La princesse maudite.

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Les années s'écoulèrent vite, et Aurore eut bientôt seize ans. C'était une belle jeune fille, grande et à l'allure élancée ; charmante dans ses habits azurés, elle possédait tout autant de coquetterie que de connaissances. Il lui fallait bien une heure pour se préparer chaque matin, aidée par ses femmes de chambre diligentes, avant de descendre petit-déjeuner auprès des monarques vieillissants.

Ceux-ci ne s'étaient jamais vraiment remis de l'incident à son baptême. Le roi ployait sous l'angoisse et les lourdes responsabilités, et la reine voyait sa belle chevelure d'or se faner davantage mois après mois. L'été dernier, ils avaient fêté modestement leurs cinquante ans ; depuis ce jour fatidique, leurs Majestés avaient perdu tout goût pour de grandes célébrations, et c'était toujours en petit comité que l'on recevait au vieux château.

  • Bon matin, mère. Père, rajouta la princesse en courbant la nuque, avant de prendre place sur le fauteuil que lui tendait un servant.

Le roi hocha la tête, l'air sombre : les affaires nobiliaires n'allaient guère, et cela se reflétait de plus en plus sur son état. Sa femme sourit plus chaleureusement :

  • À toi aussi, Aurore. As-tu passé une bonne nuit ?

Ensemble, elles conversèrent quelques minutes, fidèles à leur habitude. Cependant, la jeune fille pressentait une étrange retenue dans chacune des paroles de sa mère, comme un secret sur le bout de la langue. Elle savait les humeurs de ses parents changeantes, et craignait de questionner leurs attitudes ouvertement...

Elle se tut donc, se réfugiant à la place dans la bibliothèque du château après avoir récupéré le thé oriental de la matinée. Quand elle s'armait d'un livre et de boissons chaudes, même le plus froid des vents n'aurait pu l'arracher de la grande pièce déserte.

Et pour cause, quel splendide endroit ! Les murs de pierre austère s'égayaient d'immenses rayonnages de meubles en bois laqué, qui portaient tous des dizaines de trésors à découvrir. La princesse s'amusait, entre deux broderies, à reconnaître un moine copiste d'un autre par l'écriture qui différait, tout en regrettant que l'âge des contes soit dépassé. Bien souvent, ces pieux traités qui remplaçaient ses héros d'enfance lui donnaient matière à réfléchir, aussi sacrilège que cela le fut.

« Pourquoi... », songeait-elle souvent, « ... pourquoi donc devrions-nous être inférieures aux hommes ? Certes, nous souffrons de menstrues douze fois l'an, et devons accomplir la tâche de mettre au monde ; mais je n'en ai aucune envie, moi. »

Elle aurait tant préféré être un de ces preux chevaliers qui défiaient dragons et brigands de leur seule épée, ou même un de ces princes d'Orient lointain, où elle aurait pu danser à cœur joie et goûter tous ces plats exotiques, aux mille et une épices.

« Hélas, me voilà confinée au palais familial, à devoir attendre un mariage pour disposer du droit de sortir ! Dieu sait comment je ne veux pas de ce sort. »

Aurore y repensait encore, assise sur le rebord de la fontaine du bois familial, quand une voix qu'elle connaissait bien l'interpella :

  • Votre Altesse ! ahana Eudoxie, une de ses femmes de chambre. Votre... sa Majesté votre mère vous demande au donjon...
  • Merci, Eudoxie. J'y cours.

Après avoir salué la jeune servante d'un geste plein d'amitié, la princesse se dirigea d'un pas leste vers le salon ; il lui vint à l'esprit que son père n'approuverait nullement une marche aussi peu gracieuse, et elle pinça les lèvres en accélérant.

« Oh, cette stupide robe... », pesta-t-elle en son for intérieur. « Que je regrette de ne pas pouvoir porter les collants d'homme, j'irais bien plus vite sans tout ce tissu qui traîne sur le sol ! »

  • Aurore, ma chérie, soupira la reine tandis qu'elle arrivait précipitamment, les joues rouges d'avoir tant couru, quand apprendras-tu enfin à te comporter convenablement ?
  • Sans vouloir vous offenser, Mère, je crains rester telle que je suis jusqu'à la fin de ma vie, répliqua la jeune fille en souriant.
  • Ne dis pas de telles sottises, la réprimanda-t-elle.

La reine semblait d'humeur lasse. Elle remua un moment sa cuiller d'or dans sa tasse de thé avant de reprendre :

  • Par ailleurs, il te faudra changer au plus vite puisque ton père et moi avons décidé de te marier au prince Lothaire, de l'Empire voisin.

Aurore se figea. Se marier ? Mais...

  • Mère, je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu, je... Non ! Je refuse, s'écria-t-elle en reculant.

Il lui faudrait déménager, accepter son sort de trophée, et même lui faire des enfants.

Cette simple pensée la fit suffoquer d'indignation. Qu'elle soit damnée si elle se soumettait à pareille destinée !

  • Ma fille... Ce n'est pas si mal, tu le sais bien, fit-elle doucement remarquer, en tendant la main pour saisir la sienne. D'après ce qu'on m'a dit, le prince est jeune et ne manque pas d'élégance...
  • Mais je ne veux pas l'épouser ! Je ne veux personne, vous le savez très bien.
  • Aurore ! C'est ton devoir, rétorqua la monarque à bout de patience, et il te faudra l'accomplir !

Les sourcils froncés, la jeune fille dégagea ses doigts de l'emprise maternelle en secouant la tête et se précipita au bas des escaliers. Sa mère se cacha le visage, les lèvres tremblantes.

  • Oh, cette affreuse malédiction... ! murmura-t-elle comme pour elle-même.

Elle rouvrit les yeux, puis appela de toutes ses forces :

  • Gardes, ne la laissez pas s'échapper.

***

Aurore marchait, plus qu'elle ne l'avait jamais fait de sa vie. Combien de lieues avait-elle traversées ? Deux, cinq, dix ?

En réalité, cela faisait à peine trois heures qu'elle s'était enfoncée dans les bois royaux, mais elle l'ignorait. Ses pieds délicats souffraient le martyre, son souffle manquait et elle avait relevé sa robe jusqu'à la longueur malséante, mais ô combien plus pratique de ses genoux, afin d'avancer plus vite. Elle n'osa se reposer qu'une fois arrivée dans une clairière paisible, près d'un ruisseau au chant cristallin. Le soleil commençait à s'abaisser, ses poulaines de cuir étaient complètement souillées et il lui vint à l'esprit qu'elle n'avait nulle part où aller.

  • Seigneur... Qu'ai-je fait ?

La jeune fille ôta sa coiffe de sa tête blonde et retint un sanglot désespéré. Elle n'avait même pas eu le temps de prendre de quoi manger. Pour l'instant, le soleil reluisait toujours, mais quand la nuit tomberait...

Comment diantre pourrait-elle se protéger des bêtes sauvages ?

  • Serais-tu perdue, mon enfant ?

Cette voix étrangère surgissait d'un arbre à ses côtés, s'incarnant en une femme-oiseau des plus étranges qui lui offrit un sourire plein de charité. Effrayée, Aurore répondit :

  • Si ce n'était que cela... Non, je me suis enfuie de chez moi, et pour rien au monde je ne voudrais y retourner !
  • Et pourquoi donc ? s'étonna l'étrange créature, dont les yeux d'absinthe s'arrondissaient. Te faisaient-ils souffrir ?
  • Non, murmura-t-elle en réponse, seulement on m'y disait que je devrais épouser un prince. Oh, s'écria-t-elle brusquement avec fougue, comme je hais être femme dans ce monde ! Si seulement j'avais pu naître libre...
  • Ne parles pas ainsi, Aurore. Je suis ici pour t'aider, mais il ne te servira à rien de pleurer.
  • Comment connaissez-vous mon nom ? s'étonna la jeune fille, soudain méfiante. D'ailleurs, qui êtes vous ?

L'étrangère eut un sourire indulgent.

  • Petite princesse, j'étais là à ton baptême... Et au premier regard, j'ai su que tu ne serais pas comme les autres.
  • Comment ?

Maléfique tendit sa main, lui effleura une mèche dorée.

  • Je peux t'aider, mais à une condition seulement.

***

La condition n'était nulle autre qu'elle lui transmette son savoir ancestral de magie, qui se perdait de génération en génération.

Au sein du petit chalet au toit de chaume où vivait la sorcière, il faisait toujours bon. Un feu flambait joyeusement dans la cheminée, et elle recelait de recettes et d'histoires merveilleuses. Aurore ne s'était jamais aussi bien entendue avec quelqu'un, aussi harpie soit-elle ; finalement, songeait-elle, Maléfique n'était tout simplement pas comprise par les autres.

Mais pour la jeune fille, la magicienne était sa véritable marraine-fée. La seule à avoir été sincère avec elle, puisque dès son arrivée, elle lui avoua :

  • On me dit être la source de ton désintérêt pour les hommes... Mais en vérité, je l'ai pressenti à mon premier regard sur ton berceau. Je n'ai fait que reprendre le sort de cette grincheuse de Pimprenelle, qui n'avait pas eu le temps de te faire don de son cadeau de réflexion.
  • Mais c'est du vol ! s'indigna Aurore. Et puis, murmura-t-elle, peut-être aurais-je préféré être comme elles. N'aurais-tu pas pu m'offrir l'amour du mariage ?

Maléfique secoua la tête.

  • On ne choisit pas sa nature, ma colombe, je suis bien placée pour le savoir. Il faut seulement que tu l'assumes.

***

Aujourd'hui, on murmure encore qu'une magnifique sorcière aux cheveux d'or vivrait dans les bois enchantés d'un royaume depuis longtemps disparu ; sa compagne, une fée rebelle, serait à ses côtés depuis la mort de sa mentor, il y a des décennies de cela.

On reconnaîtrait son passage aux magnifiques fleurs épineuses qui poussent suite à chacun de ses pas. Son jardin en serait rempli...

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