1. ELLE ARRIVE

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– William.

William releva les yeux vers la voix rauque qui avait prononcé ces mots, et vit un être difforme.

Il s’agissait d’une créature vaguement humanoïde, composée d’une étrange masse de fumée anormalement obscure. Elle était de dos, loin devant William. Pourtant, celui–ci se sentait observé de toutes parts, comme si cette fumée consciente sondait les moindres recoins de son esprit. Cette sensation lui faisait perler des gouttes de sueur sur son front, et légèrement trembler des lèvres.

La créature se tourna vers l’adolescent, et révéla son visage. Jusque–là figé, William hurla de toutes ses forces, les larmes aux yeux.

* * *

– Encore ce cauchemar ?

– Ouais, répondit passivement William en buvant une gorgée de sa canette de thé glacé.

– Eh ben, soupira l’interlocutrice de l’adolescent.

– Clara, tu penses que j’suis taré ?

La jeune femme, nommée Clara, fronça les sourcils et posa sa main sur celle de son ami.

– Quoi ? Non, certainement pas ! s’exclama–t–elle. Par contre, je t’avoue que ça m’inquiète un peu tout ça… Mate–moi ces cernes !

William releva la tête vers son amie. Elle ne mentait pas, lui qui d’habitude avait la peau impeccable et aucun souci visible de santé, en moins d’un mois il était devenu pâle, épuisé et avait de grandes poches rougeâtres sous les yeux.

Clara, elle, était tout l’inverse ; ravissante comme le soleil, de belles boucles brunes et des yeux vert clair perçants, ainsi qu’une petite étincelle particulière dans le regard, qui avait tapé dans l’œil de William quand les deux s’étaient rencontrés, quelques années plus tôt.

– J’vais l’attraper ce médecin. J’ai un milliard de traitements, et aucun ne marche…

Le noiraud s’étira en baillant, et s’affala contre la table de pique–nique de la cour de leur lycée.

– On a cours de quoi, déjà ? demanda finalement William, après un léger blanc.

– Mh, laisse–moi y réfléchir… Français, je crois !

– J’ai la flemme, je crois que je vais sécher.

– On a une intervention du club d’occultisme du lycée, tu m’as baratiné toute l’année avec. Tu vas vraiment sécher ?

– Ouais, j’ai pas envie…, lâcha William d’un ton faible, sans relever la tête.

– Salut les amoureux !

Clara se retourna et vit Adèle et son frère, Matthew. À eux quatre, avec William, ils formaient un quatuor de meilleurs amis depuis leur entrée au collège.

– Yo, salua le noiraud en faisant un V avec son index et son majeur, toujours sans relever la tête.

– Alors, prêts pour ce cours d’occulte ?

– William sèche.

– William sèche ?

– Je sèche.

Matthew fronça les sourcils, et s’assit à côté de William.

– T’es sérieux mec ? Sécher ne va pas te faire aller mieux, tu sais–

Le noiraud releva la tête vers le frère de Clara, révélant des yeux injectés de sang complètement épuisés.

– O.K., il sèche. Et, comment il compte faire ?

– Comment ça ? rétorqua Clara.

Matthew pointa du doigt le portail verrouillé.

– Un pion vient de le fermer. Tu comptes t’envoler, crevé comme t’es ?

– Tu m’emmerdes Alex…

Un blanc s’installa dans la conversation.

– C’est qui Alex ? demanda Matthew, sourcils froncés.

– T’es pas marrant… Vraiment pas…

William soupira et sortit de sa torpeur en s’étirant. Il se leva, rangea rapidement ses affaires et quitta ses amis.

– Où tu te tailles ?

– Aucune idée, mais ça fait déjà une heure que je squatte ce banc. J’en peux plus.

L’adolescent quitta donc ses amis, et se dirigea vers l’intérieur de l’établissement. Il croisa quelques élèves, assis devant leurs salles de classe respectives, attendant probablement leurs professeurs.

– M’aurais–tu déjà oublié ?

William écarquilla les yeux. Cette voix… Cette voix, il s’agissait de celle de son ami, Alex. Mais, comment pouvait–il se trouver ici ?

– Mais tu es m…, débuta le noiraud, avant de se stopper.

Cette voix si particulière semblait venir de partout à la fois, de derrière lui comme devant, de sa gauche comme de sa droite... L’adolescent se retourna, et la vit.

Une ombre à la tête démesurément allongée et aux yeux qui semblaient être des flammes. Elle avait des doigts affreusement fins et longs, finissant par des griffes mortelles. Elle leva la main dans la direction de William – celui–ci étant complètement paralysé –, et le pointa du doigt.

Un rictus.

Malgré la composition étrange de la chose, celle–ci semblait afficher un rictus.

Une goutte de sueur perla le long du front de William. Ses yeux s’embuèrent, tandis que ses lèvres se mirent à trembler. Il recula en titubant, avant de s’emmêler les pieds et tomber par terre. Il se releva, non sans difficultés, avant de prendre la fuite en courant dans le sens opposé.

Après avoir monté tous les étages du lycée, il se retrouva devant une énorme porte, celle qui menait au toit. Il l’ouvrit, et s’engouffra dehors. Maintenant, devant William se trouvait la véritable jungle urbaine qu’était Carleone, la ville dans laquelle il habitait depuis sa naissance. Tout en bas de l’établissement, à la vue de William, se trouvait un vieil homme avec des lunettes de soleil qui semblait regarder dans la direction de l’adolescent. Le noiraud fronça les sourcils ; il avait la forte impression de connaître cette personne.

Le vieillard eut un très léger sourire, que William n’aurait probablement pas remarqué s’il n’était pas en train de le fixer depuis plusieurs longues seconde, et tourna le dos à l’adolescent, marchant au loin. Le noiraud recula en titubant, avant de s’emmêler les pieds et tomber sur les fesses.

– Qui… ?

* * *

– Hein ? Qu’est–ce que t’as vu ? fit la voix de Clara, légèrement déformée par le téléphone.

– Je sais pas… Je sais plus…, répondit William, d’un ton fragile. J’ai l’impression de péter les plombs, et ça me les brise.

Les deux amis étaient au téléphone depuis plus d’une demi–heure maintenant, des heures après leur longue journée de cours.

– Jamais tu la fermes ta gueule ?

– Hein ?

– William.

– Ouais ?

– Ça fait combien de temps qu’on se connaît ?

– Euh… six ans à peu près, ‘fin j’crois.

– Voilà, six ans. Et tu sais quoi ? Je t’ai jamais vu aussi pathétique que ça. Reprends–toi, bouge–toi, je sais pas moi !

– …

– Tu crois que t’es le seul à avoir mal ? Tu crois que ça me rend pas malade de te voir dans un état aussi affreux ? Ça me les brise aussi, tu vois ?

– Ouais. Désolé de te faire endurer ça…

– « Désolé », « Désolé », « Désolé » ! Tu sais dire que ça ? Ce que je veux, c’est pas des excuses ! C’est que t’ailles mieux ! Alors maintenant, dis–moi ce que t’as vu !

Derrière son téléphone, un sourire se dessina sur les lèvres du noiraud. Sans même qu’il ne s’en rende compte, il avait besoin d’être réprimandé.

Il s’agissait d’un besoin inexplicable.

– J’ai… J’ai vu mon ancien professeur.

– Hein ? Attends, celui auquel je pense ?

– …

– Réponds.

– Ouais.

Il prit une profonde inspiration avant de continuer, la voix un peu tremblotante.

– Ouais c’est exactement lui.

– Il est pas censé s’être fait chopper ?

– …

– Réponds.

– Ouais, bah c’est ce que je croyais.

– Et, qu’est–ce que tu comptes faire ?

– Comment ça, qu’est–ce que je compte faire ?

– Un putain de malade mental qui te veut potentiellement du mal est en liberté, et tu comptes te branler la nouille ? T’es cassé ?

– Et tu veux qu’j’fasse quoi ?! s’exclama l’adolescent. Que je porte plainte pour un truc qu’il a fait il y a des années et pour laquelle il a déjà fait de la taule ?

– …

– Alors ?

– Alors tu m’emmerdes.

Un blanc s’installa dans la conversation après les mots violents de Clara. Blanc qui fut interrompu par un immense fracas chez la jeune femme, qui fit sursauter les deux interlocuteurs.

– Euh… Il s’est passé quoi là ? fit William.

– Aucune idée… Je crois que je vais raccrocher, il me reste plus masse batterie. Je t’envoie un message après pour te dire ce que c’était ?

– Ça va… A toutes…

– Vire–moi ce ton dépité, je vais pas mourir Liam !

L’adolescent sourit derrière son téléphone.

– Ouais… Ciao.

Il appuya sur le bouton pour raccrocher, et se laissa tomber sur son lit.

“ Ça faisait longtemps qu’elle m’avait pas appelé par ce surnom…”, songea William, toujours le sourire aux lèvres.

* * *

La trajectoire parfaite.

A ce moment précis, c’était littéralement tout ce qui comptait.

La position adéquate des doigts sur la structure délicate en papier, soigneusement pliée pour imiter la forme presque grotesque d’un avion. Matthew, son créateur, tentait, malgré la simplicité de la chose, de se concentrer au maximum pour faire le lancer parfait.

Il ploya son bras de manière à prendre un peu d’élan, puis le tendit d’un coup sec et maîtrisé, laissant s’échapper l’avion en papier de sa main, qui fit une trajectoire parfaitement droite et s’échappa par la fenêtre dans un léger sifflement.

Matthew mima une célébration silencieuse, avant de faire tourner sa chaise de bureau d’un coup de pied, satisfait de son lancer.

Il stoppa la rotation en posant son bras sur son bureau et saisit son téléphone. Il ouvrit l’application Musique, et pressa son doigt contre Sugar, de Zyed. Il se leva de sa chaise, et se mit à danser sur la prod’ entraînante du son. Il ferma les yeux, et s’imagina sur une piste de danse, entouré d’une foule qui l’acclamait à chaque pas. Il tournoya sur lui–même, et tendit la main devant lui, et une main féminine la prit. Matthew releva la tête et vit un véritable soleil, l’objet même de son désir le plus inconscient. Tous deux dansèrent devant la foule imaginaire en feu, jusqu’à ce que Matthew rouvrit enfin ses yeux.

Il se laissa tomber sur son lit, et contempla le plafond immaculé. Il tendit la main sur sa table de chevet sans la regarder, et tâta celle–ci à la recherche de son carnet de notes. Matthew finit par mettre la main dessus, et le prit.

Il l’ouvrit grand devant ses yeux, et lut son contenu pour la cinquième fois de la journée.

Aujourd’hui, c’était mon premier jour de cours avec tous les autres !! Quand j’ai vu la liste de ma classe, j’ai halluciné ! Tous mes proches les plus chers, William, Clara et Adèle !”

Il sauta quelques pages, et poursuivit sa lecture :

Depuis quelques semaines, j’ai l’impression de vachement me rapprocher de William ! J’aime trop ce mec, même si il est un peu space parfois; on dirait qu’il est constamment dans un monde dans sa tête… Mais… Quelque chose me dérange chez lui. Je saurais pas expliquer quoi, mais y’a un truc qui me perturbe chez lui… Je finirai bien par trouver.”

Matthew arbora un sourire triste en lisant ces mots. Cette perturbation, minime, avait, sans qu’il ne s’en rende compte, dévoré William, le laissant presque comme une carcasse vide. N’ayant pas l’envie de relire tout son carnet, le jeune homme passa directement à la dernière page.

J’aime mes amis. Tous. D’un amour infini. Et c’est pourquoi j’veux laisser tous mes regrets, toutes mes horribles pensées dans cette page, pour ne pas avoir à le leur dire. Lâche, pas vrai ? Mais… je me sens tellement coupable. Il y a quelques jours, j’ai tout compris. William, depuis quelques semaines maintenant, semble mort intérieurement. On dirait que son âme a étée souillée par un démon, c’est tellemnt horrible de le voir comme ça. Mais, d’un autre côté… Il paraît tellement cool comme ça. Tout le monde s’inquiète pour lui, tout le monde est à ses pieds, et c’est maintenant qu’il se laisse abandonner qu’il est stylé. Je l’envie putain ! Se suffit–il de se laisser crever pour devenir attractif ? Qu’est–ce que je n’ai pas ?

Pire encore… Il a volé mon soleil. Je sais que je peux abandonner dès maintenant. Je l’ai vu, j’ai vu cette alchimie entre leurs regards. On dirait presque qu’ils sont liés l’un à l’autre, on dirait presque la lune et le soleil. Je l’aime tellement bordel ! Pourquoi est–ce qu’elle ne m’accorde rien, pas même un regard de la sorte ? J’aime Clara…”

Matthew stoppa net sa lecture et ferma brutalement son carnet. Ses propres mots lui faisaient honte, et il avait ressenti une horrible gêne – ou plutôt, un certain malaise – en les relisant. C’est ça, de jouer avec ses propres “démons”. Il fronça les sourcils et secoua la tête, comme pour essayer de faire partir ces termes qui résonnaient dans sa tête.

Toc, toc, toc.

– Ouais ? lança Matthew en cachant son carnet sous son matelas en vitesse.

La porte s’ouvrit, révélant la silhouette de sa sœur, Adèle.

– Qu’est–ce que tu me veux ?

– C’est toi qu’a fini le jus de pomme ? accusa la jeune femme.

– Je bois pas ta merde, rétorqua Matthew.

– Papa en boit pas, et la bouteille se vide pas seule putain ! s’impatienta–t–elle.

– Du moins, je bois pas ta merde d’habitude, railla l’adolescent avec un sourire narquois.

– Sale chien ! s’exclama Adèle dans un fou rire.

Elle s’élança sur son frère dans l’optique de lui mettre un taquet sur la nuque, mais fut rapidement maîtrisé par celui–ci, qui avait clairement le dessus physiquement.

– Et qu’est–ce que tu vas faire ? Qu’est–ce que tu vas faire ? provoqua Matthew avec un grand sourire.

– Lâche–moi la grappe ! s’écria l’ado en tentant de se défaire de l’emprise de son frère, tous deux dans un fou rire.

* * *

Trois heures du matin, la pluie battait de son plein dans la jungle urbaine qu’était Carleone. Un vieil homme, vêtu d’un long manteau, se baladait, sans se soucier des gouttes d’eau qui coulaient le long de son visage froid. Il portait des lunettes de soleil, ironique au vu du climat qui l’entourait. Son regard se baladait un peu partout; tantôt vers les habitations éteintes, tantôt vers les jeunes qui rentraient de soirée, munis d’une veste couvrant la tête en guise de capuche, tantôt vers les sans–abris qui tentaient, tant bien que mal, de dormir.

– Monsieur ?

Le vieil homme tourna la tête et croisa le regard d’un jeune adulte d’une vingtaine d’années, qui lui tendait un parapluie.

– C’est important de se couvrir la tête, et j’ai bien l’impression que vous n’en avez pas avec vous, monsieur…?

– Jacques, appelez–moi Jacques, répondit le vieil homme. Et vous ?

– Vous pouvez m’appeler Dave !

Il prit le parapluie avec un hochement de tête en guise de remerciement. Il tendit sa main vers Dave, et celui–ci la serra avec un sourire légèrement crispé; la poigne de Jacques était étonnamment forte.

Les deux se séparèrent, et quelques dizaines de mètres plus loin, le jeune homme hurla de douleur. Un petit rictus, presque imperceptible, se dessina sur les lèvres de Jacques. Celui–ci continua calmement sa balade, et s’arrêta finalement devant une alimentation de nuit. La pancarte du bâtiment affichait fièrement “Alimentation de nuit, de 21h jusqu’à 5h du matin”, mots écrits avec des néons rouges. Jacques entra à l’intérieur, et vit un jeune homme en survêt’ assis derrière la caisse, écouteurs enfoncés dans les oreilles, sur son téléphone. En voyant un potentiel client arriver, il retira ses écouteurs et demanda :

– Il te faut un truc ?

– Mh…, réfléchit Jacques, en observant les rayons autour de lui. Vous pouvez me faire un café ?

– Ça va, quoi comme café ?

– Peu importe, le premier que vous voyez.

Le vendeur hocha la tête, et se dirigea vers la cafetière et choppa un gobelet en carton. Il rentra la dosette de café dans la cafetière, et appuya sur un bouton.

– Z’êtes pas du quartier non ? J’vous ai jamais vu ici.

– En effet, je suis simplement de passage ici pour faire quelque chose.

Le jeune homme tendit le gobelet rempli à son interlocuteur.

– T’nez, c’est prêt.

– Merci, jeune homme.

Jacques se dirigea vers l’extérieur, mais sentit rapidement la main du vendeur sur son épaule. Il tourna la tête et vit celui–ci, les sourcils froncés.

– Il est pas grauit le café le sang. Tu payes.

Agacé, Jacques balaya d’un revers de main celle de son interlocuteur. Il se retourna complètement, et prit le jeune homme par le cou.

Pour qui te prends–tu, sale merde ?

Jacques souleva le vendeur sans grande difficulté, et serra l’emprise de sa main dont de la fumée commençait à s’échapper.

– AAAAAARGH ! hurla le jeune.

Ses yeux s’injectèrent de sang, tandis que sa gorge semblait fondre sous l’emprise de Jacques. Il resserra sa main, et fit exploser la tête de son interlocuteur dans un éclaboussement de sang qui donna le sourire aux lèvres au vieil homme, qui lécha une goutte de sang tombée à côté de ses lèvres. Il posa ensuite sa main sur son torse et le fit fondre.

Une fois le corps du jeune homme transformé en bouillie humaine fumante inidentifiable, Jacques tourna les talons, s’enfonçant dans l’obscurité.

* * *

La première fois que William vit Clara, il la trouva franchement laide.

Non pas au sens littéral, mais bien sur le plan mental : vide, superficielle et inintéressante. Solitaire de nature, l’enfant n’appréciait pas la compagnie des autres, auxquels il portait le même jugement qu’il avait pour cette jeune fille qui lui cassait les pieds.

Depuis sa plus tendre enfance, il avait pour habitude de se lever très tôt le matin, dès le lever du soleil, pour se rendre à l’aire de jeux du parc du coin. Cette aire était minuscule, même pour un enfant. Cependant, il y avait un arbre. A son petit âge, celui–ci paraissait immense et il prenait un plaisir tout aussi vertigineux à l’escalader, pour ensuite s'asseoir sur une branche assez large pour supporter son poids et lire un bouquin. C’est ce qu’il fit en ce petit matin d'août, alors âgé de dix ans.

– Pourquoi t’es toujours tout seul ?

William sursauta, et manqua de faire tomber son livre. Il chercha du regard d’où venait cette voix, en vain. Elle ne venait pas d’en dessous de lui, alors…

– En haut, gros débile.

Il leva le regard et vit Clara, assise en tailleur sur une branche au–dessus de lui.

– Comm–

– Bah alors l’intello, on perd ses moyens ? railla la jeune fille avec un sourire mesquin.

– Pff, j’m’en fous que t’aies réussi à escalader un pauvre arbre, répondit le jeune garçon avec désintérêt. C’est pas ça qui va m’impressionner.

– Ah ouais ? Pourquoi t’as bégayé quand tu m’as vu alors ?

– J’ai pas bégayé, tu m’as juste pas laissé finir ma phrase.

– Oui c’est ça, bref. Tiens, c’est quoi ce bouquin que tu lis ?

William soupira une nouvelle fois, et lui lança le livre qu’il tenait entre les mains. Clara le rattrapa d’une main, et retourna le livre, pour voir la couverture.

– “First Tempo” ? Tu lis ça, toi ?

– Ça te pose un problème ?

– Non, c’est carrément l’inverse ! J’suis ultra fan de cette saga ! s’exclama Clara, avec un sourire béat et des étoiles dans les yeux.

– Cool pour toi.

Le noiraud reprit son sac à dos, et commença à descendre de l’arbre.

– Tu reprends pas ton bouquin ?

– Garde–le, j’ai plus envie de lire, répondit froidement William sans lever la tête vers elle.

Un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune fille. Même s’il était encore très réticent à tout contact avec elle, ce William l’intriguait énormément. C’était comme un pas en avant d’avoir réussi à obtenir quelque chose de lui, et elle en prendrait le plus grand soin.

Le livre, volumineux, tomba de la bibliothèque de Clara dans un fracas assez bruyant pour la faire sursauter, alors qu’elle était en plein appel. Elle fit le choix de raccrocher, puis se leva de son lit en s’étirant. Ses yeux se posèrent quelques secondes sur le livre, au sol. Il était très légèrement poussiéreux, mais en bon état. Depuis que William le lui avait donné, elle ne l’avait jamais ouvert; sûrement par un principe – ou plutôt, un pressentiment – qu’elle–même ne comprenait pas.

Nostalgique, des sortes de flashes de ses premières rencontres avec William lui revinrent en tête. Un nouveau sourire s’esquissa sur ses lèvres, tant ses souvenirs lui rappellaient une bonne époque. Elle rangea le livre à sa place, et jeta un coup d'œil à son horloge.

Il était déjà quatre heures du matin, ce qui la fit soupirer. Par chance, elle commençait les cours à dix heures le lendemain, mais étant une grosse dormeuse, cela l’embêtait quand même. De plus, avec la pluie battante au dehors, la journée était partie pour n’être composée que de pluie. Nouveau soupir. Elle appuya sur l’interrupteur de sa chambre, coupant la lumière de celle–ci. Elle se dirigea vers son lit dans l’obscurité, et se faufila sous sa couette.

* * *

Elle se tenait là, encore.

Cette fumée épaisse, noire, aux yeux de flammes.

Comme d’habitude, il ne pouvait pas bouger. Mais cette fois–ci, il n’avait pas l’impression d’être dans un rêve. Peut–être était–ce un rêve lucide ?

Impossible, son esprit avait tranché à la seconde même où il s’était posé la question.

Garde...le…

William releva la tête, l’estomac noué. Ces mots avaient résonné dans sa tête. Venaient–ils du monstre ?

Sèche… je… emmerde…

Totalement pétrifié, l’adolescent ne dit aucun mot. Ce n’est pas comme s’il pouvait, de toute façon. Cependant, il ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Cela faisait maintenant des semaines que, toutes les nuits, ce monstre revenait. Mais, c’était la première qu’il disait des choses sans le moindre sens.

Le noiraud ferma les yeux de toutes ses forces, priant pour se réveiller. Il rouvrit timidement un œil, et se vit. Littéralement. Une personne, identique en tous points à William, se tenait devant lui, presque comme un reflet.

Le double s’approcha de William, et sourit. L’intérieur de la bouche du double était vide. Il n’y avait que du noir, dont s’écoulait du sang.

William.

De toute évidence, ce reflet n’était que ce fameux monstre, qui a simplement pris son apparence. Le fait que celui–ci aie maintenant apparence humaine ne rassurait pas William, bien au contraire.

A ton réveil, tu ne te souviendras de rien.

Le décor autour de lui tournoya à toute vitesse, jusqu’à devenir totalement imperceptible, avant d’arrêter sa rotation brusquement.

– Un...arbre ?

Il y avait juste un arbre, sans rien autour. Un arbre, au beau milieu d’un vide incommensurable.

Celui sur lequel tu as passé une partie de ton enfance.

La créature avait son regard braqué sur l’arbre, avant de tourner la tête vers William, et de prendre la parole.

* * *

Trois jours plus tard.

La sonnerie signiant la fin de l’heure de cours de littérature retentit dans la salle, faisant fuir, un à un, les élèves, sans attendre les derniers mots de leur professeure. Comme d’habitude, ceux qui mettaient le plus de temps à déguerpir étaient le quatuor formé par William, Clara, Matthew et Adèle.

Puisqu’il ne reste que vous… pendant l’heure du manger, transmettez aux autres élèves que votre prof de français est absent cette semaine, et qu’en conséquence le cours sera remplacé par une intervention du club d’occultisme.

– Encore ? fit William, dubitatif. Elle a pas déjà étée faite ?

– Nan, rétorqua Matthew, en train de fermer son sac.

Il l’enfila, et poursuivit :

– Ils ont pas pu la faire la dernière fois, ils avaient eu un empêchement.

– Tout s’explique ! acquiesça le jeune homme avec un sourire.

– Tu m’as l’air bien vif en ce moment ! constata Clara.

Elle se rapprocha de son visage en plissant les yeux, jusqu’à toucher le bout de son nez avec le sien, avant de s’exclamer :

– T’as pécho une meuf ?!

William sursauta, avant de soupirer avec un sourire.

– Tu racontes de la merde. Je suis très bien seul !

– Ah ouais ? Et pourtant, c’que t’es beauuu ! renchérit la sœur de Matthew.

– Oui oui bref, bougez de là, j’veux manger moi !

L’adolescent quitta la salle de classe, suivi de Clara, Matthew, ainsi que la sœur de celui–ci. Alors qu’Adèle continuait à marcher droit devant, pour poursuivre sa conversation – ou plutôt, enchaînements de taquineries – les deux autres étaient loin derrière.

– T’en penses quoi de tout ça toi ? fit Matthew, en regardant Clara dans les yeux.

Ceci la perturba, Matt’ avait pour habitude de ne quasiment jamais regarder ses interlocuteurs dans les yeux, toujours l’esprit happé par quelque chose d’autre.

Autre détail qui avait frappé Clara; jamais, au grand jamais son ami n’était aussi sérieux dans son ton ou ses mots.

– De quoi ?

– Je sais pas… Bon, on en parle plus tard ! lâcha l’interlocuteur de la jeune femme avec un long baîllement.

– Mh… d’acc’ !

Clara et Matthew rejoignirent les deux autres, et quittèrent l’établissement côte–à–côte. L’entrée du lycée, servant aussi de sortie pour la plupart des élèves – bien qu’il existait un portail dédié – était, comme à l’accoutumée, blindée de personnes. Entre les élèves, les quelques adultes voire parents, il était impossible de s’y retrouver si l’on perdait de vue ses amis. Traversant cette foule sans trop de difficulté, et impliqué dans sa conversation avec ses amis, William ne fit pas gaffe au vieillard devant lui, qu’il bouscula par accident.

Il se retourna vers lui, pour marmonner un “Pardon” mais se figea en voyant son visage. Il s’agissait du vieil homme qu’il avait aperçu quelques jours plus tôt. Mais, Clara le tira par la manche et le sortit de sa torpeur.

– T’es cassé ou quoi ? On se taille là ! s’exclama l’adolescente, sans avoir vu le visage qui avait tétanisé William.

– Ouais, répondit–il, encore légèrement sous le choc.

Le vieillard, de son côté, se créa un chemin dans la foule et s’en extirpa, du côté opposé à la bande de William. Il sortit un stylo de la poche de sa longue veste, et retroussa la manche de son bras droit. Il y traça une ligne verticale, rangea son stylo et arrangea sa manche.

* * *

– Et du coup, tu fais quoi toi, dans la vie ?

Adèle, distraite, était concentrée sur sa paille, qu’elle s’amusait à faire remuer dans son verre. Il était déjà midi et quelques, et ne pensait qu’à son ventre vide. Après un léger blanc, elle releva la tête vers son interlocuteur.

Il s’agissait d’un beau garçon, qui lui plaisait bien sur le plan physique : bien sculpté, un visage doux et des yeux perçants. Malhereusement, psychologiquement, c’était le néant. Malgré le fait qu’ils étaient ensemble – au sens littéral – depuis seulement une demi–heure, celui–ci commençait déjà à radoter. La jeune femme, ayant l’attention facilement détournable, s’ennuyait plus qu’autre chose.

– Désolé, j’étais dans la lune… Tu peux répéter ?

– Tes études.

– Ah ! Parcours scientifique, tu connais…

– Ouais, mon grand frère avait pris le même cursus quand il avait notre âge.

– Oh, c’est cool.

– Ouais.

Un blanc gênant s’installa, et aucun des deux interlocuteurs ne trouva quelque chose pour le combler. Après quelques secondes, Adèle se leva, avec un sourire légèrement crispé.

– Désolée, j’avais pas capté qu’il était déjà aussi tard. Je dois aller en cours…

Son interlocuteur fit un grand sourire, se levant à son tour.

– T’inquiètes, moi aussi j’ai deux trois trucs à faire !

Il sortit deux pièces de deux euros, et les posa sur la table avant de quitter le bar. Ce dernier lui adressa un sourire en guise d’au revoir à la jeune femme, qu’elle lui rendit. Elle sortit ses écouteurs emmêlés de sa poche, les démêla tant bien que mal avant de lancer une musique au hasard.

Elle se dirigea sur le chemin du lycée, quand elle aperçut la silhouette de William à quelques mètres devant. Adèle pressa le pas pour atteindre son niveau.

– Will–

Lorsque celui–ci se retourna, la jeune femme sentit un froid glacial qui la congela jusqu’aux os. Mais, plus que ça, elle était tétanisée par la peur au sens le plus brut. Elle finit simplement par perdre connaissance, et s’écroula par terre.

William la rattrapa de justesse, et sortit son téléphone de son autre main pour appeler une ambulance. Une fois la conversation téléphonique terminée, l’adolescent lâcha un soupir, et se frotta les yeux.

– Cette journée commence bizarrement, se dit–il avec un rictus presque imperceptible.

– Qu’est–ce qu’il se passe là ?!

Il releva la tête, et vit Clara, essoufflée.

– Elle a perdu connaissance en arrivant vers moi…tu sais si elle a déjà fait ce genre de malaises avant ?

– Nan, du tout, répliqua la jeune femme en fronçant les sourcils.

William tourna la tête vers la direction de leur lycée, qui se situait à quelques dizaines de mètres de là.

– Clara ?

– Yep ?

– Tu vas être en retard, tu peux y aller. Moi je reste avec elle.

– T’es sûr ? J’veux dire, ça me dérange pas de prendre le relais…

William afficha un sourire assuré.

– Je gère, t’inquiètes.

Clara soupira, avant de sourire à son tour.

– Bon. J’inventerai une excuse pour toi aux surveillants, à toutes !

– Merci. A plus tard, Clara.

Celle–ci détourna les talons, et se rendit devant son lycée. Elle sortit son carnet à la vue du surveillant, qui hocha la tête sans rien dire.

* * *

Bonjour à vous ! entama l’une des deux intervenantes. Je m’appelle Nora, et voici ma collègue…

– Lyana ! finit–elle avec un regard vif. Savez–vous pourquoi nous sommes là aujourd’hui ?

Cette journée s’était montrée particulièrement étrange aujourd’hui, l’ambiance était pesante. Clara se perdait dans ses pensées, qui allaient tantôt vers Adèle, venant tout juste de faire un malaise, vers William, qui regagnait petit à petit cette lueur qu’elle aimait tant chez lui, mais aussi vers ces deux intervenantes occultes. La jeune femme ne savait pas pourquoi, mais elle avait le pressentiment qu’elle ressortait de cette heure avec des réponses à des questions qu’elle ne se posait même pas.

Pour mettre fin au blanc qui débutait, Clara leva la main.

– Vous êtes des membres fondatrices du club occulte du lycée, non ?

– Précisément ! rebondit Nora. Pour rentrer dans les détails, moi et Lyana on a créé ce club en seconde, d’une part parce que le lycée manquait cruellement de clubs, et d’une autre parce qu’on était toutes les deux passionnées par l’univers de l’occultisme !

– Genre vous faites du ouija et tout ? lança un garçon au fond de la classe, remarque qui déclencha quelques petits rires dans la salle, dont celui des intervenantes.

– On l’attendait celle–là ! Nous avons en effet une planche de ouija dans la salle allouée au club, bien que nous ne l’ayons jamais utilisée; c’est assez flippant de savoir qu’au moindre truc raté on va se retrouver avec une infestation de démons ahah !

– Mais, bref ! Pour commencer, savez–vous ce qu’est l’occultisme ?

– C’est les bails de démons machin nan ? hasarda une élève.

– Oui, mais pas que ! nota Nora. Peu de gens y font vraiment gaffe, mais les sciences occultes touchent tous les domaines qui relèvent de l’inconnu, du non–visible. Un exemple que vous devez sûrement connaître, c’est l’astrologie !

– L’astrologie c’est occulte ? fit Clara en fronçant les sourcils.

– Ouaip, c’est considéré comme une pseudo–science au même titre que la divination, la magie et autres !

– Ça paraît logique.

– Pour continuer, on va un peu parler de ce qui vous intéresse peut–être concernant l’univers occulte; les démons, mais aussi du lieu d’où ils sont originaires !

– Ils viennent des enfers, non ?

– C’est un poil plus compliqué que ça, corrigea Lyana. D’après mes recherches, dans les années 30, un chercheur occulte du nom de Robert Personn, qui a été très influent dans le monde de l’occultisme moderne, a trouvé l’un des derniers exemplaires existants du Codex de Magone. Pour faire simple, c’est un peu une encyclopédie qui réunit tous les savoirs de plusieurs siècles sur les démons, la magie, la divination et autres. Evidemment, l’emplacement du Codex est gardé complètement secret, même si des théories existent quant à sa localisation. Et donc, logiquement, tout ce qu’on va dire à partir de maintenant ne sont que des hypothèses, invérifiables.

– Pour commencer par le commencement : comme son nom l’indique, le Codex aurait été écrit par Magone; tout ce dont on peut être sûrs, c’est que ce dernier a réellement existé. Apparemment, il s’agissait d’un homme ayant vécu il y a des centaines d’années, probablement durant le Moyen–Âge. Il s’agissait d’un prêtre mais aussi d’un scientifique, qui a dédié sa vie à mêler ces deux disciplines pour trouver des réponses aux questions qu’il se posait. Il serait mort très jeune, dans des conditions encore extrêmement obscures; le Codex a donc été poursuivi par ses apprentis mais, de fil en aiguille et au fur et à mesure des années, celui–ci s’est perdu, jusqu’à être retrouvé par Personn en 1934.

Ce début d’histoire avait happé l’attention de l’assemblée, à son paroxysme.

– Mais du coup, ce Codex disait quoi ? demanda Clara.

– J’y viens. Après, ça reste que des théories, mais déjà on saurait plus en détails ce qu’est l’Enfer. Il s’agirait d’un monde parallèle au nôtre, où chaque humain qui meurt se réincarne directement là–bas. Selon Personn, il s’agirait d’un immense désert de sable rouge, avec un ciel constamment en flammes. Il existerait aussi un grand nombre d’entités, avec un corps de fumée épaisse noire et des yeux de feu qui auraient pour rôler de guider les nouveaux morts, mais aussi de les attaquer si besoin.

– C’est méga flippant votre truc…, hésita un élève au fond de la salle.

– Quand j’ai trouvé tout ça, j’ai eu du mal à fermer l'œil la nuit, crois–moi ! fit Nora en souriant. Et bref, ensuite…

* * *

Criiiiii.

La balançoire grinçait sous le poids de William, à moitié en train de somnoler.

Criiiii.

Celui–ci releva la tête pour de bon, entendant des bruits de pas.

– Où suis–je ?

– Où suis–je ?

– Eh, qui est là ?

Ces mots firent écho, avant de s’arrêter brutalement.

– Par ici.

Il tourna les yeux, mais ne vit rien, à part l’arbre.

Il était là, il l’avait toujours été.

– Je ne comprends pas…

Pourquoi t’es toujours tout seul ?

William se leva de sa balançoire, et chercha du regard d’où venaient ces mots.

– Tu es au fin fond de ton inconscience.

Il ferma les yeux, et vit une ombre se dessiner.

– Tu es emprisonné ici, grâce à notre pacte. Mais, tu ne t’en rappelles pas. Pas encore.

Deux petites flammes en lévitation apparurent devant lui.

– C’est à mon tour de rester ici maintenant.

– A ton tour…

William se réveilla en sursaut, le t–shirt collé à la peau. Il posa sa main contre sa poitrine; son cœur battait à toute allure. Il lança des coups d'œil autour de lui; ce dernier était dans sa chambre, en plein milieu de la nuit comme le laissait supposer l’obscurité autour de lui.

– Qu’est–ce qu’il vient de se passer…, se murmura–t–il à lui–même, en passant une main dans ses cheveux trempés.

Il se leva de son lit, non sans difficulté, et se dirigea vers la salle de bain. Il appuya sur l’interrupteur, et vit son reflet dans le miroir.

De longues cernes presque inhumaines, des yeux injectés de sang, le teint bien plus pâle qu’à l’accoutumée et des lèvres presque violettes. Des gouttes de sueur perlaient sur son visage, qu’il ne reconnaissait presque plus.

– Je comprends plus rien…

Il retira son t–shirt trempé, et vit son corps.

Beuargh !

William eut un haut–le–cœur et vomit dans le robinet, à la vue de son corps anormalement frêle.

– Je suis répugnant, se lança–t–il avec un sourire triste en se regardant le miroir.

Il chercha une serviette sale, sur laquelle il s’essuya la bouche avant de la rincer. Il fouilla dans sa poche, et trouva son téléphone. Il le déverouilla, et regarda s’il avait reçu des messages. Rien. L’adolescent chercha Clara dans ses contacts, et commença à taper un SMS. Mais, au bout de quelques mots, il se ravisa et supprima tout et rangea l’appareil.

* * *

– Quoi ?

– Je te mens pas, ça s’est vraiment passé comme ça. Genre, comme d’hab j’étais en retard et de loin j’ai vu Adèle dans les bras de William…

– ‘tain, ça craint de ouf, répondit Matthew en soupirant.

Clara tourna la tête et plongea son regard dans la jungle urbaine à travers la fênetre de la chambre d’hôpital d’Adèle. Même si le contexte ne s’y prêtait pas réellement, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux paroles des intervenantes de tout à l’heure. Les théories sur l’occultisme, Magone, et tout le reste… et si c’était vrai ?

– Perso, j’y crois.

– Hein ? fit la jeune femme, tourna la tête vers son ami.

– T’es en train de réfléchir à l’intervention non ? Bah, j’y crois. ‘Fin, à ce qu’elles ont dit.

Clara eut un petit rire gêné, se sentant honteuse d’avoir été prise sur le fait ainsi, et répondit :

– En fait, c’est bizarre parce que d’un côté ça fait vachement film mais de l’autre…

– Ca expliquerait pas mal de choses. D’ailleurs, le mec dont elles parlaient…

– Qui ça ? Magone ?

– Nan pas lui, précisa Matthew en fronçant les sourcils. P’tain, je trouve pas… Ah si, c’est bon ! Robert Personn !

– Et donc ?

– Et donc, ce nom de famille me paraît hyper familier. C’est méga bizarre mais vraiment, je suis certain d’avoir déjà entendu ce nom quelque part…

Clara soutint le regard de Matthew pendant quelques secondes, avant de s’affaler sur sa chaise en penchant la tête, en pleine réflexion.

Le jeune homme, quant à lui, posa son regard sur sa sœur, à présent endormie. Jamais, jamais de toute sa vie elle n’avait fait de malaise comme ça. La théorie de quelque chose de surnaturel commençait à venir à l’esprit de Matthew; ce n’était rien de concret, mais c’était là. Il prit une inspiration, et dit :

– Pour être franc, je reconnais plus William.

– Hein ?

– Il a repris toutes ses couleurs du jour au lendemain… ça n’a aucun sens.

– T’aurais préféré qu’il crève la gueule ouverte ? railla Clara avec un sourire narquois.

– Nan, juste… j’sais pas, même dans sa manière d’être et tout il est… différent. Je saurai pas expliquer, mais il se comporte vraiment pas pareil.

– Salut les gars !

Matthew et Clara se retournèrent et virent William dans l’encadrement de la porte, avec un grand sourire aux lèvres. Les deux amis ressentirent un certain malaise en voyant leur ami, mais balayèrent ce sentiment d’un revers de main et Clara se leva pour aller le câliner.

– Alors, ça raconte quoi ? lança Matthew sans se lever de sa chaise.

– Écoute, rien de bien kiffant hein… La routine quoi ! répondit William en se défaisant de l’étreinte de Clara. Vous avez du nouveau la concernant ?

Il pointa Adèle du menton.

– Ouais, elle va bien ! On a pas bien saisi ce que c’était, mais apparemment c’était lié à la chaleur. Elle devrait pouvoir sortir tout à l’heure !

– C’est cool ça, ajouta William avec le même sourire que lorsqu’il était arrivé.

Matthew se leva brusquement de sa chaise, téléphone en main.

– Merde !

– Mh ? fit Clara en tournant la tête vers l’adolescent.

– J’avais complètement zappé, j’ai un rendez–vous méga méga important ! J’dois tailler les gars…

Il se baissa pour prendre son sac à dos, et checka William, puis Clara.

– A demain ! dit–il avant de quitter la pièce, en fermant la porte derrière lui.

* * *

Avant même que celle–ci n’aie pu prendre la parole, Jacques posa la main sur son cou et fit exploser sa tête sans broncher, devant le petit ami de la jeune femme.

– Qu’est–ce que…

Le jeune homme terrifié releva la tête vers la viellard, qui avait le visage fermé, et les yeux sans aucune trace de quelconque pitié ou même émotion au sens large.

– Dis–moi tout ce que tu sais sur ce garçon, fit–il après un long blanc, en sortant une photo de la grande poche de sa veste.

– Ce mec… I–Il est dans mon lycée…

Jacques rapprocha son visage de l’adolescent.

– Je veux son nom.

– J–Je crois qu’il s’appelle… W–William…

Des larmes commencèrent à parler sur les joues rosées de l’adolescent, tétanisé par ce qu’il venait de voir se passer devant ses yeux. Le vieillard remit ses lunettes de soleil qu’il gardait dans son autre main, bien que le soleil se soit couché depuis déjà longtemps.

– Je vois… Eh bien, tu vois quand tu peux ! En passant, comment tu t’appelles ? demanda Jacques avec un grand sourire.

– J–Jacob…

– Eh bien Jacob, serre–moi donc la main.

Jacques tendit sa main vers l’adolescent, qui balaya la pièce du regard.

Tout d’abord, sa copine.

Du moins, ce qu’il en restait. Dix minutes avant, celle–ci rayonnait, et désormais, était réduite en une masse carbonisée informe à peine reconnaissable. Le vieil homme l’avait pris par le cou, et l’avait littéralement fait exploser de l’intérieur, couvrant Jacques et le jeune homme de son sang encore chaud.

Puis, sa chambre. Parfaitement rangée, d’un blanc immaculé si l’on omettait les énormes traces de sang et bouts d’organes qui jonchaient le sol et les murs. S’il tendait la main, c’était la fin pour lui aussi. Il le savait, pertinemment.

“Pourquoi je contrôle pas ?”

Quand il baissa les yeux, il vit sa main dans celle du vieillard.

– Tu sais quel est le point commun entre toutes les espèces vivantes ?

– N–non…

– La peur enfin Jacob, la peur ! La chaîne alimentaire, la proie et le prédateur… Je trouve ça fascinant, pas toi ?

– Je… J’en sais rien…, balbutia le jeune homme.

Jacques rapprocha son visage de ce dernier, et sourit de toutes ses dents. Sa dentition était cassée, pourrie, moisie, et tous les adjectifs les plus abjects existants pourraient la décrire. Son regard n’arrangeait rien, et était d’une perversité sans limites. Il prenait du plaisir à ce jeu sadique, ce qui terrorisa davantage Jacob.

– C’est ça, les jeunes de ce siècle ? Eh bien, j’espère que dans une autre vie, tu pourras comprendre.

– Q–quoi ?

La seule réponse de Jacques fut un sourire, et le bras de l’adolescent explosa, propulsant des bouts de chair carbonisés de partout autour de lui. Celui–ci hurla de toutes ses forces, d’un cri mélangeant douleur et terreur.

* * *

– Quoi ?! Cette Nora ?! s’exclama Clara.

– Bah oui chérie, tu te rappelles pas ? Quand tu étais petite, t’étais venue avec moi chez eux, pour fêter ses dix ans !

– Wow non, ça m’est complètement sorti de la tête…

Clara était assise dans son salon, aux côtés de sa mère. Il était déjà bien plus de minuit, mais toutes deux ne trouvaient pas le sommeil et s'étaient accordées pour regarder un film ensemble. Mais, de fil en aiguille, elles en étaient venues à parler de leurs vies respectives.

– Mais bon, ça m’étonne pas qu’elle aie la tête dans le paranormal et l’occultisme. Quand elle était toute petite, elle se prenait pour une sorcière !

– Ah bon ?

– Oui, par ailleurs, elle était adorable ! répondit sa mère avec un sourire tendre. Mais bon, malheureusement je ne suis plus en très bons termes avec sa mère, donc se revoir va être un peu compliqué…

– Oui j’capte… Bon déso’ m’man, je vais aller me coucher sinon demain je me réveille pas !

Clara se leva du canapé avec un long baîllement, souhaita une bonne nuit à sa mère et monta dans sa chambre. Une fois arrivée, elle s’effondra sur son lit et sortit son téléphone.

“Toujours pas de nouvelles de lui…”

Cette pensée la fit soupirer, et elle plongea la tête dans son coussin.

– Pff, c’est déprimant.

Elle repensa à ce qu’avait dit Matthew, que William n’était plus le même depuis quelque temps. Où diable voulait–il en venir ? C’était vrai que malgré qu’il ait repris des couleurs, il semblait, en quelque sorte… plus distant ? Clara n’arrivait pas à poser de mot sur ce qu’elle pensait, et finit par lâcher l’affaire.

Lâcher l’affaire…

En fait, elle ne pouvait s’y résoudre. Elle ressortit son téléphone, tapa dans le clavier numérique le numéro que sa mère lui avait donné et envoya un simple SMS.

Bonsoir, désolée de te déranger aussi tard :’) je voulais savoir si t’étais dispo pour un café demain, bonne soirée à toi !! PS : cest Clara, jviens de Florence !”

Le lendemain, à midi, les deux jeunes femmes s’étaient retrouvées dans un bar à proximité de chez Nora. Par chance, au moment d’envoyer le message, celle–ci était encore réveillée et se souvenait bien de Clara. La terrasse était vaste et chauffée par les rayons du soleil. Il y avait beaucoup de monde ce jour–là, les gens papotaient, riaient, s’esclaffaient avec un grand sourire aux lèvres : cette ambiance rendait Clara plutôt heureuse, lui rappelant doucement que l’été, rimant avec vacances, arrivaient à pas lents, mais sûrs et réguliers.

Je me disais bien que ta tête sonnait familière ! s’exclama Nora avec un grand sourire. Comme t’as grandi !

– Eh, on a quasi le même âge t’sais ! répliqua Clara.

– Ahah, c’est bien vrai…

Nora souffla dans la paille de son verre, créant des bulles dans son diabolo menthe sous le regard amusé de sa cadette d’un an.

– Ce club occulte… commença la jeune femme.

– Mh ?

– Pourquoi tu l’as créé ?

– Je sais bien que ce n’est pas cette question que tu te poses, répondit Nora sans lever les yeux. C’est pour ton ami que tu t’inquiètes, non ?

– Quoi ?

– Clara, j’suis pas débile. Tu sais bien qu’il y a pas besoin de prendre de pincettes avec moi, va droit au but et j’y irai aussi.

Celle–ci sourit, constatant que Nora n’avait pas changé d’un poil malgré les années. Et puis, elle avait toujours cette étincelle dans les yeux. Cette lueur espiègle, qui la rendait si particulière à ses yeux.

– Euh, bah… Ouais. En fait, c’est hyper perché mais, genre–

Avant même que Clara ait pu finir ses mots, Nora avait rapproché son visage de celui de l’adolescente, leurs nez se touchant presque.

– Arrête de bégayer, tu sais très bien où tu veux en venir, fit l’aînée en regardant Clara droit dans les yeux.

– Aide–moi, déclara Clara. Je veux récupérer mon meilleur ami.

– Bah tu vois quand tu veux ! Et, en quoi je peux t’aider ?

– Je veux en savoir plus sur l’occultisme.

– Intéressant.

– Du coup ?

– Du coup quoi ?

– Bah, j’veux en savoir plus !

– “Parle–moi d’occultisme” tu veux que je commence par où ? Que je t’explique quoi ? Pourquoi ?

Nora but une gorgée de sa boisson, et poursuivit :

– L’occultisme est un sujet qui râtisse extrêmement large, et tu réussiras jamais à répondre à tes questions en étant aussi vague. Et ça, ça vaut pour tout.

Elle posa son verre en regardant la table en fronçant légèrement les sourcils, et poursuivit :

– Je l’ai appris à mes dépens.

Clara plongea son regard, habité par une lueur de détermination, dans celui de Nora, fermement.

– Parle–moi de cette Bible Noire.

* * *

Depuis qu’ils étaient sortis de l’hôpital, aucun des deux, que ce soit Matthew ou Adèle, n’avait osé prendre la parole. Ils se contentaient donc de marcher jusqu’à leur chez eux, sans lâcher de mot. La situation était trop bizarre pour donner lieu à une conversation normale; que peut–on dire à sa sœur qui a fait un malaise sans aucune raison ? L’adolescent se le demandait bien, pendant qu’il marchait en observant le bitume vide de toute circulation.

– Pourquoi tous nos sujets de conversation vont vers lui maintenant ?

Adèle avait brisé le silence ambiant en posant cette question. Matthew haussa un sourcil, et répondit :

– De qui tu parles ? demanda–t–il.

– De qui tu veux que j’cause ? rétorqua la jeune femme. J’parle de William ! T’as pas l’impression que depuis quelques jours, dès qu’on ouvre nos bouches, ça le concerne ? De près ou de loin ?

– Euh, p’têtre…

Adèle soutint le regard de Matthew quelques secondes puis, voyant qu’il n’avait rien de plus à dire, soupira et détourna les yeux.

– Ce malaise…, débuta la jeune femme, en serrant les dents. C’était pas normal. Vraiment pas normal.

– Hein ? Comment ça ?

– Quand j’ai couru après William… et qu’il s’est retourné…

Adèle fut prise de tremblements, et claqua des dents. Elle était comme congelée, alors que le soleil tapait particulièrement fort ce jour–là.

– C’était pas lui. Pas possible. Impossible.

– Ils t’ont filé quoi comme trucs à l’hosto ? T’es complètement à l’ouest, ou alors t’essaies de me vanner.

– Hein ?

– Ouais, me vanner ouais. Apparemment c’est marrant de faire des blagues sur des trucs qui m’inquiètent.

– Mais c’est la vérité putain ! Dans quel monde j’aurai de l’intérêt à mentir sur ça ?

– Et ? Qu’est–ce que j’suis censé dire là ? “Oooh alors t’as vu un fantôme ? Génial !” ?

– Non mais… c’est bon, laisse tomber.

Malgré la colère, la frustration et la fatigue latentes qui commençaient à s’éveiller chez Matthew, il ne put s’empêcher de stopper sa marche et prendre sa sœur dans les bras.

– Attrape pas froid sœurette.

– Gros débile, lança Adèle en se blottissant dans les bras de son frère.

Après quelques secondes, Matthew se défit de l’étreinte et reprit la marche, suivi par sa sœur. Après quelques mètres, l’adolescente reconnut Théo, un camarade de leur classe, assis sur un banc au loin.

– Oh mais c’est Théo ! s’exclama Matthew en captant le regard d’Adèle.

Il alla dans sa direction, et sa sœur le suivit.

– Salut mec !

– Salut mon poulet, répondit Théo en checkant Matthew et Adèle. Alors, ça dit quoi ?

– Ça dit que j’ai fait un malaise ! annonça Adèle en levant ironiquement le pouce.

– Jure ? Merde, mais ça va ?

– Ecoute, je tiens debout donc on va faire comme si !

– Ouais… et toi Matt’ ?

– La vieille éponge qui nous sert de prof de français m’a foutu un 8 sur 20 ! Comment dire que je suis littéralement en train de bouffer mon seum ?

– Le truc que t’as révisé pendant trois semaines ? demanda Adèle.

– Non, répondit Matthew.

– Si, renchérit Théo.

– Sale enfoiré de poucave, rétorqua–t–il.

– Avec plaisir ! Bon sinon les gars…

Théo fouilla dans son sac, et sortit une petite boîte rectangulaire translucide. Il l’ouvrit, et dévoila à ses deux amis un joint à peine entamé.

– Qui pour se casser le crâne avec moi ? jubila–t–il.

– Moi, fit Adèle, je crois que je vais éviter.. J’ai pas envie de me retrouver dans les faits divers de la gazette de Carleone.

– Bien vu. Matt ?

L’interlocuteur de Matthew lui tendit le pétard. Celui–ci fronça les sourcils et sembla hésiter, avant de céder.

– Bon allez, je tire deux trois tafs et je rentre…

– Voilà mon bonhomme !

Matthew prit le cône entre son index et son majeur, et le porta à ses lèvres. Son ami alluma la mèche, et l’adolescent inhala la fumée. Celle–ci emplit sa cage thoracique, puis il l’évacua avec une longue expiration. Il répéta le processus, lentement, encore, et encore.

Encore, et encore.

* * *

Plip.

– Putain !

Plop.

Encore un échec. William déchira la feuille de nerfs, et envoya les bouts de papier valser dans sa salle de bain.

Plip.

– Faut que je trouve un moyen… N’importe lequel…

Plop.

Le regard du noiraud se balada dans la salle de bain. Il avait un message à faire passer, et comptait bien trouver un moyen d’y parvenir. Il fouilla ses poches, et sentit son téléphone.

– Mais oui ! s’exclama l’adolescent. C’est ça !

En se rendant compte qu’il était bloqué dans cet endroit, il ne s’était autorisé à utiliser son téléphone qu’en dernière nécessité. Il l’avait cependant complètement oublié, et le sortit de sa poche pour filmer :

– S’il vous plaît, que quelqu’un tombe sur cette vidéo. J’ai besoin d’aide. Les gars, j’ai besoin d’aide. William… enfin, celui que vous voyez… C’est pas moi ! C’est pas moi bordel ! Je suis coincé ici, je sais pas ce que je fais là ! Aidez–moi ! C’est un putain d’intrus ! Il a pris ma place !

Le téléphone se coupa, faute de batterie. Le noiraud réprima un cri de rage, et se contenta de serrer la mâchoire à s’en casser les dents. La déception était lourde, impossible à porter. Il lui fallait une solution, au plus vite. Les mots de l’entité qu’il avait aperçu ne voulaient pas quitter son esprit.

* * *

– …Celui sur lequel tu as passé une partie de ton enfance.

La créature avait son regard braqué sur l’arbre, avant de tourner la tête vers William, et de reprendre la parole.

– Alors, cette vue te plaît William ?

Le noiraud ne comprenait pas ce qu’il se passait. Son cerveau n’arrivait pas à traiter les informations, c’est comme s’il était dans une sorte de rêve. Ou plutôt, un véritable cauchemar. L’arbre de son enfance se tenait juste devant ses yeux, plus imposant et massif que jamais. Mais, il avait une aura plus que malsaine, et cette créature y était pour quelque chose.

– Je comprends pas.

– C’est pourtant simple. Il m’a donné libre accès à ton corps, et à ton esprit. J’ai la mainmise totale sur toi, désormais.

– Quoi ? Qui, “il” ?

– Tu le sauras bien assez tôt. Et, tu pourras lui demander directement.

La créature s’effaça du décor, laissant William face à cet arbre, complètement seul.

* * *

Clara fixa son verre d’une expression glaciale. Elle finit cependant par relever la tête vers son amie, Nora.

– Et tout ça… c’est… réel ? articula–t–elle difficilement.

La jeune femme acquiesça, l’air grave.

– Aussi horrible que cela puisse paraître, c’est probable. Il faudrait qu’on fasse des recherches… mais si c’est bien un descendant de Robert Personn, c’est plus que probable…

L’adolescente, toujours l’air aussi bouleversée, hocha à la tête et se leva.

– Merci pour le verre Nora, mais je crois que j’dois filer ! lança–t–elle, avec un sourire sonnant faux.

– Bon, ça va. Te prends pas trop la tête avec ça, n’est–ce pas ?

– N’est–ce pas.

Nora laissa échapper un léger rire, avant de saluer Clara de la main.

– A toutes !

Quelques minutes passèrent, durant lesquelles Nora contemplait le vide en remuant la paille dans son verre. Clara semblait vraiment préoccupée, comme en témoignaient ses énormes cernes.

Elle sortit son smartphone de sa poche, composa le numéro de Clara et appuya sur le bouton pour l’appeler.

Allô ?

– Ouais, c’est encore moi. Tu peux me rejoindre à la maison ? Je crois que je tiens quelque chose.

Moins d’une demi–heure plus tard, les deux amies étaient dans la chambre de Nora.

– Qu’est–ce que tu voulais me dire ? fit Clara.

– Est–ce que tu penses qu’il est possédé ? rétorqua Nora, en regardant son interlocutrice droit dans les yeux.

– Possédé ?

– Par un démon, ou je ne sais quoi. Tu penses, ou non ?

– Qu’est–ce que j’en sais…, soupira-t-elle avec un air nonchalant.

– On peut toujours essayer quelque chose.

Nora se leva de son lit, pour aller chercher quelque chose dans les tiroirs de son bureau. Elle en sortit un petit grimoire au format poche, écrit à la main.

– Bon. Est–ce que tu sais ce qu’est un exorcisme ?

– Oui, comme tout le monde j’pense…

– Super ! Eh bien, on va exorciser ton pote.

Clara sursauta, les yeux écarquillés.

– Comment ça ?!

– Non, plus sérieusement. C’est quelque chose qu’on peut tenter. Dans le meilleur des cas, ça le fait aller mieux. Dans le pire, ça ne change rien à la situation actuelle.

– On n’est pas dans un film…

– C’est bien ça le problème. Y’a aucun deux ex machina pour sauver ton pote là : soit on essaie, soit on laisse les choses traîner et là y’a un vrai risque que ça parte en couilles.

– Et pourquoi ça partirait en couilles ?

– Tu me demandes ça ? Tu m’as dit toi–même qu’il était plus qu’étrange en ce moment !

– Il a pas encore fait voler de tables.

– Super drôle, mais on doit au moins essayer !

Clara fit la part des choses dans son esprit. D’un côté, c’était complètement insensé comme plan. Mais de l’autre, elle n’avait rien à perdre…

– Bon, ça va.

– Mais avant ça, il faut que je te prévienne : si on veut le faire sortir, il faut qu’on lui donne quelque chose d’équivalent en retour.

– Equivalent à quoi ?

– Un truc qui vaudrait la peine qu’il abandonne un confort presque total.

– …

Clara se contenta de baisser les yeux par terre, perdue.

* * *

Un hurlement déchira le calme de la nuit.

– Stop ! Arrêtez ! Arrêtez ça !

Jacques s’approcha lentement du petit garçon à l’allure terrifiée.

– Allez mon enfant, je suis gentil…, exprima–t–il avec un sourire narquois.

L’enfant serra fort la main de sa mère, détachée du reste de son corps. Celui–ci qui baignait dans son propre sang.

– Maman…, sanglota–t–il.

Le vieil homme s’approcha de l’enfant, et s’accroupit pour être à son niveau.

– Ne t’en fais pas, je ne lui ai fait aucun mal. Je ne veux que ton bonheur, tu comprends ?

Le petit garçon se contenta de le regarder comme une proie regarderait son prédateur. Il était petit, léger, maigre : faible, en somme. Il ne pouvait rien face à cette menace qui venait de sauvagement attaquer sa mère. Jacques posa d’un geste doux sa main sur la joue de son interlocuteur, avec un sourire se dessinant sur ses lèvres.

– Tu connais bien un « Alex », non ?

– O-Oui…, répondit–il d’une voix faible et tremblotante.

– Ça alors ! Dis–moi tout ce que tu sais !

Jacques avait posé sa main sur l’épaule de l’enfant, et savait qu’au moindre faux pas il pourrait lui exploser la cervelle en un rien de temps.

– Alors ?

Une petite lueur traversa les yeux du petit garçon, et il mordit la main de Jacques de toutes ses forces avant de partir en courant.

Celui–ci secoua sa main et se releva, les yeux injectés de sang.

– Ha… Hahah…, ria Jacques, alors qu’il commençait à fulminer de rage.

Ses doigts, à commencer par ses ongles, s’allongèrent. Ses dents s’affinaient, jusqu’à former de petites pointes. Maintenant devenus des griffes, ses ongles mais aussi tout son corps avait gagné en masse musculaire. Une fois sa métamorphose achevée, il s’élança à la poursuite du petit garçon.

Il rôdait lentement, traversant le salon d’un pas tranquille, pour se diriger vers la salle de bain.

– Je sais que tu es là…

D’un coup de poing, il fracassa la porte. Il parcourut la pièce du regard, et le sentit. Caché, dans la panière de linge sale. Quand bien même il avait le gabarit parfait pour se cacher à l’intérieur, Jacques se jeta sur lui sans attendre une seconde, et le démembra sans tenir compte de ses pauvres hurlements et supplications. Il dévora sa chair, et bût goulûment le sang qui en découlait.

Après avoir fini son crime, le corps de Jacques redevint normal. Il s’essuya la bouche avec une serviette, et jeta un regard méprisant aux restes de son repas.

– Enculé de sale gosse, se murmura–t–il à lui-même.

Il quitta l’appartement sans un bruit, et s’engouffra dans une ruelle.

– Matthew, arrête tes conneries deux secondes !

Jacques releva la tête vers la voix qu’il avait entendu, et vit deux adolescents marcher devant lui. L’un ne marchait pas droit et prenait appui sur son amie, qui avait mis le bras de son interlocuteur autour de son cou.

– J’te dis que j’ai raison Adèle ! J’ai eu le temps d’en discuter avec Clara, et y’a aucune autre explication !

– Donc notre pote est possédé ? Putain, j’en étais sûre !

– Sûre de quoi ?

– Qu’aller voir Théo était une mauvaise idée. Il te fait fumer, puis tu dis que de la merde. J’en ai ras le cul d’entendre parler de la même chose tout le temps, partout ! Je t’aime, j’aime William et j’aime Clara mais acceptez juste qu’il va pas bien !

En entendant son nom, Jacques ne perdit pas une seconde.

Il accéléra le pas et, une fois juste derrière Adèle, il poussa Matthew et plaqua sa main contre les lèvres de celle–ci.

– Pas un mot, vous deux, ordonna–t–il en toisant Matthew du regard.

La jeune femme essaya de se libérer de l’emprise du vieil homme, en vain. Malgré son âge, il semblait avoir une force colossale.

– Donnez-le moi, fit Jacques.

– Hein ?

– Remettez–moi ce William et je vous laisserai en paix.

– Mais t’es qui bordel ?! s’exclama Matthew, les sourcils froncés. Et lâche ma sœur !

Il essaya de retirer la main de Jacques mais se brûla les doigts dès qu’ils furent en contact avec ceux du vieil homme.

– Aïe ! lâcha–t–il en secouant sa main. Qu’est–ce que…

– Possédé par un démon vous avez dit ?

– Mhm ! Mhmh ! fit Adèle, tentant de partir, en vain.

Matthew fronça les sourcils, mais de confusion cette fois–ci. Même si son cerveau ne tenait pas bien la route, la situation était, dans tous les cas de figure possibles, incompréhensible. Un être humain normalement constitué n’a pas les doigts bouillants au point de laisser des brûlures.

– Ok, je veux bien vous répondre, mais vous nous répondez avant.

– Hmpf.

Jacques caressa lentement la joue d’Adèle pour remonter sa main vers son oreille.

– Ce n’est pas toi qui poses les questions ici, c’est moi.

Il la saisit entre le pouce et l’index, et l’arracha brusquement.

– AH ! hurla Adèle de toutes ses forces, tandis que son oreille droite gisait par terre, baignée dans du sang.

– Espèce de fils de pute ! s’écria Matthew en tentant d’asséner un coup de poing à Jacques.

Celui–ci affichait un léger sourire, comme s’il savait déjà qu’il avait gagné. Lorsque le poing de Matthew toucha sa joue, celui–ci fondit instantanément. Le jeune homme se stoppa dans un hurlement de douleur, en voyant sa main couler émettant de la fumée. Il mit une droite à Matthew et fit voler sa mâchoire en éclats.

– MATTHEW ! s’écria Adèle, le visage en sang.

De l’hémoglobine coulait à flots de la bouche du jeune homme, qui semblait en cracher des litres et des litres.

Je pose les questions. Et vous, vous répondez. Car vous ne pouvez rien contre moi.

Matthew tomba par terre malgré lui, ses forces le quittant peu à peu. Jacques s’approcha de lui, et lui brisa les deux bras. Il ne put que gémir faiblement à cause de la douleur et de sa mâchoire, qui lui empêchait d’articuler la moindre syllabe.

– Et maintenant, regarde.

Le vieil homme attrapa Adèle par les cheveux, et serra le plus fort sa poigne possible. Malgré ses hurlements, le visage de Jacques semblait figé comme le marbre. Il la souleva légèrement, afin que Matthew puisse contempler toute la scène.

– Lâche…là…, exprima le jeune homme avec difficulté, toujours en bavant du sang.

– Comme tu le souhaites.

Jacques explosa le crâne d’Adèle contre le bitume. Le sang éclaboussa les yeux de Matthew, tandis que le vieil homme frappait frénétiquement le crâne brisé de la jeune femme contre le rebord du trottoir. Une fois que son visage ne fut plus qu’une bouillie de sang et de chair inidentifiable, il balança le cadavre contre un mur, et entendit plusieurs os se briser à cause de l’impact.

Matthew avait les yeux écarquillés. Qu’est–ce qu’il venait de se passer au juste ?

Pourquoi des bouts de cervelle jonchaient le sol ?

Son corps ne répondait pas.

Sa mâchoire non plus.

Seul son cerveau bouillonnait, pour tenter de comprendre. Qu’est–ce qu’il venait de se passer ?

Les yeux du jeune garçon se remplirent de larmes.

Jacques s’approcha de Matthew, à pas lents et reposés. Une fois à son niveau, il s’accroupit.

– Ce n’est qu’une infime partie de ce que je suis capable de faire.

* * *

– Qui êtes–vous ?

Le vent caressait doucement les branches et feuilles de l’arbre. Le ciel était bleu, parsemé de petits nuages par–ci, par–là.

– C’est donc ici…

– Réponds–moi ! s’empressa William.

Son interlocuteur tourna la tête vers lui. Il avait énormément de traits physiques en commun avec celui­–ci, à la seule différence près qu’il était clairement plus vieux et portait une paire de lunettes rondes.

– Je m’appelle Robert Personn, scientifique occulte des années 30.

– Personn ? Comme…

– Comme toi, oui. Tu es William, non ?

William fronça les sourcils. Personne ne devrait être ici. Et pourtant, son instinct lui criait de lui faire confiance.

– Ouais, c’est moi.

– C’était mouvementé ces derniers jours pour toi, n’est–ce pas ? se questionna Robert en s’asseyant en tailleur dans l’herbe.

– Pour le coup, pas vraiment.

Robert fit signe à William de venir s’assoir à côté de lui. Celui–ci hocha la tête, et vint s’assoir juste à ses côtés.

– Tu sais qui je suis, dans ta famille ?

– En vrai, je crois pas avoir entendu parler de vous. Du moins, pas clairement.

Robert eut un petit sourire triste.

– Je suis ton arrière-grand-père. Du moins, j’étais.

William fronça les sourcils.

– Arrière–grand–père ? Vous faites plus jeune que la moitié de mes profs !

Le vieil homme tourna la tête vers l’adolescent, avec un sourire empli de regrets.

– Je suis désolé. Tout ça… c’est de ma faute.

– Hein ?

– Tout ça ! Ce décor, tes cernes, lui

– Lui ?

William releva la tête, et vit deux points lumineux au loin. Ceux–ci s’embrasèrent, créant une fumée épaisse et sombre qui prit un aspect humanoïde.

– Je n’ai pas le temps de t’expliquer en détails. Mais, tu trouveras les réponses à toutes tes questions.

Robert posa ses mains sur les épaules de William, et plongea son regard dans le sien avant de fondre en larmes.

– Je suis désolé William, tellement désolé. Je ne pensais pas que les choses tourneraient aussi mal. Je ne pensais pas avoir échoué à ce point. Et… c’est toi… toi qui…

Le vieil homme sanglota en reniflant bruyamment. William ne comprenait pas ce qu’il se passait, mais prit Robert dans ses bras et serra son étreinte.

– Je n’ai aucune idée de ce qui est en train de se passer…, constata William. Je sais que je devrais être en colère…

Il releva la tête vers cette fumée organique au loin.

– C’est à cause de toi ça, non ? demanda–t–il, d’un air triste.

Robert se contenta d’hocher la tête.

– Au moins, j’ai un début de réponse.

Il sourit tristement, et ferma les yeux pour se concentrer sur son câlin.

Quand William rouvrit les yeux, il vit son plafond. Il baissa les yeux, et fouilla la pièce du regard. Il s’agissait de sa chambre. Il se leva, et courut à la fenêtre. Le même paysage qu’il voyait depuis sa plus tendre enfance se trouvait là. Il contempla ses mains, et se pinça la joue, comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas. La petite douleur qui le piqua le rassura : il était de retour.

– Salut.

Il se retourna, et la vit, assise sur la chaise de son bureau.

C’était elle.

– Cl-, commença William.

Clara coupa le jeune homme en le prenant fort dans ses bras.

– Tu m’as tellement manqué ! gloussa Clara.

– Je… Je suis parti ?

– C’était vraiment dur, mais j’ai réussi…

Les yeux de William se posèrent sur les mains de son amie. Ses ongles étaient légèrement pointus, et ses doigts paraissaient beaucoup plus fins et étaient sales.

– Qu’est–ce que…

– J’avais pas d’autres moyens, s’excusa–t–elle, en baissant les yeux.

– D’autres moyens pour quoi ?

Les mains de Clara semblaient pourrir, presque à vue d’œil. Des minuscules bouts de chair tombaient par terre, gorgés d’un peu de sang.

– Tes mains… Qu’est–ce que t’as fait ?! s’exclama William.

La jeune femme sourit à son ami, avant de fondre en larmes.

– Désolée, j’avais vraiment pas le choix…

– Mais explique–moi !

– Y’a rien a expliquer… J’ai pas pu complètement réussir, c’était trop dur…

Clara tomba d’épuisement dans le lit de William, et s’endormit instantanément. Le jeune homme plaça son index sous les narines de son amie, et sentit sa respiration.

Son souffle lui avait manqué.

* * *

– Lâche–moi ! Libère–moi de là ! s’exclama Matthew, en remuant dans tous les sens.

Jacques s’approcha de lui, et lui asséna un coup de pied dans la mâchoire.

– Arrête de brailler. Je t’ai réparé, et c’est comme ça que tu me remercies ?

– Ferme ta gueule ! hurla le jeune homme, de toutes ses forces. Ferme ta putain de sale gueule puante !

– D’accord, mais avant ça tu vas répondre à quelques–unes de mes questions, et je ferai de même.

– Je veux pas t’entendre ! Je veux rien savoir de toi ! Absolument rien ! Tout c’que j’veux là tout de suite, c’est te voir crever !

Jacques prit une chaise, et s’assit en face de Matthew.

– Je ne vous veux aucun mal.

– Ferme là putain, t’as but–

Des flashes de la scène funeste revinrent dans l’esprit de Matthew, qui les expulsa en vomissant. Jacques se contenta de regarder, sans émettre un seul commentaire.

– Pour être tout à fait honnête avec toi, je pense que ta vie s’est terminée ici.

Le vieil homme jeta un coup d’œil au vomi, puis releva les yeux vers Matthew.

– Je ne te tuerai pas, poursuivit–il. Mais psychologiquement et émotionnellement, c’est fini pour toi. C’est pour ça que…

Jacques prit une grande inspiration.

– Je peux me permettre de tout t’expliquer, tout ce que tu ne sais pas sur notre monde.

– Je n’ai… pas envie… de savoir…, répondit le jeune homme, au teint affreusement pâle.

– Il y a des années et des années maintenant, j’ai été frappé par une malédiction.

– Qu’est–ce tu racontes ?

– Tais-toi un peu. J’ai besoin de parler.

– Et moi j’ai besoin de ma putain de sœur bordel !

Jacques montra la paume de sa main à Matthew. Celle–ci prit une couleur vive, et de la fumée s’en échappa.

– Il me suffit d’un doigt. Un doigt. Et tout ce qui compose ta tête fondra assez lentement pour que tu ressentes toute la douleur. Celle de sentir ton propre esprit partir. Celle de ton cerveau qui coule entre tes deux yeux. Celle qui te rappelle que ton temps est limité ici. Tu m’écoutes, maintenant ?

Matthew entrouvrit les lèvres, mais se ravisa.

– Oui, j’écoute.

– Cette malédiction m’oblige à collecter une âme en particulier. Je n’ai pas le choix, je dois le faire pour regagner ma vie.

– Pas le choix… Pas le choix ?! Tu te fous de moi ?! Ma sœur, t’avais pas le choix peut–être ?!

– Je n’aime pas me prendre la tête sur des détails, tu saisis ? Calme–toi un peu, sinon tu connaîtras un pire sort. Attends, je reviens.

Jacques se leva de sa chaise, et sortit de la pièce. Il revint quelques secondes plus tard, traînant quelque chose derrière lui.

– Puisque tu m’en parles depuis tout à l’heure, peut–être que tu aimerais avoir une discussion avec.

Matthew écarquilla les yeux.

Jacques tenait par les cheveux le cadavre de sa sœur. Une odeur nauséabonde s’en dégageait, bien que le corps eût été vraisemblablement lavé. Le visage semblait recousu, mais les proportions n’avaient aucun sens. Le nez était trop sur le côté, l’œil gauche trop haut, l’œil droit trop bas, comme s’il avait été fait à la va–vite.

– Tu m’excuseras, je n’ai jamais été un très bon sculpteur.

Le jeune homme ne répondit rien, les lèvres tremblotantes.

– Bien, maintenant que tu es silencieux, je peux poursuivre. Donc, je disais, je n’avais pas le choix. Et tu sais quoi ?

– …

– Grâce à toi, je vais enfin pouvoir le trouver. Et même plus encore, lui arracher son cœur !

Jacques prit les mains de Matthew.

– Grâce à toi, je pourrais enfin renaître !

Le jeune homme ne réagit pas d’un poil. Son regard était figé sur sa sœur, du moins ce qu’il en restait.

– Et maintenant, j’ai une dernière question. Pour revenir dans le monde des vivants, j’ai été contraint de prendre l’apparence d’une personne proche de William. Sais–tu qui j’incarne ?

– …

* * *

– Allez William, c’est l’heure d’aller voir Jacques !

Le jeune garçon fit la moue en buvant son jus d’orange. Même si les vacances venaient de tomber et que le soleil illuminait la ville, il devait se rendre à son cours particulier.

– Oui, répondit–il mollement.

Il finit son verre d’une traite, et se leva de sa chaise pour aller s’habiller dans sa chambre. Une fois prêt, il enfila son sac à dos et monta avec sa mère dans la voiture. Le trajet se fit silencieux, tant le petit garçon se concentrait sur le paysage qu’il avait déjà vu des centaines de fois.

Ici, la même petite boutique aux vitres cassées fermée depuis des mois.

Là, ce pauvre sans–abri et son chien qui dormaient, toujours devant la même ruelle.

Une fois arrivé, William fit un bisou à sa mère et s’engouffra dans le bâtiment. Il grimpa les escaliers quatre à quatre, et toqua à la porte 806. Un vieil homme lui ouvrit, tout sourire.

– Bonjour mon garçon ! Entre, je t’en prie.

Il se poussa sur le côté, pour laisser passer William. Celui–ci déglutit, et rentra dans l’appartement. Il s’installa sur le canapé du salon, et sortit son cahier de texte et d’autres fournitures pour les poser sur la table basse.

Jacques s’approcha de William, et posa ses mains sur ses épaules.

– Tu veux un petit quelque chose à grignoter ?

– N-Non merci, répondit–il, un peu gêné.

Il serra son étreinte sur les épaules du garçon, et baissa son nez dans le creux de son cou, pour renifler son odeur.

– Tu sens bon dis–moi… Tu vas aller voir une fille, après ?

– Non ! Je connais pas de filles…

William était crispé, et n’osa pas faire le moindre geste.

– C’est bien, tu tiens notre petite promesse...

Jacques retira ses mains, et vint s’assoir à côté du petit garçon.

– Dis–moi, c’est quand ton anniversaire déjà ?

– C’est après–demain…

Le vieil homme posa sa main sur le genou de William.

– C’est dans pas longtemps tout ça… Quel âge ça va te faire ?

– Neuf ans…

Un rictus se dessina sur le visage de Jacques, qui recula sa main jusqu’à la cuisse de l’enfant.

– Oh… Tu grandis vite…

– Euh, oui… Alex n’est pas là, aujourd’hui ?

– Alex ? Non, il est chez sa maman ! Tu sais ce que ça veut dire ?

– Quoi ? répondit William, la voix tremblotante.

– On va pouvoir jouer, jubila Jacques avec une lueur terrifiante dans le regard. Tous les deux.

– J-Je dois vraiment faire mes devoirs…, hésita le petit garçon.

Jacques serra son étreinte sur la cuisse de William, lui touchant presque l’entrejambe du bout de l’auriculaire.

– On a passé un marché, non ?

Le jeune garçon ravala sa salive, et hocha difficilement la tête.

– Oui…

Jacques attrapa la main de l’enfant, et la posa sur son membre.

– Tu sais ce qu’il te reste à faire, intima le vieil homme.

* * *

Le regard de Matthew était vide.

Comme si toutes les flammes de son esprit s’étaient éteintes, les unes après les autres. Il releva la tête vers Jacques.

– William… a vécu ça ? demanda–t–il, les larmes aux yeux. Comment…

Il renifla du nez et porta ses mains tremblantes à son visage. Il sanglota, et martela le sol de coups.

– Qu’est–ce qui se passe…

– Quoi qu’il en soit, ils ne devraient pas tarder à arriver.

– Qui ça ? questionna Matthew, d’une voix faible.

– Comment ça, qui ? Je parle…

La sonnette de l’interphone résonna dans la pièce.

– Du personnage central de toute cette histoire.

*

Mais merde, il faut trouver un truc pour tes mains !

– C’est pas pressé, ne t’en fais pas, répondit Clara. Vraiment.

William fronça les sourcils.

– Pas pressé ?! Putain mais merde, tes mains sont en train de pourrir bordel ! Si j’trouve pas un truc dans les trente prochaines minutes, je me sentirai mal toute ma putain de vie ! Je–

Le jeune homme fut coupé par une sonnerie de téléphone. Il le sortit de sa poche, et vit qu’il s’agissait du numéro de Matthew. Il glissa son doigt sur l’écran pour répondre :

– Allô ?! Mec, c’est urgent, j’ai besoin de ton ai–

– Appartement 806, répondit une voix bien trop grave pour être celle de Matthew. Tu sais duquel je parle.

– Hein ?

– Il ne te reste plus beaucoup de temps, William Personn.

La personne derrière le téléphone de Matthew raccrocha, et laissa le jeune homme béat.

– C’était qui ? répliqua l’adolescente.

– Je…

William jeta des coups d’œil inquiets autour de lui.

– Je sais pas. C’était le tél de Matt’, mais c’était pas lui.

– Alors qui ?!

– Je crois que c’était mon prof…

– Ce prof ?

La mine de William se décomposa, et il se laissa tomber à genoux.

– Ouais.

Clara jeta un coup d’œil à ses mains. Elles semblaient s’être stabilisées, mais la décomposition pouvait reprendre n’importe quand.

– On doit y aller.

– Hein ?

– Est–ce qu’on a le choix Liam ? Ça m’a l’air bien, BIEN urgent ! On perd pas de temps !

Clara releva William, non sans difficulté. Le jeune homme prit son sac, et les deux allèrent à l’adresse indiquée. La nuit était déjà tombée, et les deux amis marchaient dans l’ombre. Sans même y réfléchir, les doigts du jeune homme s’entrelacèrent dans celles de la jeune femme.

– Elle est chaude.

– Hein ? fit William.

– Ta main. Elle est chaude.

Clara tourna la tête vers lui, avec un grand sourire.

– La… La tienne aussi. Enfin, j’aime bien. Je crois.

– Tu perds déjà tes moyens ? s’amusa la jeune femme, enjouée.

– Tu racontes de la merde.

L’adolescente serra sa poigne : malgré l’état de ses mains, son être tout entier suppliait William de ne pas la lâcher.

– Pourquoi on est aussi calmes ?

– J’sais pas. Je crois que c’est juste trop bizarre ce qui nous arrive. Et puis…

Le jeune homme n’eût pas le temps de finir sa phrase, car ses lèvres avaient rencontré celles de Clara. Ils s’embrassèrent longuement, passionnément.

William se retira, sans comprendre ce qu’il venait de se passer.

– Je-

Clara posa son index sur les lèvres de William.

– Pas un mot ou je te bute.

William hocha la tête, et la jeune femme retira son doigt. Ils continuèrent de marcher, sans un mot. Après quelques minutes, ils arrivèrent devant l’immeuble.

L’adolescent déglutit, et sonna. Ils attendirent quelques dizaines de secondes que la porte s’ouvre, et les deux s’engouffrèrent dans le bâtiment.

– Appartement 806… C’est là ! s’exclama Clara, en pointant du doigt une porte tout au bout du couloir.

– Ouais…

Les deux amis rentrèrent dans l’appartement. Clara ferma la porte derrière eux.

– On est là ! fit une voix qui semblait venir d’une des pièces du logement.

Ils se dirigèrent vers la voix, et découvrirent Matthew, le visage tuméfié et attaché à une chaise.

– Matthew ! s’écria William en revoyant son ami.

Il s’élança vers lui, mais une main attrapa son épaule.

– Chaque chose en son temps.

– Hein ?! fit William en se retournant.

Et il le vit.

Jacques exprima un long sourire malicieux, tandis que William était bouche bée.

– Comment…

– C’est l’heure des explications, n’est–ce pas ? jubila Jacques.

Il lâcha sa prise sur William.

– Je vais aller chercher deux chaises pour vous. Ça devrait le faire, non ?

Le jeune homme était comme tétanisé. Tellement, qu’il n’avait pas vu le cadavre d’Adèle juste à ses pieds.

Clara, elle, n’eut pas cette chance et eut un haut–le–cœur et vomit toutes ses tripes sur le sol.

– Qu’est–ce que vous avez fait ? demanda faiblement Clara en ne pouvant pas détacher son regard de son amie.

– Des menaces que j’ai mis à exécution. Et si tu ne veux pas finir pareil, t’as intérêt à m’écouter.

Jacques posa deux chaises aux côtés de Matthew.

– Allez, asseyez–vous.

– Jamais ! Vous êtes un putain de malade !

– Clara…

La jeune femme tourna la tête vers Matthew.

– Fais ce qu’il te dit… s’il te plaît…

Clara fronça les sourcils, car Matthew n’était pas du genre à se plier facilement aux ordres. Par précaution, suivi de William, elle s’assit comme Jacques le lui avait demandé.

– Pour commencer, je ne suis pas Jacques. Du moins, pas celui que vous pensez.

– Hein ?

– Je suis une imposture. Mais bon, ça on s’en fiche. Le plus important…

Il pointa William du doigt.

– C’est toi, William !

– Quoi ?

– C’est très simple : soit toi, soit tes deux amis crèvent.

William se leva, les poings serrés.

– Qu’est–ce que tu me racontes ?

– Je ne serais pas aussi sûr de moi à ta place. Tu as jeté un œil à Adèle ?

– Arrête ça. Tout de suite.

Jacques rigola.

– Je n’attends qu’une réponse. Et au cas où tu tenterais de fuir parce que tu n’es pas attaché, n’oublie pas que ton cher ami Matthew, lui, l’est. Et, tu n’abandonnerais pas Matt comme tu as abandonné Adèle non ?

– Ferme ta sale gueule.

Le vieil homme tourna la tête vers Clara, qui fulminait intérieurement.

– Ces chiens de p’tits vieux qui se croient tout permis…, s’exclama celle–ci. Retire le nom de Matt’ de ta putain de bouche !

– Comme tu voudras. Bref.

Jacques tendit sa main vers celle de William.

Elle était d’une couleur vive, et de la fumée s’en échappait. N’importe quel objet qui rentrerait en contact avec celle–ci ne tiendrait pas plus d’une minute.

– Si tu prends ma main, je prendrai ton âme. Quelqu’un là–bas en a besoin. Soit tu acceptes de te sacrifier, soit tes amis mourront de manière atroce sous tes yeux. Et puis, j’ai eu le temps de t’analyser, dans l’ombre.

William se mordit les lèvres en fronçant les sourcils.

– …ta vie, tu n’y tiens pas tant que ça, non ?

– Tu racontes n’importe quoi ! s’exclama Clara. William, le laisse pas t’embrouiller !

– Laisse–le dire ce qu’il a à dire, s’il te plaît, répondit le noiraud en baissant le regard.

– Tout le monde y gagne, non ? Tes amis survivent, j’ai ce que je veux, et tu as ce que tu as toujours voulu : la mort.

– Je…

– Hmpf !

Matthew se jeta sur la main de Jacques, malgré les liens qui le maintenaient à la chaise. Le jeune adolescent hurla de douleur, et le vieil homme retira sa main.

– Qu’est–ce que tu viens de faire ?! s’exclama Jacques, paniqué, en regardant sa main. Et puis merde !

Le démon se leva et attrapa le visage de William avec sa main.

– Hein ?

Entre deux clignements d’yeux, Jacques s’était retrouvé au beau milieu d’un parc. Un arbre, qui semblait presque irréel, trônait au milieu. Tout en haut, se trouvait William, assis contre une branche en train de lire un livre.

Jacques tenta de s’approcher, mais il était comme figé.

– Ici, c’est moi qui décide.

Il tourna les yeux et vit William, juste à côté de lui. Ses yeux étaient complètement noir, et du sang coulait de ses narines et de ses lèvres.

– Et, tu n’es pas le bienvenu.

William posa sa main sur le cœur de Jacques, et celui–ci hurla de douleur, tandis qu’il eut l’impression d’être écrasé et poussé de tous les côtés.

Sa tête finit par exploser, et les morceaux de cervelles éclaboussèrent les trois amis.

– Qu’est–ce qu’il s’est passé ? demanda Clara, en contemplant le corps décapité du vieil homme.

– J-Je… Je sais pas, fit William en regardant ses mains. C’était pas moi. C’était vraiment pas moi.

– Eh, les gars…

William et Clara se tournèrent vers Matthew, étalé au sol. La moitié droite de son visage était presque fondue, et émettait une légère fumée.

– Matt’ ! s’exclama la jeune femme en s’abaissant vers lui. Tout va bien ?

– Les gars, vous êtes encore là ? J’vois plus rien…

L’adolescent prit la main de Matthew.

– Eh mec, tu me sens ? J’suis juste là, d’acc ? On est là !

Matthew afficha un sourire.

– « J’aime mes amis… »

-– Matt’ ?

– « Tous. D’un amour infini… Et c’est pourquoi j’veux laisser tous mes regrets… »

– Matt’, tu nous écoute ? On va appeler des gens pour t’aider, et ça va le faire. J’te le jure !

– « …toutes mes horribles pensées dans cette page, pour ne pas avoir à le leur dire », conclut l’adolescent avec un grand sourire, les larmes aux yeux.

– Matt’ ? demanda Clara, les larmes aux yeux. Matt’ !

– J’ai hyper peur… Je vais crever, c’est ça ?

– Mais non on t’a dit ! Dans quelques mois, ce sera plus qu’un mauvais souvenir, et on va en rire ! Il faut juste que t’attendes un peu.

– C’est super bizarre… mon corps bouge plus… ma vision non plus… bientôt, ce sera mon ouïe. Et puis…

– Ferme–là ! Tu vas t’en sortir ! T’as pas le droit de pas t’en sortir !

– Désolé… Je sens que j’ai plus beaucoup de temps... Comme si mes sens me criaient que je ne pouvais plus… eh, William ?

– Ouais ? répondit–il en reniflant.

– Tu te souviens de la fois où on a éclaté des bouteilles en verre devant la maison de Théo ?

William laissa échapper un petit rire nostalgique.

– Ouais, je m’en rappelle. C’est un bon souvenir. Et toi, tu te rappelles de la fois où on a tiré des balles d’airsoft dans les roues du bus qui nous avait pas laissé entrer ?

Matthew cracha du sang, avant de lâcher un petit rire.

– Je m’en rappelle… eh, les gars…

– Ouais ? firent William et Clara en chœur.

– Je vous aime… même si je ne vois plus rien, prenez–moi dans vos bras s’il vous plaît…

Les deux amis s’exécutèrent, et prirent Matthew dans leur bras, comme si leurs vies en dépendait.

– C’est tellement confortable…

L’adolescent abandonna l’étreinte, et ses bras glissèrent le long de son corps.

– Matt ? Matt ?!

Il ne répondit pas. Il ne répondra jamais.

Les larmes montèrent aux yeux de William et Clara, qui éclatèrent en sanglots en tenant le cadavre de leur ami dans leurs bras.

ELLE ARRIVE – FIN

Notes

Eh bah putain, je pensais pas finir cette nouvelle un jour. Même si cette fin est plutôt brutale, n’oubliez pas que cette nouvelle s’inscrit dans une continuité, et certains arcs narratifs de certains personnages sont loin d’être terminés ! N’empêche, j’suis super content ! Ça me prouve à moi–même que j’ai la capacité d’aller au bout des choses, et rien que pour ça, je suis incroyablement satisfait. J’ai extrêmement hâte de passer au reste du recueil, y’a tellement mais tellement de thèmes que j’ai vraiment envie d’aborder.

J’ai tout aussi hâte de découvrir ce que vous en penserez, et moi je vous dis à bientôt pour la prochaine nouvelle, radicalement différente mais qui va traiter d’un sujet que je trouve super intéressant à traiter ! Portez-vous bien, passez de bonnes vacances et à bientôt ! :)

* * *

Bip.

Biiiiiip.

« – Vous êtes sur le répondeur du +119 912 504 503 118 125 151 450. Pour laisser un message, attendez le signal sonore. »

Bip.

– J’ai le patient 333 en face de moi. Il a des crises de démence, mais la plupart du temps c’est un véritable légume.

Le médecin jeta un coup d’œil aux dossiers étalés devant lui.

– On pourrait presque croire qu’il est muet, s’il n’hurlait pas parfois pendant des heures sans s’arrêter. M’enfin bref.

Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche, et en attrapa une.

– Je pense qu’il est temps de réellement s’occuper de son cas.

Il raccrocha, et tourna la chaise de son bureau pour contempler la fenêtre. Le patient 333 était dans la cour, livide. Aussi immobile qu’une statue et les yeux complètement vides, il ressemblait presque à un zombie. Cet établissement exigeait une tenue règlementaire pour tous les résidents, et celle-ci comportait un badge nominatif.

Celui de ce patient indiquait :

« Patient n°333 – W.P ».

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