Saveur manquante

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Un tapis effiloché sur lequel des moutons de poussière se sont installés, un placard aux tiroirs à moitié tirés, un bureau relativement rangé avec des photos accrochées au-dessus, un lit qui porte encore les traces d’une lutte acharnée pour le faire… C’est donc cela, son univers ? Il ne s’agit donc que de cela ? Je suis déçu sans trop savoir pourquoi. Peut-être que j’espérais inconsciemment quelque chose qui justifierait réellement ma présence ici. Un détail, un petit rien qui aurait retenu mon attention et qui aurait fait disparaître le flou qui la voile.

– Tu peux poser tes affaires, hein, me déclare-t-elle. Je ne pense pas que tu as tant insisté pour venir juste pour fixer mes murs.

J’ôte donc lentement mes chaussures, en ayant la présence d’esprit de lui adresser un petit sourire afin que l’ambiance ne se dégrade pas trop vite. Je jette mon manteau sur la chaise qu’elle m’a désignée avant de m’affaler sur son lit, grimaçant au contact du matelas trop dur.

Ainsi j’ai insisté. Peut-être. Mais elle-même n’était pas en reste, à sans cesse se presser à moi en multipliant les allusions à un moment seuls à seuls. J’ai simplement accepté, m’étant rendu compte de son envie manifeste. Ici ou au lycée, sur son lit ou contre le béton, quelle importance ?

– Tu veux boire quelque chose ? Ou tu veux directement attaquer le plat principal ? s'enquiert-t-elle après un long silence.

- Comme tu veux, lâché-je avec un haussement d’épaule.

– Ah… Bah, moi, j’ai plus faim que soif… Pour l’instant, ajoute-t-elle avec un clin d'œil.

Evidemment. “Pour l’instant”. J’ai dû entendre ça des dizaines de fois. Je quitte des yeux son plafond gris lorsqu’elle me redresse la tête en me tenant le menton pour m’embrasser. Je la laisse se presser contre moi, sentant ses caresses maladroites et son empressement réservé. J’ouvre les lèvres devant sa hâte avide, consentant à ce qu’elle explore plus loin encore, à la recherche d’un plaisir éphémère. On partage au moins ce point : on cherche tous deux quelque chose.

Ce qui me paraît être l’instant d’après, elle est à califourchon sur moi, baignée de la lumière terne de son plafonnier. Je sais qu’elle me fixe, je la visualise sans le voir son regard m’engloutir. Acteur expérimenté, je dirige mon regard vers ses pommettes et lui souris une nouvelle fois. Elle semble rassénérée car elle repart de plus belle, étalant son amour poisseux et sa fièvre farouche sur ma personne. Mais quelque chose bloque encore, le film est saccadé : elle transpire la timidité, son désir de franchir le pas se heurtant à sa crainte de braver l’inconnue. Sûrement à mon indifférence, également. Alors, pour accélérer les choses, que la fin - et ma réponse - se rapproche plus vite, je la prends contre moi. Son souffle semble demander “Je peux ?”. Je lui chuchote “ Vas-y…”. Je pense “Je m’en fiche…”.

Après une heure d’amour factice et de comédie agacée, après avoir mimé les mouvements qu’elle désirait, après avoir cité les paroles qu’elle rêvait, j’ai enfin pu me défaire de mon costume et fuir la scène. J’ai quitté sa maison en hâte, la laissant dans le deuil heureux de son enfance pour me diriger vers l’arrêt de bus. Je regarde maintenant le ciel, tentant de déceler un quelconque changement. Mais non. La lumière est toujours aussi blafarde, le ciel toujours aussi terne. Rien ne saurait les éclairer d’un éclat vif, d’un scintillement joyeux. La prochaine fois sera la bonne. C’est ce que je me dis à chaque fois sans que cela n’arrive. Aucune n’a su restituer au monde la saveur qui lui manque.

Le bus arrive enfin. Ses portes s’ouvrent dans un couinement et là, brusquement, je sursaute. Il est là. Il descend. Il passe à côté de moi. Il ne me regarde pas. Il part. Collé à la vitre, je le regarde s’éloigner, détaillant ses vêtements, tentant de s'immiscer dans ses pensées. Lorsqu’il disparaît, je soupire. La vie est pâle, la lumière blafarde, le ciel terne. Mais un bref instant, à ses côtés, ils se sont soudainement réchauffés.

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