SANS TITRE

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 Parfois j'y repasse, avec mes cheveux hirsutes et mon perfecto qui veut plus rien dire, dans ce bar où on s'est aimé. Je regarde les murs avec les affiches de groupes de rock, puis je sors dans la rue à l'heure où la lumière du soleil s'évanouit pour laisser place à la nuit d'hiver. Ce genre de nuit à rendre n'importe qui ayant déjà perdu quelque chose nostalgique. Ce genre de nuit qui vous glace l'âme. Je bois un verre en regardant les voitures qui dévalent l'avenue en me crachant leur gaz d'échappement dégueulasse à la gueule, comme autant d'insultes quand elle est partie. La glace dans le verre de gin tinte contre le verre et vient cogner doucement contre mes dents. Le goût de l'alcool et de la cigarette mélangés je le connais que trop bien. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles sa robe moulante a fini par passer la porte de ma vie sans espoir de retour.
 Quand la pluie commence à tomber sur la ville, je prends le métro et je m'arrête à quelques stations de chez moi, pour passer chez l'épicier. Parce que je sais que je supporterai pas plus longtemps de penser à elle. Parce que si les rages de dents se soulagent avec des médicaments, les rages de coeurs s'apaisent avec du poison.

 Je rentre tête baissée sous la pluie sans prendre la peine de mettre ma capuche. Depuis le temps que je fais ce trajet pour oublier son visage, j'ai développé une super technique de poivrot pour réussir à boire fumer et porter la poche en même temps. Les jolies filles sapées à la dernière mode que je croise ricannent doucement en voyant le barbu qui bois sans se soucier de la pluie. C'est pas tellement mon apparence qui les font rire, ni même le fait que je boive. C'est ce que je porte sur moi et tout ce que je représente. Elle voient la peau de chagrin qui se reserre petit à petit sans que je puisse rien y faire.

 En avançant encore, je finit par arriver au pire de tous les moments du voyage. J'arrive à une intersection et je sais que si je continue tout droit, je vais arriver chez moi sans problème, appeler quelqu'un pour venir se retourner la tête et commencer à piccoler en l'attendant. Mais si j'ai le malheur de tourner la tête vers la droite, je vais voir la rue où elle vit, et je sais qu'en allant devant son balcon je risquerait d'apercevoir dans son appartement quelque chose qui acheverrait de pietiner mon coeur comme une vieille bouteille brisée.

 Alors je continue tout droit et j'essaie de pas y penser. J'ai déja vidé ma bière avant d'avoir fait la moitié du chemin. Quand je suis seul en m'enfonçant dans le long tunnel, et seulement quand je suis seul, il vient. Je l'ai appelé Monsieur Borgne. C'est un chat noir à qui il manque une oreille un morceau de queue, et, comme son nom l'indique, un oeil. J'ai toujours des biscuit pour chien sur moi, il l'a vite compris. Géneralement il prend le biscuit dans sa bouche, fait la moitié du chemin avec moi et disparaît comme il est venu.
 En sortant de ce tunnel on se sent vite écrasé par l'architecture. De grands immeubles qui sortent du sol comme des os cassés sortent du corps de quelqu'un qui vient d'avoir un horrible accident. Je traverse cet endroit en apercevant autour de moi les fantômes de ma vie errer dans ces rues.

 Y as longtemps que j'étais pas rentré chez moi. La nostalgie deferle sur moi comme l'air du four quand on l'ouvre en se tenant trop près et j'en ait presque un mouvement de recul. Pour l'instant, de la table basse au bar en passant par la chambre, tout est rangé. Quand je me réveillerai demain matin sans aucun souvenir et avec l'impression d'être passé sous un train, on aura l'impression d'être dans une zone de guerre. Je m'assois à la fenêtre et j'essaie d'écrire un peu avant que mon pote arrive, mais je fini fini vite par fumer pensivement en laissant mon regard divaguer par la fenêtre, là où se trouvait la friche industrielle où j'ai passé certains des moments les plus marquants de mon enfance.

 Dans cette vieille usine abandonnée, on pouvait trouver de tout. Il y avait de vieilles machines, bien plus vieilles que nous. Des bombes de peintures vides et des seringues cassées, junkies fournis avec. Le bruit de la sonette me tire de mes rêveries et je jette les clefs à mon pote par la fenêtre.

 Je bois, je ris mais je suis pas vraiment là. Je suis tout simplement plus là. Quelque chose en moi s'est éteint comme la dernière braise sous les cendres. Quand j'écrase mon mégot sur mon avant bras, mon pote me regarde comme si j'étais complètement fou, et me demande si ça me fais pas mal. Je sens la douleur, mais c'est pas la mienne. C'est lointain. Comme si tout avait passé la porte avec elle, et que je pouvais juste le percevoir. C'est ça qui me sauve. De plus vivre qu'en moi et de plus évoluer dans le même monde que les autres. Escobar s'était fait construire sa propre prison/forteresse et j'ai fait exactement la même chose avec mon Pneuma.

 On finit dans une boîte en sous sol où je le regarde draguer en buvant une double vodka acoudé au bar. Les lumières stroboscopiques me font voir la vie comme elle est : Une succession rapide d'images sans queue ni tête. Le jour où tout sens se perd, quelle option reste-t-il? Prier un ciel vide à la recherche d'un dieu, absent au mieux, déçu au pire, pour qu'il nous offre le paradis. Chercher dans la science des réponses aux questions sans fin que nous pose un univers chaotique. Essayer d'apporter de l'ordre dans tout ça pour créer un paradis nous même. Tout envoyer chier en se disant qu'on ne vit qu'une fois et qu'après tout le paradis est toujours à nôtre portée, tant que sait se contenter de ce qu'on a. Chercher une lueur au bout du néant qui ne se soit pas encore éteinte.

 D'ici moins d'une heure, si il a pas trouvé chaussure à son pied, on rentrera se finir. Sur la route, pour un regard ou moins que ça, on donnera sans doute le premier coup sans regarder le visage qu'on tuméfie. On gagnera ou on perdra, après tout peut importe. La seule chose qui importe c'est de ressentir. Et les étoiles pleureront sur nôtre bêtise, mais on ne les verra pas à cause de la pollution lumineuse. On s'en souviendra même pas demain matin. Avec un peu de chance on se réveillera sans os brisés et sans trop d'ecchymoses et on en rigolera. Et demain soir, on recommencera, parce qu'après tout, qu'est-ce qu'on pourrait bien faire d'autre?

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