Je ne suis pas ta tante !

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 C'était un rituel ridicule que ma mère et ma tante avaient instauré dans ma petite enfance : le deuxième week-end de juillet, nous campions, tous les trois, dans le petit bois bordant la méconnue plage Klito, qui longeait la mer à deux doigts de notre ville minuscule. Depuis que j'avais atteint l'âge de goûter l'été par moi-même, chacun de ces week-ends se résumait dans mon esprit à simuler un bonheur prépubère, étriqué entre deux dames d'âge mûr, et à téléphoner en cachette à mon ami Quelconque pour le dé-simuler.

  Mais cet effroyable rituel a cessé après que ma mère a vécu un épisode traumatique, dont elle ne se remettra sans doute jamais ; cet épisode suivait de très près un déferlement de violence dont ma tante, aux dernières nouvelles, ne s'est toujours pas remise.


***

 C'était un samedi matin. Ma mère et sa sœur étaient parties chercher du petit bois pour le feu, me laissant le champ libre pour téléphoner et me plaindre à Quelconque.

  Je critiquais de bon cœur ma tante Gilberte et m'apprêtais à entrer dans ma tente quand celle-ci me repoussa, avec une agressivité d'ours abusé, en criant : « je ne suis pas ta tante ! » Coupant la communication avec mon ami, j'observai, désarçonné, la bouche de bâche fripée par la colère. Je compris vite que l'homonymie malheureuse avait perturbé ma tente ; sans doute un justifié et libre « je déteste ma tante » avait-il secoué son coeur comme une tempête.

  « Mais non, voyons, tu es ma tente, tu es même ma tente adorée », tentai-je de la rassurer, étonné de voir parler ma tente – mais pas tant que ça, allez savoir pourquoi.

  Les plis coléreux ne déplissaient pas, ils se multipliaient même fâcheusement dans l'étendue de toile défigurée qui devait être un front. Ma tente restait victime de l'homonymie : « adorée » ne signifiait rien, car si j'avais insulté ma tante devant elle et que je l'appelais encore « ma tante », il allait de soi que je l'insultais toujours.

  Alors ma tente sembla se désancrer de terre, elle étendit son tissu de lourdeur comme deux bras menaçants et entreprit de m'attraper ; puis, voyant que je prenais peur et m'enfuyais – au fait, les tentes ne sont pas censées parler ! -, elle se lança à ma poursuite contre le vent.

  Rien ne parut freiner sa course, ni le souffle défensif qui gonflait sa colère, ni l'étroitesse des sentiers se faufilant entre les arbres. J'espérais trouver refuge et protection auprès de ma mère et de ma tante, mais j'étais trop inquiété par les pièges du terrain pour les chercher dans le bois ; je fuyais donc vers la mer, en priant pour qu'il n'y ait jamais eu de cours de natation à l'école des campements.

  J'atteignais la plage quand je sentis ma tente s'abattre sur mon dos comme un immonde matelas de graisse. Le choc fut violent, mais dans notre chute commune ma tente ne trouva aucune prise sur mon corps, aussi parvins-je à m'éloigner de sa portée pour quelques secondes. Je me relevai, gagnai quelques mètres vers la mer, puis me retournai. Ma tente courait vers moi telle un château cannibale. J'inaugurai une position de catcheur et la réceptionnai dans une pirouette de bras qui la contraignit à plonger lourdement sur le sable.

  Je sautai sur elle et l'empoignai de toutes les forces de mes jambes resserrées et farouches, faisant de sa géométrie molle un unique bourrelet aux plis innombrables. Je lui crachai à l'absence de véritable gueule, puis je me mis à la frapper furieusement, à la boxer comme une fillette abusant de viagra, je la fis rougir de honte et d'impossible sang tandis que je lui arrachais la matière de mes ongles de plus en plus vernis, qui creusaient de plus en plus loin dans ses entrailles naguère confortables ; excité par mes coups et rassasiant ma soif d'en donner, je me sentais fort comme un lièvre cogneur, tandis qu'autour de mes impacts s'élevait une enivrante odeur de vieille dame disséquée.

  Puis, dans mon dos, ma mère hurla :

 « Gilberte ! »

  Je me relevai et me retournai aussitôt pour voir ce qui était arrivé à ma tante. Mais ma tante n'était pas là : seule ma mère se tenait devant l'horizon marin, comme une caricature de femme désespérée. Elle courut vers moi et je la regardai sans comprendre. Puis elle me dépassa.

  Alors une étincelle s'invita dans mon cerveau déboussolé.

       Je ne suis pas ta tante...

  Je me retournai de nouveau vers les vestiges de ma glorieuse lutte pour découvrir, sous mes yeux remués, le cadavre de Gilberte, que léchaient les vagues et les larmes de ma mère.

  J'avais fait fausse route depuis le début. J'avais été victime de l'homonymie et de ma mauvaise vue. Il n'avait jamais été question de ma tente hurlant sur moi « je ne suis pas ta tante », mais simplement de ma tante criant « je ne suis pas ta tente », parce qu'elle avait été surprise (mais pas tant que moi, rétrospectivement) que j'essaie d'entrer en elle.

  Je me trouvais désormais bien embêté, aux côtés de ma mère en pleurs. Je posai timidement ma main sur sa joue humide, porté par une brise de fausse compassion, puis je l'en retirai aussitôt, quelque peu écœuré par le déferlement mouillé que son visage abandonnait sur le sable.

  L'estomac chatouillé par un malaise évasif, je rejetai la responsabilité du drame sur le physique en triangle de la morte. Je marchai ensuite vers la mer, rose et joyeux comme un canard, et m'immergeai en elle avec un sentiment de libération frénétique.

  « Je ne suis pas la mer ! », hurla alors ma mère.

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