Chapitre 1

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Le métro parisien bondé était suffocant. Les odeurs de freins brûlés emplissaient la rame où s’entassaient travailleurs et étudiants. Ecrasée contre la vitre, le nez emmitouflé dans son écharpe, Ludivine fixait un point dans le vague. Ces derniers partiels s’étaient déroulés quelques heures plus tôt, ce qui signifiait qu’elle était en vacances. Cette pensée lui tira un sourire. La liberté n’était qu’à quelques stations et une quarantaine de minutes de train. Sa petite campagne lui manquait chaque fois qu’elle devait traverser la capitale. La sérénité de son patelin valait tout l’or du monde. L’agitation de la ville la rebutait. Les gens étaient stressés, mélancoliques et tristes. Un simple « bonjour » équivalait à une insulte. La méfiance était de mise, une conséquence indirecte de la criminalité fleurissante.

Ludivine touchait du bois. Elle n’avait jamais eu de problème mis à part des types insistants qui la suivaient jusqu’aux portiques dans l’espoir d’obtenir son numéro de téléphone ou son prénom. Ce comportement la dépassait. Elle avait l’impression d’être un bout de viande ou un objet dont on disposait afin d’assouvir des désirs primaires. Les intentions perfides de ces individus se lisaient dans leurs yeux noirs de désir. Elle savait reconnaître cette lueur sombre, une soif de pouvoir et de domination, un éclat de charbon ardent. Le visage de son beau-père s’imposa à elle. Ses mains sales sur son corps, son souffle rauque dans son cou, la chaleur de sa peau contre la sienne. Il avait volé son innocence, terni une partie de son âme.

Cette expérience traumatisante la poursuivait encore dix ans après. Les fêtes de fin d’année l’obligeaient à le voir. Elle devait jouer l’innocente, sourire, être polie et se montrer reconnaissante alors que son regard lubrique la déshabillait tout au long du repas. A croire qu’il ne l’avait pas assez brisée. Les hommes la dégoûtaient. Ses amies ne comprenaient pas son rejet viscéral de la gente masculine. Elles étaient toutes épanouies et prônaient la vie de couple à qui voulait l’entendre. Sandra et Yanick allaient d’ailleurs se marier dans quelques mois. Ludivine se sentait isolée et incomprise. L’amour était un mot dont le sens lui échappait, un sentiment inconnu qu’elle connaissait à travers les livres et les films. Un vaste univers qu’elle se refusait à connaître.

Le divorce de ses parents avait provoqué une rupture en elle. Tous ses rêves de prince charmant instillés par les dessins animés populaires s’étaient envolés. Elle avait dû grandir plus tôt que les autres. Ce décalage constant l’avait renfermée. Puis était venu Pascal. Ce prénom la faisait frissonner d’horreur à chaque fois. Son beau-père. Cette expression lui retournait le cœur, il n’avait rien de « beau » que ce soit physiquement comme mentalement. Il était un monstre déguisé en bon père de famille. Un pédophile qui jouait au bon samaritain. Les gens n’avaient conscience des monstres qui rôdaient autour d’eux. Des humains sans âme, d’une cruauté et d’un sadisme incommensurables, des abominations qu’on tolérait dans la société pour respecter un équilibre précaire. Ludivine se battait tous les jours pour ne pas sombrer dans un pessimisme dépressif. L’opportunité d’avouer son lourd secret s’était présentée plusieurs fois, mais le courage lui manquait. La vérité dévasterait ses proches. Son père ne s’en remettrait pas. Elle était prête à emmener cette injustice dans sa tombe pour le protéger. Ils avaient tous deux assez souffert.

« Gare de l’Est. » Entonna la voix féminine préenregistrée.

Ludivine joua des coudes pour accéder aux portes. La sonnerie assourdissante retentie. La marée humaine se mit en mouvement d’un commun accord. Certains forçaient le passage en sens inverse. Des exclamations agacées s’élevèrent de-ci de-là. A peine le pied posé à quai, Ludivine entama une course folle. Son train arrivait dans moins d’une minute. Si elle voulait trouver une place, elle devait mettre les bouchées doubles.

Les semelles de ses baskets glissaient sur le sol ciré. Les escaliers se succédèrent, l’air s’alourdissait d’humidité à mesure qu’elle gravit les niveaux. Son regard expert calculait sa trajectoire au millimètre. Elle esquivait les passants avec dextérité, frôlant à peine leurs vêtements et leurs bagages imposants. Le souffle court, la main cramponnée à la bretelle de son sac, elle dégaina sa carte de transport pour la passer sur le portique. Un coup d’œil à l’écran des horaires lui confirma que son train se trouvait voie E.

Une foule s’agglutinait déjà devant les premières portes. Ludivine remonta le quai pour trouver un wagon plus tranquille. Elle trouva son bonheur juste à temps. Le système de fermeture des portes s’actionna au moment où elle pénétra dans la chaleur du wagon. Le chauffage rougissait ses joues et brûlaient ses mains glacées. La jeune femme s’aventura dans l’allée, à la recherche d’une place intéressante.

« Ludivine ? » Appela une voix sur sa droite.

Elle tourna la tête pour voir un jeune homme affublé d’un sweatshirt à l’effigie d’un groupe de métal. Ses longs cheveux blonds, arrangés en un chignon négligé, affinaient son visage anguleux. Sa voix nasillarde était devenue grave, il avait prit une bonne vingtaine de centimètres et quelques kilos de muscles. Son sourire éclatant demeurait similaire à celui dont elle se rappelait. Ses dents se chevauchaient légèrement, une distinction qui perfectionnait son charme naturel. Le manteau de Ludivine s’échoua sur le siège côté couloir et se glissa près de la fenêtre, face à son ami du collège. C’était la magie des transports en communs, on pouvait retrouver de vieilles connaissances.

« David ! Ca fait un bail. Qu’est-ce que tu deviens ? » S’exclama-t-elle avec enthousiasme.

« – Ca doit bien faire cinq ans je dirai. J’ai un pote qui loue un studio de musique sur Pantin, on va bientôt sortir un EP. Et toi, toujours décidée à être prof ? » Son ton indifférent dissimulait une affection certaine, Ludivine l’avait appris au fil des cours de géographie passés à ses côtés.

« – C’est génial, tu me feras écouter. » Dit-elle avec un clin d’œil complice. « Oui et non. J’hésite avec le parcours Traduction mais j’ai entendu dire que sans piston c’est galère. Comme le journalisme, tu vois le genre. »

« – Oh oui que je vois ! Dans la musique tout le monde attend que tu fasses un faux pas pour t’enfoncer dans la merde. » Grommela-t-il, les mains serrées autour de sa bouteille de Coca. « Mais s’il y a bien une chose que je peux t’affirmer c’est qu’avec de la persévérance et un mental d’acier tu peux réussir partout. »

« – Sympathique. Ca me donne presque envie de me réorienter. » Ironisa Ludivine. « Merci pour le conseil, j’en prends note. »

« – A ton service, ma belle. » Dit-il, la bouteille levée comme pour trinquer. « Tu m’excuseras je n’ai qu’une bouteille. »

« – Y a pas de mal. » Assura Ludivine, un fin sourire aux lèvres.

Un silence confortable s’installa entre eux. Le regard de la jeune femme se posa sur la vitre. Son reflet se mêlait aux nuées de graffitis en tout genres qui décoraient les murs séparant les rails de la civilisation alentour. Elle admirait secrètement les artistes de rue, ils prenaient du temps et des risques pour produire leurs œuvres presque éphémères. Les services de nettoyage traquaient les « dégradations », prêts à recouvrir la moindre trace de bombe de peinture, dans l’espoir de brider la créativité de ces âmes libres.

« Tu habites toujours en face de la boulangerie ? » David la tira de sa contemplation.

« – Non, on est dans les HLM près de l’étang maintenant. » Répondit-elle, la tête tournée vers lui.

« – Je me disais que je t’avais aperçue la dernière fois. » Marmonna-t-il. « Je squatte chez mon frère en ce moment, il est dans le bâtiment qui fait l’angle de la rue. »

« – Il va bien ? Je n’le croise pratiquement jamais. » S’enquit Ludivine, une pointe d’inquiétude dans la voix.

« –Tu connais Josselin, il a toujours cinquante projets en parallèle. T’en fais pas, je veille sur lui. » Affirma David, la mine résolue.

La jeune femme hocha la tête, rassurée de savoir que l’aîné de la fratrie Rocher ne traînait pas dans des affaires sombres. Josselin avait la sainte manie de se mettre dans de beaux draps. La drogue faisait partie intégrante de sa vie depuis son passage au lycée Jean-Jaurès. Situé près de la gare, c’était la plaque tournante de la ville, un véritable marché noir d’armes et de stupéfiants prenait place devant les grilles de l’établissement. Les trafiquants se repéraient à leur accoutrement caractéristique. Vêtements de marques, voitures de sport en location et joints en bouche. La police n’intervenait qu’en cas de flagrant délit, autrement elle fermait les yeux pour éviter d’embraser les quartiers chauds alentours. Une énième anomalie du système judiciaire.

« On devrait réunir la bande comme à l’époque, ça pourrait être drôle. » Suggéra David.

« – Est-ce que les autres sont dans le coin au moins ? La dernière fois que j’ai eu des nouvelles de Patricia elle était en échange en Angleterre. » Remarqua Ludivine.

« – Je n’en parlerai pas si je savais pas que tout le monde est ici. » Rétorqua David avec un clin d’œil.

Le sourire de Ludivine s’affaissa. Il y avait une seule personne qu’elle redoutait de voir. Son meilleur ami. Ils s’étaient quittés en mauvais termes deux ans auparavant. Depuis silence radio. David remarqua son malaise. Ses mains se crispèrent à nouveau sur la bouteille. Son visage s’assombrit.

« – Il ne sera pas là. » Sa voix basse se confondit avec les vibrations du train.

« – Comment tu peux en être aussi sûr ? » Contra Ludivine, le regard fuyant.

« – Il est mort. Overdose. » Lâcha-t-il d’une voix morne.

Les yeux de Ludivine s’écarquillèrent. La révélation lui coupa le souffle. Son cerveau refusait d’intégrer ces mots, ils sonnaient comme une langue ancienne aux accents durs et secs. Un code indéchiffrable qui la plongeait dans une léthargie mentale. Les lèvres de David bougeaient mais aucun son ne lui parvenait. Un voile cotonneux brouillait sa perception du monde alentour. La culpabilité enfonça ses griffes acérées dans sa poitrine. C’est de ta faute, chanta une petite voix à son oreille. La main de David sur son avant-bras la ramena à la réalité. Ludivine prit une grande bouffée d’oxygène, le teint livide et les mains tremblantes.

« Ludivine, tu vas bien ? » Paniqua le jeune homme, impuissant face à la détresse de son amie.

« – Je dois y aller, on se capte plus tard. » Haleta Ludivine.

Elle se leva, prit ses affaires et s’enfuit sans demander son reste. David la héla jusqu’à ce qu’elle change de wagon. La journée se terminait en beauté.

***

« Mange, ça va être froid. »

L’affection évidente dans la voix de son père accentua son malaise. Il ne se préoccuperait pas de toi s’il savait. Le goût métallique du sang affola ses papilles. Sa canine venait de perforer sa joue à force de la triturer. Cette petite voix perfide la poursuivait depuis sa rencontre avec David. Sa raison la torturait avec des souvenirs vifs et douloureux, des bribes d’un passé heureux, des éclats de bonheur sur lesquels elle se coupait les doigts.

« Tout va bien ma puce ? » L’inquiétude pointait dans la voix de Maxime.

« – Oui, ça doit être la retombée du stress qui me coupe l’appétit. » Mentit Ludivine.

Maxime n’insista pas. Ludivine se força à manger quelques bouchées des lasagnes maison. Il s’était donné du mal pour lui faire plaisir, la moindre des choses était d’honorer son plat. Son assiette finie au terme de gros efforts, elle aida à débarrasser. Son père tenta d’entamer une conversation durant la vaisselle, sans succès. Ludivine demeurait muette.

« Je vais au lit, je suis crevée. Bonne nuit. » Souffla la jeune femme après avoir déposé un baiser sur la joue rugueuse de son père.

« – Bonne nuit Ludivine. »

Elle entra dans sa chambre et s’assit sur son lit. Son ordinateur portable gisait près de son oreiller, à moitié ouvert. D’une main, elle tira l’appareil puis l’ouvrit. La page de recherche Google la narguait comme à son retour de la fac. Ses doigts moites pianotèrent sur les touches du clavier : Nathan Maurice overdose.

Des articles de journaux apparurent. Ludivine en ouvrit un. Il fallait payer pour accéder à l’article intégral. Elle retourna en arrière. Rebelote. Le troisième fut le bon. Une photo de Nathan illustrait celui-ci. Son cœur rata un battement. Son sourire béat creusait des fossettes sous ses pommettes, ses yeux rieurs fixaient la caméra. Sa chemise à fleurs aux couleurs criardes soulignait son bronzage et au bout de son bras pendait un poisson énorme. Un silure, se rappela Ludivine. Il lui avait tout appris de la pêche ce jour-là. La bande d’amis avait passé l’après-midi au bord de l’eau, à guetter la moindre prise.

Les lèvres pincées, elle fit défiler la page. C’était trop dur de soutenir son regard. La date de sa mort la pétrifia. Le quinze avril. Le jour de son anniversaire. L’écran de l’ordinateur se referma violemment. L’amour à sens unique causait des dégâts irréversibles. Ludivine s’en voulait d’être prisonnière des abus perpétrés par Pascal. C’était ce qui l’avait poussée à rejeter les avances de Nathan. Elle avait creusé sa tombe à coup de sourires désolés et de phrases bateau qu’on entendait dans les films à l’eau de rose. Ludivine était elle aussi un monstre. Elle avait tué Nathan et il n’y avait aucun retour en arrière.

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