Reims - Mai 87

3 minutes de lecture

En ce jour de fête du Travail, un joyeux bordel égaye le premier étage d’une petite maison du centre-ville.

Ce matin, nous avons participé à la sacrosainte manif en famille, avec toute la bande de potes de mes parents. Les partisans… Un peu jeunes pour avoir pris part aux évènements de Mai 68 mais révolutionnaires jusqu’au bout des ongles ! Toujours une lutte à soutenir, une chemise à donner ou une injustice à dénoncer. Un noyau dur de six ou sept couples qui se connaissent depuis le lycée, aussi militants que l’on puisse l’être et ne perdant jamais une occasion de faire la bringue ensemble. Après un apéro à rallonge et un pique-nique tiré du sac, les adultes ont refait le monde jusque tard dans l’après-midi dans le jardin d’Évelyne et Michel.

Claire révise ses leçons en grand écart facial sur la moquette de sa chambre pendant que Manu, notre sœur cadette, s’évertue à écouter le quarante-cinq tours “Madame sardine” de Pierre Richard sur le mange-disque orange que nous, les grands, lui avons légué. Quant à moi, vautré sur mon plumard, walkman cassettes vissé sur les oreilles, je fredonne “Société tu m’auras pas” en rêvant d’insurrection, sans vraiment savoir ce qui me révolte à ce point.

— À taaaaaaaaaaable !!!

Fringants trentenaires, mes parents trouvent encore la force de s’égosiller du bas de l’escalier pour réclamer notre présence au rez-de-chaussée. L’année prochaine, après plusieurs extinctions de voix et l’arrivée de notre petite sœur Marie, ils investiront dans une cloche de cantine…

Maman a préparé des crêpes. Une fois n’est pas coutume, nous serons autorisés à les savourer accompagnées d’un bol de chocolat devant la toute nouvelle télévision : en couleur et avec télécommande s’il vous plaît !

Papa m’envoie au Corso du coin chargé de deux bouteilles de vin consignées et me glisse une petite pièce supplémentaire dans la poche. En arrivant à la caisse, j’opte pour un Rocher. Ces friandises chocolatées ont depuis longtemps remplacé les mistrals des années 60, en reprenant le même concept. Tel un fétichiste avec un jeu à gratter, je le déballe religieusement comme par crainte de découvrir le résultat. Parée de sa sempiternelle blouse grise, madame Sourdon m’observe de derrière ses lunettes, un sourire bienveillant au coin des lèvres. Soudain, la révélation… Victoire ! Fier comme Artaban, je lui tends l’emballage témoin comme s’il s’agissait d’un ticket de loterie. Elle me félicite et me l’échange contre un Rocher supplémentaire. J’engloutis le premier et fourre le second dans ma poche.

De retour à la maison, les bêbêtes de Jean Roucas déroulent leur show satirique sur le petit écran. Mes parents semblent absorbés par ces diatribes engagées dont la subtilité des répliques m’échappe. Néanmoins, je trouve amusant qu’une marionnette représentant une grenouille puisse incarner le président de la République dans de loufoques escarmouches théâtralisées.

Note pour plus tard : Et si la politique et le théâtre étaient plus proches qu’on ne le pense ? 

Après le repas, papa recouvre les quelques crêpes restantes d’un torchon humide pour le petit-déjeuner du lendemain. Puis il éteint la télé pendant que maman attrape sa guitare.

Après quelques accords d’introduction, toute la famille chantonne en chœur :

« Le temps est loiiin de nos vingt ans

Des coups de poiiing, des coups de sang

Mais qu’à cela n’tienne, c’est pas fini

On peut chanter quand le verre est bien rempli...

Buvons encoooooore

Une dernière foiiis

À l’amitié, l’amour, la joie

On a fêtéééé

Nos retrouvailles

Ça m’fait d’la peine mais il faut que je m’en aille… »

(…)

Graeme Allwright, Georges Moustaki, Yves Duteil… De temps en temps, maman a sa guitare qui la démange, alors elle gratte un p’tit peu et nous offre quelques mesures de magie. Après quelques morceaux, mes sœurs et moi montons nous coucher sans faire d’histoires, des étoiles plein la tête et pour certains, du chocolat fondu plein la poche !

Le lendemain, le scoop tombe à la radio pendant le petit-déjeuner :

Dalida s’est suicidée pendant la nuit… Overdose de somnifères ! Toujours à l’affût d’un support éducatif de qualité, ma mère en profite pour nous inculquer une leçon de choses :

— Vous voyez les enfants… l’argent ne fait pas l’bonheur !!!

Il aura fallu un peu de temps, de maturité pour que cet aphorisme résonne en moi et que j'en comprenne le sens caché. Au fil des ans, à mesure que je construisais l’homme que je suis, ce proverbe a cheminé sur les sentes escarpées de mon esprit. De l'insouciance, il est passé par divers questionnements pour atteindre un jour l'évidence et influencer toutes mes décisions. Il fait partie de mon patrimoine, des valeurs qui m’ont été transmises et sur lesquelles je me suis basé pour élaborer ma philosophie de vie.

C’est de cette philosophie que découlent toutes les nouvelles de ce recueil…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Mathieu Chauviere ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0