Le Marchand de Sable

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Dans sa chambre frelatée aux vitres sales, sous une lumière crépusculaire des plus inquiétantes, Emilie s’efforçait de jouer avec une poupée laide, une princesse triste et poussiéreuse qu’elle coiffait avec horreur. Une araignée véloce s’échappa de la chevelure ébouriffée, puis s’engouffra, pattes folles, dans la robe de chambre de la petite fille. Effrayée, elle s’époumona.

Un coup sec sous ses pieds lui répondit aussitôt : sa grand-mère, une femme sanguine, rachitique mais énergique, agitée par les nerfs et des litrons de caféine, ne tarda pas à monter les escaliers puis s’empressa d’ouvrir la porte de sa chambre.

« Je t’ai déjà dit que c’était l’heure de te coucher, Emilie ! tonna la vieille femme. Tu es en vacances avec moi. Ta mère n’est pas là, c’est moi qui commande ! C’est ma maison, mes règles ! Et pas d’exception, même le premier soir !

- Mais mamie…

- Y a pas de mamie qui tienne ! Vas te coucher tout de suite, j’éteins la lumière.

- J’ai peur dans le noir !

- T’as peur dans le noir ? Voyez-vous ça ! Si c’est pas mignon… Tu vas avoir cinq ans, grandis un peu ! Les enfants des villes, vous êtes pas dégourdis… Des pétochards !

- Mais mamie, y a des ombres qui bougent quand je suis couchée, elles viennent me chercher, s’écria Emilie, moins terrifiée par le visage revêche et ridée de sa grand-mère, ce regard noir qu’elle dardait sans jamais ciller.

- Des ombres… Quelle imagination débordante ! C’est le marchand de sable, c’est tout ! Si tu ne fermes pas les yeux, s’amusa-t-elle d’une voix perçante, il va t’envoyer une poignée de sable dedans, et tu ne pourras plus jamais les rouvrir ! »

À l’idée de ne plus jamais voir le monde, Emilie se tut et, quand d’un doigt crochu sa grand-mère, la pire des sorcières, éteignit la lumière, elle s’efforça de fermer et ses yeux et sa bouche, pour ne point recevoir de sable. Car il se cachait, tapi dans l’ombre, accroché aux fissures du plafond : Emilie ressentait sa présence angoissante. Elle imaginait son souffle glacé sur elle. C’était lui, cette odeur délétère qui imprégnait l’atmosphère lugubre de cette chambre, de cette maison toute entière !

Il passerait à l’attaque si elle s’avisait de le regarder ne serait-ce qu’une seconde ! Alors, pour se donner du courage, elle se cramponnait à l’infâme poupée. Elle essayait de penser aux animaux qu’elle avait aperçus dans la campagne, lors de son arrivée : des oiseaux, des chats, des moutons. En toile de fond : un lac, une forêt, des champs : tous ces endroits recelaient de nombreux secrets qu’elle découvrirait si elle survivait à cette nuit d’horreur.

Des grincements sous son matelas aux craquements dans le mur, en passant par les chuchotis étranges du vent qui cognait sa rengaine fantôme contre les vitres, ces symphonies dissonantes effrayaient Emilie qui n’avait qu’une envie : hurler. Mais l’idée de recevoir une poignée de sable dans la bouche la terrifiait. Elle convoqua dans son imagination fébrile ses héros préférés pour oublier cette chambre sinistre, cette présence néfaste qu’elle ressentait, et parvint à s’endormir, malgré quelques cauchemars effacés à la craie du soleil blanc.

Mamie avait raison, pensa-t-elle en se réveillant, il suffisait de fermer les yeux pour faire disparaître ce monstre d’ombre ! Elle n’avait qu’une envie : descendre lui faire un bisou, pour la remercier. Or, lorsqu’elle s’apprêta à dévaler les escaliers pour la rejoindre, elle entendit une voix d’homme qu’elle ne connaissait pas et qui, caverneuse, résonnait d’une manière qui n’avait rien de naturelle. Peut-être parlait-elle avec le marchand de sable ? Emilie frémit à cette idée et ne tarda pas à s’asseoir, pour tendre l’oreille.

« Je crois que je vais choisir celui-ci, hésita la grand-mère d’une voix atone.

- Vous faites bien, c’est un modèle qui plaît, un classique. Sinon, si je puis me permettre, je peux vous suggérer celui-là, il est plus mémorable, bien qu’un peu plus cher.

- Je n’ai pas envie qu’on se souvienne de moi de cette façon. D’ailleurs, je ne désire pas réserver le salon dont vous m’avez parlé. Inutile d’en faire trop.

- Je comprends ! Bien, vous n’avez plus qu’à signer ici, votre nom, la mention lu et approuvée, et la date du jour. Vous communiquerez le duplicata du contrat à l’un de vos enfants. Nous nous occuperons du reste.

- Très bien ! conclut-elle sèchement après avoir rempli le formulaire.

- Bonne fin de journée, Madame. »

Elle ne répondit rien et ne prit pas la peine d’accompagner ce mystérieux visiteur qui, une fois le document signé, ne s’attarda pas.

Emilie ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Curieuse, elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds, histoire d’observer sa grand-mère : affalée sur le canapé, elle semblait fatiguée, presque léthargique. Dans ses cernes béants, des larmes tanguaient, refusaient de s’écouler. Elle les essuya de ses doigts griffus puis ajusta ses cheveux qui bougèrent d’une drôle de façon, d’un seul tenant, comme si c’était un chapeau ! Cette femme mollassonne ne ressemblait en rien à cette grand-mère acariâtre qui l’avait accueilli hier ! Elle était mal réveillée, peut-être ! Ou alors, c’était un coup du marchand de sable ! Il l’avait rendu gentille, comme avant !

Toujours au petit soin, elle fabriquait des confitures qu’elle offrait avec un grand sourire, tricotait des pulls pour ses petits enfants qu’elle gâtait de mille et une surprises. Elle passait sa vie au fourneau : ses jeunes cousins, l’appelaient mamie gâteau. L’année passée, les délicieuses pâtisseries disparurent, et, avec eux, sa bonne humeur. Son teint rose s’évanouit avec son embonpoint, ses vêtements devinrent ternes et ses lèvres, désormais crispées, se refusaient à toute sympathie. Autour d’elle, l’odeur étrange et pénétrante du marchand de sable : cet effluve infestait la maison et grattait sous les narines. Ce monstre était partout, se cachait sous les meubles, derrière les rideaux ! Il dormait le jour, menaçait la nuit.

Une fois sa chevelure ajustée, la grand-mère se leva avec toutes les peines du monde pour aller, d’un pas lent, vers la cuisine. C’était l’occasion rêvée pour Emilie de découvrir ce contrat énigmatique, inutilement compliqué puisqu’elle n’avait pas encore appris à lire. Néanmoins, elle pouvait voir sur une plaquette publicitaire des photographies de barques curieuses, avec un couvercle. Elle se demandait bien laquelle sa grand-mère avait choisi ! Certaines n’étaient pas très belles.

« Mamie, Mamie, trépigna Emilie, toute joyeuse, on va faire du bateau sur le lac ? »

Et la grand-mère de sortir aussitôt de la cuisine, telle une furie :

« Mais cesse donc de faire du raffut, petite idiote ! De quoi parles-tu ?

- Oui, regarde ! s’émerveilla la petite en tendant la brochure des pompes funèbres.

- Ce n’est pas un bateau, mais un cercueil, c’est là qu’on met les morts, pour les foutre sous terre.

- Les morts ? s’étonna Emilie, qui ne connaissait pas ce mot. C’est quoi ?

- C’est quand tu pars avec le Marchand de sable et que tu reviens pas. Jamais !

- Mais… qui va partir ?

- Toi, petite insolente, s’énerva la grand-mère, qui sortit de derrière son dos un immense couteau ! Je vais te découper en morceaux ! menaça-t-elle enfin, dardant son regard le plus torve, ses invectives les plus glaireuses.

Emilie, terrorisée à la vue de cet immense couteau, courut à en perdre haleine. Ses pas fous raisonnaient sur le plancher vermoulu. Elle fila dans sa chambre en hurlant sans jamais se retourner. Enfin à l’abri, elle serra contre elle la poupée de porcelaine puis se mit à pleurer.

***

Emilie revit sa grand-mère une dernière fois dans cette grande boîte, trois mois plus tard : silencieuse et figée, plus décharnée que jamais, elle avait à son tour un teint de poupée, et les yeux cousus. De toute l’assemblée, Emilie fut la seule avec ses cousins à ne pas pleurer cette femme détestable qui l’avait fait souffrir pendant un mois, une femme que tout le monde louait, jusqu’à déposer sur son corps livide des roses. Emilie ne faisait pas vraiment attention à cette mascarade : le marchand de sable se promenait pas loin. Elle sentait son souffle froid, sur sa nuque.

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