La Vision d'un Spectre

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Étrange ironie, à un peu plus d’un siècle d’écart, l’histoire se répète…

Trop jeune pour être incorporé, je n’ai survécu à la Grande Guerre que pour mourir le jour de l’Armistice. Père – trop âgé, lui, pour participer à cette immense boucherie – aurait sûrement préféré que je meure au champ d’honneur, quelle fierté ç’aurait été pour lui, raide dans sa dignité, d’enterrer son fils en héros.

S’il avait eu le moindre sens de la formule, il aurait parlé de champ de déshonneur, pour l’immensité de celui dont je couvrais notre nom, mais Père a toujours été plus dans le geste que la parole, jusqu’à celui, fatal, qui a mis un terme à mon existence physique.

Il a fallu qu’il se promène dans le parc et voie Antoine, le fils du métayer, sortir de la grange en rajustant son pantalon, et qu’ensuite, poussé par la curiosité, il en pousse la porte, croyant découvrir une fille de ferme, pour m’y trouver, le souffle encore court, couvert de sueur et des traces de notre plaisir.

J’ai découvert qu’il n’était pas vraiment un homme de peu de mots, finalement, il m’a abreuvé d’un nombre inattendu de termes définissant ce que j’étais, ponctuant la liste de coups de canne que j’ai essayé d’esquiver, jusqu’à l’impact qui m’a brisé le crâne.

Je n’ai vraiment compris mon nouvel état que la nuit suivante, lorsqu’il est venu récupérer mon corps, l’a lesté, et l’a jeté dans le vieux puits, avant d’y déverser des brouettées de pierres et de terre. L’inhumation en terre non-consacrée a condamné mon esprit à errer dans le domaine, chacune de mes tentatives d’en sortir se soldant par un flash et mon retour à l’endroit de mon sépulcre.

Père est décédé en 1929, je ne le sais que grâce à la dalle gravée dans la crypte familiale du parc, le temps n’a plus vraiment prise sur moi.

Les huisseries brisées, le toit crevé, le manoir est lentement tombé en ruine, le domaine est devenu une destination de promenade pour les familles du village, dont celle d’Antoine, qu’il y amenait à chaque 11 novembre, jour de ma disparition à jamais inexpliquée, jusqu’à sa propre mort.

J’ai pu établir un nouveau repère temporel il y a quelques mois lorsque, mon attention attirée par le feu d’artifice, j’ai vu au loin ‘2020’ en chiffres lumineux sur la façade de la mairie, ce qui me permet de dire que, cent-deux ans plus tard, par une cruelle ironie de l’histoire…

- Antoine, viens voir le parc, c’est beau !

Assis sur la rambarde de la terrasse, j’ai levé les yeux sur un garçon blond debout dans une ouverture béante du premier étage, bientôt rejoint par un brun, vers lequel il s’est tourné, avant de l’embrasser. Tout est alors allé très vite.

- Me touche pas, tafiole ! a crié le second, avant de le repousser.

Le garçon a trébuché et est tombé en arrière, pour s’écraser sur la terrasse de pierre.

J’ai reporté le regard sur son compagnon qui, réalisant la portée de son geste, s’est enfui.

- Aide-moi, s’il te plait, a murmuré le blond en titubant lentement vers moi.

- Tu… Tu peux me voir ? ai-je balbutié.

- Et t’entendre, oui… Oh ! J’ai si mal…

- Pourtant, tu es… ai-je répondu, en pointant du doigt vers les marches du perron derrière lui.

Il s’est tourné vers son corps désarticulé, son visage étonné et ses yeux fixant le ciel.

Jey – c’était son prénom – a mis moins de temps que moi à admettre son nouvel état, il semble qu’en 2020, les films, les romans et quelque chose qui s’appelle ‘mang-gâh’ aient banalisé l’idée de la mort, et des stades qui lui succèdent… Il m’a raconté sa vie, et moi la mienne, pour en conclure que certaines choses ne changent pas, notamment l’intolérance envers l’autre amour.

Le lendemain, lors d’une battue, on a retrouvé son corps.

- Je vais te perdre, ai-je murmuré, tu auras des funérailles en bonne et due forme, et tu passeras dans l’au-delà, au paradis.

- Les gays n’y sont pas admis, a-t-il répondu d’une voix triste.

- Pourquoi les gens joyeux n’y accèderaient-ils pas, ai-je répliqué.

- Non, les g-a-y-s… les gens comme nous.

- Les dix commandements n’en parlent pas, le reste est invention humaine, tu iras.

- Mais… Et toi ?

J’ai laissé sa question en suspens, autant que je l’étais, entre deux mondes…

Trois jours plus tard, Jey s’était évaporé, je l’ai cherché, dans le manoir et dans le parc, pour conclure qu’il était passé dans un monde meilleur. J’espère qu’il glissera un mot pour moi, Là-Haut…

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