je tente bien de lui raconter les évènements concernant le chat et la lettre, mais avec mon cocard et mon odeur de bière, je ne suis pas très convaincant.

- Papiers ?

J’acquiesce et, après une seconde de réflexion pour me souvenir d’où j’avais mis ma veste, je me dirige vers elle, restée bien au sec sur le quai. Je l’enfile, trop heureux de retrouver un peu de chaleur, et fait de même pour mes chaussures tout en fouillant mes poches.

Vides.

- Je… On m’a volé mes papiers…

L’officier me sourit d’un air entendu, juste avant de me mettre les menottes.

- C’est drôle. On me l’a fait tout le temps, celle-là… commente-t-il d’un ton sarcastique.

Tandis qu’il m’enferme à double tour dans une cellule de dégrisement, que j’ai le grand plaisir de partager avec un professionnel du jet de gerbe, je ne peux cesser de me tourmenter. Comment va Brave Bête ? Retrouverai-je un jour ce foutu chat ? Qui sait ce qui peut lui arriver, seul, dehors… Je pense vaguement aux derniers mots de mon père aussi, perdus à jamais, mais mon inquiétude pour son si précieux animal prend toute la place dans mon esprit.

Espérons que je sorte un jour de prison pour tenter de le retrouver… Je ne connais même pas de numéro de téléphone par cœur et mon portable, dans la poche arrière de mon jeans, est mort noyé. Je connaissais le numéro du fixe de mes parents, mais ma mère n’y habite plus, et mon père n’habite plus nulle part.

Je suis dans une impasse.

Je me laisse glisser contre le mur et m’assois par terre. Dans mes vêtements toujours trempés, je frissonne doucement. J’ai envie de pleurer… Seule la voix de mon père dans mon esprit, clamant qu’un homme ne doit jamais pleurer, empêche les larmes d’inonder mes joues. Je veux rentrer chez moi. Je veux rentrer chez mes parents, retrouver mon père, assis dans son fauteuil avec Brave Bête sur les genoux. Je veux qu’il me hurle dessus parce que je suis trempé et qu’il m’envoie me changer avant de me faire nettoyer les traces d’eau que j’aurais laissées dans mon sillage.

J’ai besoin de lui.

Mais il n’est pas là.

- Hé, monsieur le nageur ?

Je lève la tête. L’officier me fait signe de sortir le rejoindre et je m’exécute hâtivement.

- Vos papiers ont été rapportés ici…

- Rapportés ?

Un voleur avec des remords ? J’observe avec curiosité l’agent de police tandis qu’il se dandine sur place, mal à l’aise.

- Oui… Par votre chat…

Il me fait un geste et je baisse la tête pour découvrir Brave Bête, fièrement assis à ses pieds.

- Désolé de ne pas vous avoir cru, pour le chat… En tout cas, elle est futée cette brave bête, bien dressée et tout !

Je hoche la tête avant de me baisser pour prendre l’animal dans mes bras. J’enfouis ma tête dans son doux pelage et son ronronnement me réconforte. Il lèche ma joue avec amour, ses grands yeux posés sur moi avec une expression de compassion. Ou peut-être est-ce juste moi qui fabule…

- Tenez, les papiers qu’il avait dans sa gueule.

La lettre ! Je saisis le tas après avoir délicatement posé Brave Bête à mes pieds. Je range les papiers dans ma veste et garde ce qui m’intéresse entre mes doigts glacés, tandis que le chat se couche contre mes chaussures.

Qu’est-il écrit ? Je tremble, mais je ne peux plus attendre. Je veux découvrir les derniers mots que mon père a voulu que je reçoive de lui. Le vestige d’une vie qu’on a partagée, d’une enfance qu’il a bercée de sa voix rauque et autoritaire. Tout ce qu’il reste. Peut-être ce qui, au final, sera le plus important. Dans cette lettre. Mes yeux, du même bleu que les siens, entament la lecture avec une patiente attention.

« Arthur,

Surtout, ne laisse pas Brave Bête s’approcher de ton courrier. Il a un truc avec les papiers…

Bonne merde.

Ton vieux. »

J’éclate de rire, je dois me tenir pour ne pas tomber par terre, si bien que l’officier commence à se demander si je ne suis pas vraiment bourré. Je lève un regard exaspéré vers le ciel, tandis qu’une larme perle au coin de mes yeux, puis mon hilarité redouble dans mes sanglots.

Il a toujours su me mettre dans des situations pas possibles, le vieux.

Mon vieux.

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