Rancœur et désappointement.(2/2)

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Son ultime volonté.

Fidèle à la promesse faite à sa fille, Anya se lance à corps perdu dans le protocole établi. Durant une année, à intervalles réguliers, elle se plie aux séances de chimiothérapie avec toutes les douleurs, les souffrances que cela implique : les nausées, la perte d’appétit, l’irritabilité, la perte de contrôle de soi, de son corps, de son esprit et la dépression lorsque les premières chutes de cheveux apparaissent.

Dévisageant son reflet dans le miroir, Anya laisse exploser son désespoir. Son crâne chauve et son teint cadavérique lui disent qu’elle ne s’en sortira jamais. Les joues creusées par la fatigue, son regard autrefois bleu océan est d’un gris filasse, son corps décharné. Une lente et inexorable destruction s’opère sous ses yeux. Souvent lorsqu’elle est seule dans sa chambre, elle laisse évacuer les larmes jusqu’à ce que la source soit tarie. Elle a promis à sa fille, elle doit tenir jusqu’au bout de ses forces : c’est son combat ! Car combien de fois, a-t-elle eu envie de se foutre en l’air, ne supportant plus l’avilissement de la maladie ? Mais elle ne peut pas faire ça à Ysaline.

Sa famille ne l’a jamais vu pleurer, gémir ou se lamenter : elle refuse qu’ils la voient encore plus s’enfoncer dans la déchéance… Mais aucun d’eux n’est dupe et son courage silencieux, solitaire leur brise d’autant plus le cœur.

Un après-midi, Ysaline rentre du lycée avec un cadeau pour sa mère. Elle la trouve allongée sur son lit, à se reposer après la fin de la première série de chimio. Son teint est cireux, plus aucune force ne la porte. Sa fille l’aide à se lever avec précaution car son corps est perclus de douleur. Comme après chaque séance, les vomissements sont là à lui tenailler les boyaux et Ysaline lui tient la cuvette, retenant sa douleur de la voir souffrir ainsi.

— Désolée ma beauté que tu assistes à ça, ânonne Anya en essuyant le coin de ses lèvres avec un linge propre.

— Ce n’est rien maman. Ça va mieux ?

Sa mère hoche la tête et lui sourit tendrement.

— J’ai un cadeau pour toi, je suis sûre qu’il va te faire plaisir.

Anya prend le paquet que sa fille lui tend. D’une main tremblante, elle déchire le papier fleuri et découvre un joli foulard de tête aux couleurs vives.

— Je vais t’aider à le mettre.

Contentieusement, Ysaline entoure le crâne chauve de l’étoffe de soie dans un strict enchevêtrement. Lorsqu’Anya se retourne vers son miroir, un large sourire éclaire son visage. L’éclat des couleurs apporte un peu de vie à son image.

— Merci ma chérie. C’est une très bonne idée que tu as eue et ça me rappelle les femmes de mon pays, elles avaient toujours un fichu sur la tête.

— Tu es très belle maman et je t’aime.

Ysaline encercle de ses bras les épaules de sa mère puis approche son visage tout contre le sien. Elles se regardent un instant, côte à côte dans le miroir.

— Tu es mon joyau, lui dit Anya.

— Et toi, le mien, lui répond sa fille avant de lui déposer un baiser sur la joue.

***

Les premières séances de chimio terminées, Anya dispose d’un peu de répit avant les prochains examens. Elle passe ses journées à se reposer, les vomissements sont moins fréquents, elle recommence un peu à mieux s’alimenter. Petit à petit, elle reprend des forces.

Dès les premiers jours du traitement, Dimitri a engagé une femme de ménage qui vient deux fois par semaine. Hors de question qu’Anya produise le moindre effort, son rétablissement avant tout ! Elle en aurait été d’ailleurs incapable… mais sa femme, appréciant son geste, s’est bien gardée de le lui dire. Pour les repas, Natacha se charge de tout.

Anya se dit qu’elle a une famille en or et s’en veut terriblement de leur faire subir tout ce tracas.

Trois mois plus tard, elle passe un nouveau scanner afin de vérifier l’impact de la chimio sur les cellules cancéreuses et l’état de sa vessie.

Un nouveau protocole est mis en place, encore plus lourd, encore plus drastique. Certaines cellules ont été détruites mais d’autres sont apparues. Dans l’intention d’éviter qu’on ne lui enlève la vessie, les doses doivent être augmentées de manière conséquente.

Il n’est pas question pour Anya de se faire opérer, elle ne veut pas se retrouver avec une poche urinaire. Elle accepte donc cet acharnement thérapeutique qui livre une bataille féroce avec la maladie qui, inexorablement avance et détruit son organisme.

Au fil des mois, Anya alterne les périodes que l’on peut qualifier de « bonnes » et d’autres où l’inéluctable déclin la plonge dans la souffrance, l’effroi et creuse invariablement le chemin du désespoir.

Avec les soins toujours plus lourds, vient le temps de la morphine pour soulager la douleur, avec tous les effets néfastes de cette drogue, sur la mémoire, les souvenirs, l’humeur et irritabilité. Lorsque le mal est insupportable, lorsque le sentiment de persécution nourrit sa rancune contre la maladie, Anya a des mots durs et cruels envers son entourage. Ce n’est pas qu’elle pense un traître mot de ce qu’elle dit mais elle en veut à la terre entière et ceux qu’elle aime sont les premiers à faire les frais de sa colère. Et quand elle va mieux, elle s’en veut tellement d’être un fardeau pour eux.

Le plus difficile à accepter pour elle, après la perte de ses cheveux, est lorsqu’elle doit « mettre des couches ». Ayant refusé l’opération, sa vessie s’est abîmée et ne retient plus son urine. Elle a le sentiment d’être humiliée, rabaissée.

Le Professeur Pietru est désolé pour sa patiente mais il ne peut aller contre sa volonté. Cependant, il reste admiratif de son obstination à combattre, à affronter son cancer qui la ronge année après année. Il sait qu’elle est condamnée, il ne peut qu’adoucir ses souffrances, avec les moyens dont la science l’a investi. Il aimerait tellement faire plus !

***

Ysaline obtient son bac avec brio et sa mère est là à ses côtés… comme promis. Anya est si fière de sa fille et sa fille si heureuse de partager ce moment de sa vie avec elle. Pourtant, elle la voit de plus en plus affaiblie de jour en jour ; elle sait au plus profond de son cœur qu’elle ne pourra pas aller au bout de ses promesses. Alors elle profite de tous ces petits bonheurs au quotidien avec elle… tant qu’elle est encore lucide et en vie. Souvent lorsqu’elle est exténuée, épuisée, comme vidée de toute volonté de vivre, elle l’entend articuler tout bas ces quelques mots « j’en ai assez ».

Tous les traitements proposés sont éreintants mais Anya les accepte sans discussion durant de longs mois bien qu’elle sache qu’ils ne viendront jamais à bout de la maladie qui continue de progresser. Mais ils la plongent dans un tel état d’épuisement… Elle est consciente d'être arrivée au bout du voyage... Inutile de s’acharner. Anya décide donc d’arrêter les soins les plus lourds. Le Professeur Pietru comprend sa décision, bien qu’il espère toujours une récession de son cancer. N’est-ce pas ce que tous les médecins veulent pour leurs patients ?

Avec l’arrêt des traitements, vient le temps où les doses de morphines doivent être augmentées, l’enfonçant dans un état de plus en plus somnolant. Ces périodes d’inconscience où elle perd toute autonomie, toute capacité de réflexion la mettent très en colère. Elle ne peut plus faire de petits travaux de couture qu’elle aime tant et lui occupent l’esprit car elle dort tout le temps. Tout lui échappe, elle perd petit à petit le contrôle de sa vie, ce qui est insupportable pour elle.

Se sentant décliner, lasse de batailler contre une vie qui n’a plus de sens et qu’elle ne supporte plus, tant qu’il lui reste un peu de conscience et de lucidité, Anya convie le Professeur Pietru et Dimitri afin que tous deux entendent la décision qu’elle venait de prendre.

— Je ne veux plus avoir mal, leur dit-elle. Je ne veux plus d’acharnement thérapeutique. Je suis en paix avec moi-même. J’ai eu une existence remplie de douleurs mais aussi de grands bonheurs. Et je veux mourir consciente !

— Anya ! supplie Dimitri.

— Laisse-moi finir mon amour tant que j’en ai la force. Puis elle s’adresse au Professeur.

— Docteur ! Quand le moment sera venu, quand se sera insoutenable pour moi, quand la morphine ne me soulagera plus, je revendique le droit à mourir dans la dignité.

Les larmes coulent sur les joues de Dimitri. Anya serre affectueusement sa main et lui sourit tendrement.

— Tu m’as donné tant de joie, mon amour. Je suis tellement fière et heureuse d’être ta femme. Tu es un homme bon et un mari aimant. Il faut que tu sois fort pour notre fille… Elle aura plus que jamais besoin de son père.

Dimitri est atterré face à la situation et la lucidité de sa femme mais acquiesce ses paroles avec résignation.

— Docteur ? reprend Anya. Je veux mourir chez moi, pas dans une unité froide et insipide… pas de soins palliatifs. Avant de fermer les yeux, je veux sentir l’amour des miens autour de moi… Je veux mourir « proprement ». Je sais que je vous demande beaucoup, que c’est contre votre code de déontologie mais j’ai besoin de vous. Personne ne le saura, vous ne serez pas inquiété.

— Je vous le promets Anya. Soyez sans crainte, j’agirai selon votre volonté et en paix avec ma conscience, je sais que vous souffrez atrocement. Au nom de quoi vous laisserai-je agoniser, souffrir jusqu’au bout ? Lorsque vous serez prête, dites le moi !

— Merci, je savais que je pouvais compter sur vous.

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