Un monde endormi

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Les pierres blanches qui m’ont bercée alors que j’étais encore si jeune ne sont plus. Les bois si tendres qui soutenaient mes membres ont été coupés.

Ils sont arrivés lentement, sur des siècles peut-être, allant et passant sans cesse. D’abord quelques uns, par petits groupes. Des « clans » disent-ils. Je les entends se battre, je sens leurs pas qui martèlent le sol, je goûte leur sang qui coule sur la terre. Bientôt leurs corps dormiront en moi.

Ce sont eux les premiers qui ont taillés les arbres et morcelés la roche. Ils ont creusés la terre et domptés les herbes. L’odeur de leurs feux a troublé mon repos, suffisamment pour que je prenne conscience de leur nombre. Et ils sont de plus en plus nombreux. Les cris de leurs jeunes se mêlent à ceux de leurs bêtes, leurs exhortations rythment mes temps de veille. Ils convoitent plus qu’ils ne prodiguent, tout cela dans un brouhaha incessant. Mais les arbres et les pierres, eux se sont tus. Plus aucun ne murmure depuis qu’ils sont là.


Leur métal me transperce chaque jour un peu plus. Les stigmates qu’ils laissent, marquent mon âme comme autant de meurtrissures et de plaies béantes.

Ils ne me laissent plus dormir. Pourtant en mon sein, de plus en plus ils sommeillent.

 

Les lignées se sont mêlées. Les « tribus » sont devenues des « hordes ». Mais leur sang coule toujours jusque dans mes entrailles, de plus à plus noir à mesure qu’il suinte de leurs morts. Ils se sont enracinés à cette terre comme les arbres qu’ils ont autrefois abattus. Ils ne parcourent plus mes flancs. Ils naissent et demeurent là, semblables aux vieilles pierres sous lesquelles ils reposent.

Je sens chaque jour un peu plus le poids de leurs vies s’alourdir sur mon dos. Ils m’ont appelée « tertre » puis « colline », ils m’ont appelé « campagne » puis « bourg ». Ils me nomment maintenant « ville ». Je ne sais pas ce que cela signifie. Je ne veux pas le savoir. Les voix qui parviennent jusqu’à moi m’indiffèrent désormais. Ce ne sont pas celles que je veux entendre.

Le gargouillis de l’eau fraîche charriant le bruissement de la neige et le chant de la terre sous les ondées purifiantes. La pousse lente des résineux et la chaleur indolente du soleil. Tout cela à disparu. Tout cela me manque. Je ne les perçois plus depuis si longtemps que leur souvenir s’étiole.

Je suis seule aujourd’hui, alors qu’ils sont pourtant une multitude. Plus personne ne chante pour moi. Plus rien n’éclaire les profondeurs de mon esprit. Il fait si noir maintenant. Oui. Tout n’est plus que poison et calomnie. Je les sens qui ronge mon être jusque dans ses tréfonds, jusqu’à corroder mon âme même. Bientôt je ne les entendrai plus. Je n’entendrai plus rien. Tant mieux. Tant pis.

Mais je les sens toujours. Ils courent sans cesse et s’entrelacent. Prolifèrent d’autant. Savent ils que je suis là, sous leurs pas lourds ? J’en doute. Ils ne voient pas ce qui les entoure, ils ne comprennent pas. Peut-être n’ont-ils jamais cherché à comprendre… Après tout, combien m’ont-ils déjà prêté l’oreille ? Bien trop peu pour que je m’en souvienne.

 

D’autres sont encore arrivés. Ils se sont installés sur ce qui était autrefois ma sœur. Nous sommes toutes deux cette « ville » dorénavant. Et ils ont joués pour nous. Une musique si belle, si douce, si tendre. Inconscients de notre présence, ils ont pourtant joués pour cette « ville » qu’ils ont créée. J’aime à me dire que ce son était pour nous. Il m’a aidé à dormir, il a apaisé les tourments qui m’accablent d’ère en ère. J’aime le sentir résonner entre les murs qu’ils ont bâtis sur mon écorce.

 

Je ne suis plus seule maintenant. Ils nous ont liés ma sœur et moi, et bien d’autres encore. Vallées et hauteurs se parent des piliers de leur œuvre immense. J’entends de nouveau leurs clameurs. Et ils courent encore et toujours. Allant de par le monde qu’ils engendrent.

 

Les arbres et les pierres ne sont pas sortis de leur torpeur. Des siècles et des siècles sont passés depuis qu’ils se sont tus, tant que je ne peux les compter, mais leur voix me manque toujours. Aujourd’hui pourtant, celle des « hommes » la remplace. Son timbre est moins doux, moins pur que la leur, mais j’ai appris à discerner la mélodie dans le bruit.

 

Leur « ville » s’étend par monts et par vaux. Ils l'ont appelée « pays » et « nation », « royaume » puis « empire ». Désormais elle s’appelle « monde ». Et désormais je suis le soutien ce « monde ».

 

Je suis vieille maintenant. Si vieille. Sans doute l’étais-je déjà lorsque les premiers d’entre eux sont arrivés. Leur venue ne ma pas rajeunie, au contraire. L’automne de ma vie, entamé alors que les premières pierres laissaient leur place, se transformera bientôt en hiver silencieux.

J'espère que leur chant me permettra de dormir avant que cela n'arrive. Que leurs voix me berceront doucement jusqu'à mon ultime torpeur. Je ne me souviens plus des autres refrains qui me parvenaient jadis. Ce n'est pas grave. Plus rien n'a vraiment d'importance. 

Je suis si vieille maintenant. Demain leur « monde » résonnera sous leurs pas. Demain je me rendormirai. 

 

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