Homesick

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« Et c'est quoi fluxe de données ? Et pourquoi ces bâtons-là tu les mets pas en couleur ? T'as déjà vu des hologrammes ? »

« Non, jamais et on dit flux. Pas fluxe. »

« Ha. »

J'ai passé les deux dernières heures côté couloir, affublé de ce môme, une espèce de mutant trilingue dont les doigts boudinés écrasent l'écran de mon PC, poussés par la curiosité de l'âge et un manifeste instinct de chieur.

Je lui file la fin de mon Orangina histoire qu'il le biberonne et se la ferme et son accompagnatrice, vieille peau aigrie par excellence, scinde mes diagrammes du coin de l'œil, comme si je planifiais de faire sauter l'airbus avant l'atterrissage. Je lui rends son rictus aimable puis finis par sauvegarder mes documents et éteindre mon portable, avec la sensation de n'avoir encore rien foutu de productif.

On ne devrait plus tarder à arriver. J'attends après le signal sonore pour les ceintures comme après le Messie et à ma droite, Razmoket 2.0 livre ses Pokémons à une bataille décisive contre les forces du Mal.

Atterrissage en douceur, clap-clap de politesse et même des sifflements, pour les plus lèches-cul. Puis ça trottine doucement vers la sortie ; patience à fleur de peau et sourires contrits réciproques, pour enrober la pelote de nerfs.

Et je ne parle pas de la réception des valises.

Camille n'est pas là. Je sais qu'on avait convenu que je rentrerais seul mais pendant ces trois heures là-haut, j'ai tout de même cultivé le maigre espoir de pouvoir la sentir contre moi et pallier au chagrin hostile que m'inspire ma ville natale. Je trace ma route sur l'asphalte mouillé de lumière entre les platanes et prends un taxi parce que j'ai les moyens et parce que le métro me donne tout bonnement l'envie de m'immoler.

Résidence Coquelicot, appartement 17. Les portes d'entrées de tout l'étage ont été repeintes, l'innovation voulant les faire passer d'un rouge bordeaux à un rouge cerise et, toutes considérations faites, j'en ai vraiment rien à foutre.

Je tourne la clé dans la serrure. Ça sent le renfermé, les couettes en boule, les volets clos et les Marlboro light. Elle abuse à être plus désordonnée qu'un mec mais je crois que j'ai jamais été aussi content de devoir ramasser les fringues de ma copine. Je déblaie quelques trucs ici et là puis ouvre le frigo. Derrière la mayo allégée et les yaourts bio : pas grand-chose de frais, juste du prêt-à-bouffer dont on ne sait combien de tapis roulant industriels il a fallu pour en faire un si joli emballage.

Un post-it fluo volète doucement jusqu'à mes pieds, comme à chaque fois que je referme ce frigidaire. Il en est recouvert parce qu'on a toujours eu des emplois du temps déphasés et ça nous faisait marrer de communiquer par post-it interposés. Je ramasse le bout de papier jaune ;

Moi « Une Faustine a appelé à 10h.»

Elle « D'où elle sort, cette pouffe ? »

Moi : « J'en sais rien c'était pour toi. »

Je rigole tout seul suivant du doigt la ligne de crasse qui a remplacé la bande adhésive, au verso. Je trouve chiant que cette habitude se soit étiolée, comme ça, sans prévenir. Un peu comme nous deux.

J'envoie un texto à Camille, affalé dans le cuir noir du sofa et sors ma tablette de son étui. Mon boss m'a bombardé d'e-mails, transitant de lui à Alex et d'Alex à moi. Alex, l'une des secrétaires de la boîte. Alexandra pour les non-abonnés, Alex pour moi, Alexander, « un pote un peu collant du boulot » pour Camille. On a le même âge. Elle en connait un sacré rayon sur le mouvement hippie des sixties, les logiciels de bureautique et suce comme une déesse.

Camille me rappelle. Je décroche en lisant en biais les mails d'Alex, les notes qu'elle prend la liberté d'ajouter tout à la fin et en fuchsia moche ; Miss you already, call me when you land. Cam me demande si j'ai fait bon voyage, je lui raconte pour mon tortionnaire de dix ans et ses gémissements attendris se moquent un peu, de l'autre côté de la ligne.

J'entends alors une voix bedonnante « Eh dis-donc Camille, tes cellules vont pas se mettre à incuber toutes seules, que je sache ?»

« C'est qui ce connard ? » je dis et elle s'empresse de s'excuser poliment auprès de son directeur de thèse, pire rejeton de l'Histoire des Sciences qui ne daigne répondre que si on l'appelle par son grade.

« C'est avec lui que tu me trompes ? »

« Pff, crois-moi, t'as vraiment rien à lui envier. C'est le genre bide à bière et strabisme divergent. »

« Pourquoi tu l'envoies pas tout simplement chier ? »

« T'es pas bien, c'est son labo qui me finance… »

« Et alors, je suis certain qu'ils feraient banqueroute si tu te cassais sans te retourner. »

J'entends son rire. Elle me dit que « banquerouter » ça n'existe pas dans le monde de la Biologie et je lui réponds que ce n'est pas non plus un verbe.

« Faut que j'y retourne. » elle soupire ; un « J'en peux plus » mal déguisé.

Je lui dis que je l'attends, et quand elle raccroche, le silence s'écrase de nouveau dans tout l'appart, comme un lourd retour de vague.

Je reprends le travail que j'avais abandonné à 10 000 mètres d'altitude. Au milieu du salon, mon attention passe de mes courbes exponentielles au bout tenace de céleri coincé entre les touches Q et W de mon clavier et je finis en caleçon devant NCIS, à m'empiffrer d'une série de Petits Ecoliers périmés. Camille en met, du temps. Son directeur l'exploite, à tous les coups. Je m'en fais pas trop pour elle, le simple fait de savoir qu'un jour elle assurera la relève et que cet enculé pourra lui lécher les orteils me fait grassement jubiler.

Je suis dans le lit quand elle rentre, la voix encore chaude d'Alex dans les tympans, que j'ai appelée en prétextant un problème sur PowerPoint, et qui a fini par me murmurer des trucs cochons au point que j'en bande comme un connard. Camille se glisse discrètement derrière moi, le vent de la ville sur ses mollets fluets engourdit tous les récepteurs de ma peau. Je simule le stade III du sommeil, allongé sur le ventre et l'entends me demander si je dors ; magma d'espoir et de rancœur dans sa voix. Je m'endors avec son souffle humide dans la nuque et les petits miaulements sourds qu'elle fait, dans ses rêves.

Au petit matin, je me laisse impunément consumer par l'épais ciel blanc en regard de la vitre, le temps d'une grasse mat' dont j'ai longtemps rêvé. Je n'ai pas entendu Camille partir et j'ai la sensation de l'avoir ratée de peu ; l'appart somnole encore dans l'odeur de son parfum mêlé à la caféine. Elle a laissé un polaroïd sur les draps, taggué sur le dessous – « J'ai pas osé te réveiller, t'es vraiment trop sex. ». Je regarde la capture de nous deux ; moi, les yeux clos et la bouche ouverte comme un con et elle, ses cheveux dans les miens et ses yeux hazel, rieurs, faisant du gringue à l'objectif.

Je bouffe ses Spécial K l'œil sur la jaquette d'un album qui sent le tout neuf. Les timbres brûlants de crooners se diluent lentement en stéréo dans tout l'appart et l'usage faisant que la musique que Camille écoute reflète ses états d'âme, je peux dire sans me tromper que ma copine a absolument et complètement le feu aux fesses. Ça me fait rire cinq minutes jusqu'à ce que je lise le dernier mail de mon boss. La femme de Sven ayant accouché prématurément, je suis réquisitionné pour nous représenter au Salon annuel du Multimédia, dès dimanche ; son besoin vital d'être cramponné à la croupe des sponsors ayant bien plus d'importance que les vies de couple boiteuses de ses employés.

J'appelle Camille pour lui dire.

« T'es sérieux ? »

J'acquiesce et sans la voir, je l'imagine clairement, les doigts sur les tempes, à essayer de dénouer la frustration qu'elle sait si bien taire, d'habitude.

« Putain mais vous êtes un tas de types dans cette boîte, pourquoi il faut que ce soit toi qu'y aille ? »

Les derniers mots ont trébuché dans le fond de sa gorge. Au bout du fil, le grondement de machines de laboratoire voile sa peine ; leurs bips répétés faisant écho à notre silence, aux non-dits qu'on a laissé se tuméfier avec le temps, croyant qu'on pouvait encore s'enliser sans trop se faire mal.

« T'as un vol à quelle heure ? »

« Quinze. »

Elle y sera. Devant le kiosque où les fraises Tagada coûtent les yeux de la tête, pour 13 heures.

Je me suis assis sur une des tables rondes en inox, à deux pas du kiosque. A 13h00, Camille déboule, haletante, dégage les mèches de cheveux électriques qui lui collent au visage. Elle a froid, puis chaud finalement ; elle enlève son manteau d'hiver et déroule le km d'écharpe sur sa gorge exsudant une fine pellicule moite et un peu rose. Elle oublie de me faire la gueule occupée à descendre son directeur sur tous les tons et ses jugulaires enflent sous le coup de la colère. Mon bébé a mauvaise mine, mais je la trouve belle même si j'ai un peu mal de la voir comme ça, nerveuse et sensible, comme ces filles stressées dont on dit qu'elles sont frigides, ou mal baisées. Elle retrouve un peu de son souffle, me dit qu'elle m'a pris un cookie tout choco chez Starbucks – y'en a plus aux amandes – et je lui souris en la tirant par les phalanges.

« Reste pas debout... », je dis et l'assois sur mes genoux.

Je sens chacun des muscles de son dos se détendre et se blottir contre moi, en même temps que ses cheveux sur ma joue. On lève les yeux sur le jingle du journal de 13h, diffusé sur l'un des plasmas suspendu au dessus de nos têtes. Pendant les gros titres, une dame au teint mauve alcoolique critique les tares de notre politique employant des noms d'oiseaux à tout va pendant que ses gosses se tapent dessus comme des catcheurs, juste à notre gauche. Je n'entends rien d'autre que le silence de Camille. Elle suit le journal d'un œil lointain, ses doigts répétant la même danse distraite entre les miens, désarmés.

Elle est trop jeune pour être aussi vide. On s'était dit qu'on tiendrait, qu'est-ce que c'est qu'une relation longue distance comparée à un bagage pareil au nôtre, on en rira même, quand on sera vieux. Et puis sa thèse normalement, c'est trois toutes petites années et se voir plus de deux fois par mois est largement faisable vu la foison de programmes fidélité, dans les compagnies aériennes.

Tu parles. Je tiens pas, elle tient pas, elle subit et j'arrive pas à m'ôter l'idée qu'elle serait sans doute plus heureuse, avec un autre. Je colle mes lèvres sur son oreille ce qui la raidit un peu parce que les câlins en public ne sont pas sa tasse de thé. Je niche alors le nez au creux de son épaule, sans rien dire, et pense aux fellations d'Alexandra, aux sensations qu'elles me procurent qui n'ont rien à voir avec tout ce que Camille m'inspire.

Pernaut dit qu'une dizaine de civils ont trouvé la mort dans une attaque meurtrière quelque part dans le Moyen Orient et moi, je murmure à Camille qu'elle me manque.

Elle lâche le soupir qui la lacère depuis trop longtemps et pleure à chaudes larmes, dans ses paumes. Je lui dis que j'appelle mon patron, il va bien pouvoir s'arranger ou bien je peux me faire porter pâle, mon docteur a l'ordonnance facile ; mais ma voix n'a absolument rien de crédible. Les yeux rouges, elle refuse d'un hochement de tête et arrange un bouton de ma chemise pour éviter mon regard, le souffle entrecoupé de toutes petites saccades.

L'annonce de l'embarquement tombe sur nous sans perdre de sa lourdeur habituelle. Camille me glisse d'attendre un peu pour être au bout de la file grossissante et un groupe de collégiennes à casquettes rouges glousse comme des truies lobotomisées quand je me penche pour l'embrasser. On se guérit en caresses tièdes et en mots chuchotés ; les même qui vous détournent des évidences et qui n'ont vraiment de sens qu'entre les murs des aéroports…

***

Les rues dublinoises s'enorgueillissent des miettes de soleil qui affleurent sur le flanc des façades et dans mon bureau.

L'air est moite et le ciel orange des fins de journées imbibe la pièce d'une fatigue entière, chaude et presqu'agréable.

C'est dans ces heures-là que je me souviens que je ne suis pas d'ici et que Dublin a encore le parfum des fins de voyages scolaires ; sur le chemin du retour, quand on a envie de rien d'autres à part dessiner dans la buée, le front collé à la vitre alors que les filles révisent la liste de leur amoureux à la hausse, perchées sur les sièges de l'autocar surchauffé, que les petits gros du fond troquent des restes de sandwichs suant dans le papier alu et qu'on sent physiquement le souvenir de la journée s'envoler en traînées fumantes derrière le car. Et à mesure qu'on s'éloigne, la vision d'horreur du contrôle surprise de la maîtresse d'Histoire-Géo sur l'architecture des bâtisses de la vieille ville se fait tellement évidente que le moral en est d'autant plus plombé.

Alexandra fait claquer ses escarpins jusqu'à moi, leur rutilante rengaine dénotant son assurance certaine et la sexualité brûlante de son jeu de hanches maîtrisé.

Assise sur le bord du bureau, à côté de moi, elle se penche pour m'ouvrir un dossier sous le nez, glissant un doigt sur les lignes du planning du Salon prévu pour le lendemain et m'exposant à tous les atomes nocifs de sa fragrance capiteuse. Elle sort aussi une carte de vœux flanquée d'un gang de golden retrievers dépressifs ; message de soutien pour Sven, Gail et l'embryon précoce. Je pioche un stylo bille pour griffonner un mot gentil sous la longue dédicace de Paul, l'attaché commercial romancier à ses heures, et cherche l'inspiration, les yeux sur le caillou huit carat d'Alexandra dont la main gauche repose à plat sur mes paperasses, sereine.

« Is that Camilla ? »

Elle saisit le polaroïd de Camille, que je ne me souviens pas avoir amené, et le porte juste sous yeux pour le regarder studieusement, avec un sourire que je peine à interpréter. J'acquiesce et la corrige, « Ca-mi-lleuh » ; mon accent traînant lui arrachant un autre sourire, moins acide.

« She's cute. », elle conclut et enchaîne sur autre chose, comme si on avait parlé d'un sujet trivial genre les dangers de la déforestation amazonienne, comme si je n'avais pas senti le malaise qui l'a prise et l'éclair de condescendance qui a traversé son regard, et qui s'est mû dans toute la pièce, l'espace d'une seconde.

Le boss passe en coup de vent à la porte ouverte qu'il cogne de deux coups secs pour nous dire au revoir et je ne remarque que maintenant que le ton de sa voix a changé quand il s'adresse à nous, qu'elle a pris une tournure quasi paternelle qui nous englobe, Alex et moi, dans un même tout ; le tout d'un doux tandem florissant.

La nuit tombée, j'enfile mon imper et m'enquis un instant de l'état de Beth, la technicienne de surface, dont le petit dernier se remet tout juste d'une mononucléose et dont les mains rêches, en appui sur le manche à balai, s'octroient une pause méritée. Je dispose poliment et traverse les couloirs de l'office désertée, en direction de la salle de repos. Le néon fait plusieurs à-coups avant de s'allumer. Alexandra est sur la table, les jambes croisées sous son tailleur, entre un sachet entamé de scones aux myrtilles et des cendriers encore pleins de mégots. Je feins d'être pressé et récupère mon thermos alors qu'enrobé dans les mailles d'un bas noir, son pied vient lentement me soulever le paquet, sans détour. Elle fait une moue fiévreuse, murmure mon nom et ses mains tirent les pans de ma veste.

Elle a les mêmes yeux que Camille.

Je crois que Dublin est plus belle la nuit. La mélodie urbaine en rythme les extravagances en contre bas du building, alors que dans la pénombre, je m'en remets à Alexandra, au creux de ses cuisses blêmes et à ses plaintes pleines de promesses.

Je la saute sans tendresse à même la table branlante et me convaincs de ne pas en souffrir, comme si je n'en avais rien à foutre qu'à deux heures de là, Lyon s'endorme et Camille se tue au travail et aux clopes allégées, pour oublier qu'on s'y prend mal ; que je m'y prends mal à tout faire à l'envers et à alimenter la vie de mon grain de sel foireux, comme si le monde ne partait déjà pas assez en vrille.

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