Roman :.. Chapitre 4

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Nous n'étions pas restés longtemps ce soir-là sur la promenade. Les amis étaient rentrés rapidement et s'il n'y avait pas eu la présence d'Ernest, toujours aussi passionné à me raconter les derniers livres en sa lecture, je n'aurais pas hésité à faire de même, car à vrai dire, ma seule envie à cet instant précis, après avoir vu l'adolescent tourner au coin de la rue avec son géant de père, aurait été de courir rapidement pour les suivre de loin.

De retour chez moi, inspiré comme jamais par l'aventure oculaire que j'avais vécue, je restai muet une bonne partie du repas, perdu dans des pensées anarchiques où se mêlaient les blagues des camarades et l'échange extraordinaire de regards avec l'inconnu. Mon frère, Frédéric, très volubile comme à son habitude, s'était fait gronder par la Mother pour avoir parlé vivement avec Vitalie et Isabelle, mes sœurs adorées, au cours du repas. En effet, il était convenu que nous n'avions pas à ouvrir la bouche, sinon pour manger, et encore moins après avoir récité les sornettes du soir – jérémiades christiques pour leur personnage fictif et déifié qui nous regardait souper, les bras en croix sur le crucifix au-dessus de la table de la cuisine, dans ce silence monastique. Le calme mortuaire n'avait le droit d'être troublé que par les petits cliquetis de nos cuillères qui, dans les assiettes creuses emplies du liquide crémeux et poireauteux cuisiné par notre chère mère, venaient comme des pelles creuser leurs sillons destructeurs.

Plus tard dans la soirée, Frédéric avait fait irruption dans notre chambre. L'air toujours aussi enjoué. Il avait cette différence avec moi de n'être point le rebelle de la maison et de toujours montrer sa bonne humeur. Les cancres sont toujours heureux, pensai-je rapidement avant de retirer cette idée de mon esprit et de me raviser. Il était immensément drôle et je l'aimais beaucoup.

Allongé sur mon lit, je fermai les yeux et laissai les souvenirs m'envahir le cerveau. Tout avait été si bref, si soudain, qu'il m'arrivait presque de perdre le fil et les images de ces courts instants. Seule une chose ne risquait pas de disparaître, le tamtam bruyant que mon cœur faisait à sa simple mémoire. Son visage réapparaissait alors tout à coup, s'il avait eu le malheur de s'éteindre un instant.

Saisissant mon petit carnet, celui-là même sur lequel j'avais entrepris les premiers vers, je transcrivais mes idées et mon ressenti physiologique : Le cœur fou Robinsonne à travers les romans. Oui, je me sentais comme un romantique absolu, ébloui par les petits pas trottés, l'épingle enserrant les cheveux longs, les yeux clairs et ce petit sourire innocent qui avait fait poindre en moi des lumières d'amour.

Frédéric respirait un peu plus fort, sans doute s'était-il endormi avant même que je n'ai pu lui parler plus longuement, inspiré que j'étais par d'autres occupations.

La suite s'écrivit presque naturellement dès que la mine du crayon toucha le papier : Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère, Passe une demoiselle aux petits airs charmants, Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père...

Effrayant me semblait être un adjectif fort, mais en vérité, je ne pense pas que le père de l'inconnu l'était plus que ne pouvait l'être ma mère. Sans doute aurait-il été sévère si d'aventure j'avais abordé la belle silhouette qui le suivait par la force, mais celle qui me nourrissait depuis maintenant quinze ans, presque seize, effrayait jusqu'à son entourage et ses propres enfants par le ton excessivement autoritaire qu'elle employait.

Je continuais aussi à utiliser le féminin pour parler de ce garçon. Peut-être pour ne pas inquiéter ou déranger l'éventuel lecteur de mon carnet s'il venait à tomber entre ses mauvaises mains. Étais-je prêt à cette époque à montrer mes différences sur l'amour et les passions humaines qui m'animaient ? Je me devais de tromper mon petit monde et conserver le genre premier qui m'avait interpelé.

M'enfouissant sous les draps frais de cette fin d'été, je repris le cours de mes pensées et de mes rêves tout en écoutant la respiration rapide de Frédéric qui avait rejoint des aventures cauchemardesques. Les miennes seraient plus douces, plus calmes, plus dociles.

Les yeux fermés définitivement, la dernière scène repassa en boucle devant mes yeux attendris : comme elle vous trouve immensément naïf, Tout en faisant trotter ses petites bottines, Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif ... - Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...

Je ne trouvai pas le sommeil immédiatement, savourant allègrement pour quelques minutes encore, sous les tissus légers de ma couche, vouant mes derniers instants d'éveil à mes habitudes crépusculaires qui, ce soir-là, restèrent tournées en la faveur de l'inattendue rencontre que j'incluais avec passion – sans qu'il ne le sache jamais un jour – dans celui voué au culte d'Onan.

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