La mort

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La fraîcheur de l'endroit le saisit et il frissonna. Il ne portait qu'un tee-shirt et sa peau se refroidit rapidement. Il voulut partir, mais avant tout, il devait en choisir un. Il laissa échapper un soupir, restant sur place malgré sa volonté de rentrer chez-lui au plus vite. Prendre des décisions n'a jamais été son fort. Cela lui demandait de faire un bond dans le futur, sans regrets cette fois. Sélectionner une version de lui-même, une version de son environnement qui restera éternellement inchangée. Une seule et unique parmi des dizaines, voire, des centaines d'options différentes. Il s'en sentait incapable. Il penchait plus souvent vers l'indécision et la procrastination.

- Anders ?

Et merde, pensa-t-il. Lui qui espérait se réfugier encore un peu dans l'invisibilité ambiante.

- Karen, qu'est-ce que tu fais là ?

Elle haussa les sourcils, il se sentait bête. Il leva son bras maladroitement et se cogna contre la poignée du chariot. Il serra les dents avant de réussir à glisser sa main dans la sienne pour la saluer.

- C'était idiot comme question, tu fais tes courses visiblement. Comme moi.

Elle jeta un coup d'œil aux articles qu'il avait mis dans le caddie et sourit. Sous un paquet de céréales et à proximité d'un lot de papier absorbant se trouvaient plusieurs sachets de bonbons qui étaient maintenus entre quatre bouteilles de jus de fruits. Il avait également pris de la vaisselle jetable et plusieurs boîtes de conserve.

- Tu as prévu de faire une fête ou tu fais des réserves pour l'hiver ?

Elle plaisantait avec lui, mais il mordit inconsciemment ses lèvres. La deuxième option se rapprochait pas mal de la vérité. En plein été, il avait cette manie de manger de la nourriture particulièrement grasse et sucrée et de se gaver de plats d'hiver. Sans compter que s'il pouvait profiter de ses rares sorties autorisées pour faire les courses, ce n'était pas pour perdre son temps à revenir les jours suivants. Deux fois par mois, c'était son maximum.

- Je reçois des proches et… Hum... Leurs enfants. Alors, je prévois le coup !

- Relaxe Andy, je te taquine !

Il détestait qu'elle le surnomme ainsi, elle adorait le voir perdre ses moyens. Son copain, Eddy, qui était resté à l'écart pour pianoter sur son téléphone et ignorer son ex, se manifesta pour lui rappeler que les produits frais risquaient de décongeler s'il restait planté là.

- Il faut que je file, à plus tard ! lui dit-elle précipitamment.

Il lui lança un sourire crispé qui provoqua son éclat de rire puis, elle s'en alla. Il expira l'air qui paraissait bloqué dans sa trachée et retourna à la contemplation des divers fromages devant lui. Perdu dans ses pensées, il prit un sachet de gruyère râpé et avança lentement son chariot vers les produits ménagers.

Il avait eu le béguin pour elle pendant toute sa scolarité. Depuis le collège, où ils se sont rencontrés jusqu'à la dernière année de fac. Ils n'étaient pas devenus amis, ce qui l'arrangeait. Il préférait la solitude à sa compagnie. D'autant plus qu'elle était très extravertie et bavarde. Les rares fois où ils traînaient ensemble, elle mettait à rude épreuve son sang-froid en débattant sur plusieurs sujets à la fois, ne lui laissant le temps d'assimiler ce qu'elle venait de dire. Elle le connaissait pourtant, même si sa vie en dépendait, il serait incapable de tenir une discussion des plus banale avec quiconque. Pourtant, sa présence ne le dérangeait pas tant que ça. L'une des rares pour lesquelles c'était le cas. Elle parlait beaucoup, autant pour elle que pour lui. Il pouvait être ailleurs en sa présence et se détendre quand elle était là.

Il avait grandi avec elle. Il l'a vu changer physiquement et mûrir. Il s'était vu évoluer aussi, mais pour mieux se refermer sur lui-même. A la fin du lycée, elle commença à fréquenter un jeune homme du quartier, Eddy. Leur relation devint sérieuse lorsque Anders la surprit à lui balancer un je t'aime par téléphone, de l'autre côté de la cabine, alors qu'il était en train d'essayer un jean derrière le rideau. Il arrêta son geste, manquant de perdre l'équilibre. Il aurait dû s'y attendre, pourtant, ce qui allait venir le déstabilisa. Ses fiançailles et son projet d'acheter une maison à deux. Ils étaient fraîchement diplômés d'un Master et débutaient tout juste leur vie active qu'ils avaient déjà construit la bâtisse solide de leur futur à deux. Cela signifiait un retour à la solitude pour Anders, comme s'il avait trop dénigré cet aspect-là de sa personnalité par ses maigres tentatives de se sociabiliser pendant sa période étudiante. Il devait s'y replonger corps et âme. Il devait quitter la normalité au plus vite.

Il s'empressa de terminer ses courses et sortit du supermarché. Le jeune homme salua Andy qui s'éloignait vers son propre véhicule et Anders traversa le parking. Il rangea dans le coffre de sa voiture ses achats et mit le contact. Se reposant contre l'appuie-tête, il ferma les yeux. Il se sentait épuisé, les gens l'épuisaient. C'était comme s'il s'était retrouvé propulsé en pleine course-poursuite à bord d'une voiture rouillée et quasi-morte avec à ses trousses des volutes de cauchemars qui se matérialisaient par des rutilants bolides.

Lorsqu'Anders sentit la douceur de ses doigts suspendus au-dessus de sa peau, lui insufflant un souffle d'amour, ses lèvres tremblèrent, formant presque un sourire.

- Merci.

Il savait qu'elle l'avait entendu même si sa voix était enrouée, même s'il avait effleuré l'air étouffant de sa citadine d'un simple mot. Il était parvenu jusqu'à elle. Rouvrant les yeux, il regarda, amusé, la voiture devant lui qui le klaxonnait. A son bord, un homme fronça les sourcils en faisant un geste de sa main. Il voulait récupérer sa place alors que le parking était plein à craquer. Anders ne savait plus depuis combien de temps il était assis sur le siège de sa voiture. La climatisation était coupée, son front perlait de sueur. Des auréoles se dessinaient sur son tee-shirt. Il pensa brièvement à l'état des produits frais dans son coffre avant de redémarrer la voiture, quitter le parking et de reprendre la route jusqu'à chez-lui. Il habitait un quartier tranquille situé à quelques mètres de la faculté. C'était le même appartement dans lequel il avait emménagé pour ses études universitaires. Il avait accepté la routine, il commençait même à l'apprécier. L'absence d'ascenseur, alors qu'il habitait au dernier étage, ne le dérangeait plus comme avant, à l'époque où il regrettait à chaque fois d'habiter là-haut lorsqu'il devait remonter des sacs à courses pleins à craquer et qu'il perdait, trop souvent, patience. Il monta rapidement les escaliers, pressé de la retrouver.

Arrivé sur le palier, il salua chaleureusement son voisin qui sortait les poubelles. Ils se connaissaient depuis maintenant sept ans, mais ils n'avaient jamais poussé la discussion au-delà des salutations de base. Anders le soupçonnait d'ailleurs d'être aussi timide que lui. Il extirpa, non sans difficulté, les clés de la poche trop petite de son jean et ouvrit la porte. Une odeur de cuisine méditerranéenne parvint jusqu'à ses narines et son ventre gargouilla. Elle lui avait manqué. Il rangea rapidement les produits frais dans le frigo et laissa le reste au fond des sacs. Traversant l'appartement, il ne tarda pas à la retrouver. Elle était dans sa chambre. Il sentait son cœur s'accélérer et savait qu'il avait vu juste. Et en effet, elle était debout dans la chambre, lui tournant le dos. Elle était là. La jeune femme s'admirait dans le miroir sur pied qui lui faisait face. Il s'approcha d'elle et tendit ses mains jusqu'à ressentir la fragilité de sa peau sous ses doigts. Il embrassa longuement son épaule. Elle se laissa faire, continuant d'enregistrer chaque détail de son corps, de ce nouveau corps.

  • Je suis sortie aujourd'hui. A la fin de la matinée. J'ai pris mon sac à main et j'ai relâché mes cheveux pour dissimuler les traces. Je portais des vêtements couvrants, et même un chapeau. Un accoutrement très louche, je te l'accorde, mais je ne voulais pas risquer que les gens les voient. J'ai descendu l'escalier, je n'ai croisé personne. J'ai continué jusqu'au rez-de-chaussée et… Et j'ai ouvert la porte. Au moment où je l'ai fait, Anders, j'ai cru pouvoir m'envoler. Le vent m'a surpris. Les odeurs aussi. Tout est tellement puissant. Tout est tellement fascinant. J'ai saisi les couleurs comme si je les voyais pour la première fois. J'ai écouté des sons que j'avais oubliés. Le bruit des voitures qui traversaient la ville, les klaxons qui jaillissaient parfois, les rires d'enfants qui me parvenaient au loin, les bavardages au téléphone qui me semblait si proches, le son des pas sur le bitume… Cette folie de vie m'a marqué. Je touchais du bout des doigts cette humanité. J'en voulais tellement plus que ce fut un déchirement pour moi, une tristesse immense lorsque je dus retourner me cacher ici.

Elle baissa la tête, se repassant les instants ordinaires auxquels elle avait assisté un peu plus tôt dans la journée. Anders, lui, se pétrifia en l'écoutant. Il se détacha de son épaule pour se placer devant elle, la dissimulant du miroir.

  • Tu aurais dû me le dire. Tu n'aurais pas dû sortir seule. Et si quelqu'un t'avait croisé ? Et si quelqu'un t'avait reconnu ? Tu ne peux pas courir ce risque. C'est nous mettre en danger et mettre en danger la frêle stabilité qui nous autorise à espérer, jour après jour. Ensemble. On s'était promis de tout faire ensemble. Il aurait été moins risqué de m'attendre, comme on a l'habitude de faire.

Elle fronça les sourcils. Sa réaction la blessait, elle recula de quelques pas, créant pour la première fois de la distance entre eux.

  • Tu ne peux pas me retenir. Tu ne peux pas m'avoir. Je ne suis pas à toi, mais avec toi. Je ne veux plus vivre ainsi. Enfermée et à l'abri des regards, comme si mon physique allait dégoûter les gens. J'en ai assez.
  • Mona, on en a déjà parlé. C'est pour ton bien que je fais ça. Je t'aime. Tout cela ne veut rien dire sans toi. Ces paroles si clichées, ce semblant de routine qui nous bouffe, cet espoir qui s'envole et nous quitte. Tout à l'heure, tu as laissé échapper une pensée. Tu l'as laissée voyager jusqu'à moi. Mon visage était en feu, à cause de la chaleur, mais tu as apaisé, comme tu sais si bien le faire, le bouillonnement de mes peurs. Un pétale d'amour contenu dans une poignée de secondes.

Il tendit sa main vers elle. Elle refusa de la prendre. Les épaules du brun s'affaissèrent, il la perdait.

  • Lorsque tu as dit m'aimer, commença-t-il.
  • Arrête ça, Anders, le coupa-t-elle.
  • Lorsque tu as dit m'aimer et que j'ai abandonné tout ce qui constituait mon identité. Que j'ai lié mon passé et mon futur au tien. Quand j'ai accepté que mon présent se perde entre différentes entités contre lesquelles je n'avais aucun pouvoir. Mon présent, si bancal, relié au tien, inexistant. Lorsque je t'ai donné ma vie pour que tu vives Mona, j'ai commis ce sacrifice pour toi.

Les larmes montèrent dans ses yeux, elle tremblait.

  • Tu n'as pas le droit Anders. Je n'ai pas choisi !

Sa dernière phrase, prononcée sur le ton de la colère, refroidit la pièce. Tous deux s'arrêtèrent de parler. Et, elle regretta très vite son erreur.

Impardonnable, comme ce qui avait marqué son ultime choix. Car, Mona était morte. Il y a douze ans de cela, elle avait perdu la vie des suites d'une longue maladie. On a déclaré sa mort un soir de septembre. Elle rouvrit les yeux un matin de décembre. Son corps, lui, restait enterré dans le petit cimetière de son village tandis que sa conscience s'accrochait à la vie. Elle errait, tel un fantôme, dans la tête des passants, bouleversant leur cœur, affolant leurs pensées. Elle laissait une marque provisoire, cependant. Se contentant de polluer leur environnement de sa présence sans jamais occuper leur corps. Elle soufflait à l'un de retrouver son premier amour, incitait une autre à se battre pour ses convictions. Des actions, en apparence légère, mais qui avait bouleversé la machine infernale du destin. Si bien que, en échange de ses actes inconscients, elle était marquée physiquement. Un jour, après une soirée mouvementée passée à faire raviver les souvenirs heureux du mariage d'une épouse sur le point de divorcer, elle remarqua des premières cicatrices apparaître sur son visage. Ne comprenant pas leur origine, elle se disait alors que cela ne pouvait être que la contrepartie de son retour d'entre les morts, et elle continua ses actions. Jour après jour, elle assista aux changements physiques de son corps et à sa détérioration. Des cicatrices qui déformaient sa peau, son teint qui devenait grisâtre, ses cheveux, aussi ternes que lorsqu'elle était malade… Elle devait assister, impuissante, à la dégénérescence de son être qui ne résistait pas à ses bonnes actions. Son corps, mutilé, résonnait comme une réponse ironique à la bonté de ses choix. Rongée par la culpabilité de son ancienne vie, elle tentait de se racheter, après sa mort, hantant d'innocentes âmes.

Impardonnable, tout comme le choix qu'il avait pris. Celui de vivre avec elle. Anders l'avait rencontré l'année dernière, alors qu'il s'apprêtait à quitter ce monde. Des cachets éparpillés sur la table du salon, un regard vide sur son portable qui n'arrêtait pas de sonner. Ce soir-là, il voulait mourir. Ce soir-là, elle l'avait sauvé. Le suppliant de s'accrocher, l'aidant à se relever. Elle retira, petit à petit, la détresse qui empoisonnait ses veines pour la remplacer par un épais filament d'amour qui traversait son cœur à des battements réguliers. Elle était invisible aux yeux des vivants, elle était de plus en plus visible aux yeux d'Anders. Il laissa tomber son existence cadenassée par de multiples échecs, elle laissa tomber son errance pour envelopper son âme esseulée. Il la ressentait. Physiquement, mais il n'avait aucune idée de ce à quoi elle ressemblait vraiment. Il sentait ses bras l'envelopper, ses lèvres se nouer aux siennes dans un brûlant élan d'amour. Il imaginait les formes de son corps, chaque jour différent, comme tout ce qu'il vivait depuis qu'il l'avait rencontré. Mais il ne s'en plaignait pas, bien au contraire. Elle lui avait apporté une nouvelle vie, il lui devait tout. Cependant, la crainte s'immisçait dans leur intimité, la peur les rendait méfiants. Il fuyait encore plus qu'avant toute personne susceptible de briser son bonheur. Il craignait que l'on remarque ses agissements bizarres. Qu'on le surprenne, lui, en train de tenir une main invisible. Qu'on la surprenne, elle, qu'un passant la bouscule et apprenne son existence. Alors, confrontés à cette vie, confrontés à la mort, ils se retrouvaient dans ses rêves à lui. Anders, dans ses songes, imaginait ce que serait sa vie demain, espérant qu'elle revienne à la vie. Il s'imaginait l'épouser et fonder une famille. Il s'imaginait heureux, éternellement à ses côtés.

Il se racla la gorge, bouleversé par son aveu.

  • Tu ne m'as pas choisi ? Tu veux dire que, si tu ne m'avais pas sauvé du suicide, ça aurait été un autre ? Que je suis interchangeable avec n'importe quel autre dépressif qui peuple cette Terre ?

Cette fois-ci, c'est elle qui tendit ses bras, en espérant qu'il se réfugie dedans, mais il ne réagit pas.

  • Anders, j'ai lié ton existence à la mienne. En acceptant ton amour, en acceptant le fait que j'étais tombée amoureuse de toi, je suis devenue dépendante de toi. Je vis à travers toi, littéralement. Rien ici ne me retient à part ta présence. Si tu meurs, je disparaîtrai. Si tu t'éloignes de moi, je ne pourrai plus jamais revenir. Mais tout le bon que tu m'as apporté ne peut atténuer le désespoir de ma situation. Je suis piégée entre la vie et la mort. Je ne suis qu'une ombre qui ternit ce monde. Si tu veux me libérer, si tu veux vivre entièrement à mes côtés, tu dois te sacrifier pour moi. Tu dois échanger ta vie contre la mienne pour que je puisse revenir à la vie. Tu dois mourir pour moi.

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